UNE
SITUATION D’ENQUÊTE ARTIFICIELLE
Si
les enquêtes d’opinion saisissent très mal les états virtuels de
l’opinion et plus exactement les mouvements d’opinion, c’est,
entre autres raisons, que la situation dans laquelle elles
appréhendent les opinions est tout à fait artificielle. Dans les
situations où se constitue l’opinion, en particulier les
situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées,
des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre
des opinions, c’est très évidemment choisir entre des groupes.
Tel est le principe de l’effet de politisation que produit la crise
: il faut choisir entre des groupes qui se définissent politiquement
et définir de plus en plus de prises de position en fonction de
principes explicitement politiques.
En
fait, ce qui me paraît important, c’est que l’enquête d’opinion
traite l’opinion publique comme une simple somme d’opinions
individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle
de l’isoloir, où l’individu va furtivement exprimer dans
l’isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les
opinions sont des forces et les rapports d’opinions sont des
conflits de force entre des groupes.
Une
autre loi se dégage de ces analyses : on a d’autant plus
d’opinions sur un problème que l’on est plus intéressé par ce
problème, c’est-à-dire que l’on a plus intérêt à ce
problème. Par exemple sur le système d’enseignement, le taux de
réponses est très intimement lié au degré de proximité par
rapport au système d’enseignement, et la probabilité d’avoir
une opinion varie en fonction de la probabilité d’avoir du pouvoir
sur ce à propos de quoi on opine. L’opinion qui s’affirme comme
telle, spontanément, c’est l’opinion des gens dont l’opinion a
du poids, comme on dit. Si un ministre de l’Éducation nationale
agissait en fonction d’un sondage d’opinion (ou au moins à
partir d’une lecture superficielle du sondage), il ne ferait pas ce
qu’il fait lorsqu’il agit réellement comme un homme politique,
c’est-à-dire à partir des coups de téléphone qu’il reçoit,
de la visite de tel responsable syndical, de tel doyen, etc. En fait,
il agit en fonction de ces forces d’opinion réellement constituées
qui n’affleurent à sa perception que dans la mesure où elles ont
de la force et où elles ont de la force parce qu’elles sont
mobilisées.
S’agissant
de prévoir ce que va devenir l’Université dans les dix années
prochaines, je pense que l’opinion mobilisée constitue la
meilleure base. Toutefois, le fait, attesté par les non-réponses,
que les dispositions de certaines catégories n’accèdent pas au
statut d’opinion, c’est-à-dire de discours constitué prétendant
à la cohérence, prétendant à être entendu, à s’imposer, etc.,
ne doit pas faire conclure que, dans des situations de crise, les
gens qui n’avaient aucune opinion choisiront au hasard : si le
problème est politiquement constitué pour eux (problèmes de
salaire, de cadence de travail pour les ouvriers), ils choisiront en
termes de compétence politique ; s’il s’agit d’un problème
qui n’est pas constitué politiquement pour eux (répressivité
dans les rapports à l’intérieur de l’entreprise) ou s’il est
en voie de constitution, ils seront guidés par le système de
dispositions profondément inconscient qui oriente leurs choix dans
les domaines les plus différents, depuis l’esthétique ou le sport
jusqu’aux préférences économiques. L’enquête d’opinion
traditionnelle ignore à la fois les groupes de pression et les
dispositions virtuelles qui peuvent ne pas s’exprimer sous forme de
discours explicite. C’est pourquoi elle est incapable d’engendrer
la moindre prévision raisonnable sur ce qui se passerait en
situation de crise.
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