ÉTUDE
D’UN CAS
Supposons
un problème comme celui du système d’enseignement. On peut
demander : « Que pensez-vous de la politique d’Edgar Faure ? »
C’est une question très voisine d’une enquête électorale, en
ce sens que c’est la nuit où toutes les vaches sont noires : tout
le monde est d’accord grosso modo sans savoir sur quoi ; on sait ce
que signifiait le vote à l’unanimité de la loi Faure à
l’Assemblée nationale. On demande ensuite : « Êtes-vous
favorable à l’introduction de la politique dans les lycées ? »
Là, on observe un clivage très net. Il en va de même lorsqu’on
demande : « Les professeurs peuvent-ils faire grève ? » Dans ce
cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur
compétence politique spécifique, savent quoi répondre. On peut
encore demander : « Faut-il transformer les programmes ? Êtes-vous
favorable au contrôle continu ? Êtes-vous favorable à
l’introduction des parents d’élèves dans les conseils des
professeurs ? Êtes-vous favorable à la suppression de l’agrégation
? Etc. »
Sous
la question « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? », il y avait
toutes ces questions et les gens ont pris position d’un coup sur un
ensemble de problèmes qu’un bon questionnaire ne pourrait poser
qu’au moyen d’au moins soixante questions à propos desquelles on
observerait des variations dans tous les sens. Dans un cas les
opinions seraient positivement liées à la position dans la
hiérarchie sociale, dans l’autre, négativement, dans certains cas
très fortement, dans d’autres cas faiblement, ou même pas du
tout. Il suffit de penser qu’une consultation électorale
représente la limite d’une question comme « êtes-vous favorable
à Edgar Faure ? » pour comprendre que les spécialistes de
sociologie politique puissent noter que la relation qui s’observe
habituellement, dans presque tous les domaines de la pratique
sociale, entre la classe sociale et les pratiques ou les opinions,
est très faible quand il s’agit de phénomènes électoraux, à
tel point que certains n’hésitent pas à conclure qu’il n’y a
aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour la
droite ou pour la gauche.
Si
vous avez à l’esprit qu’une consultation électorale pose en une
seule question syncrétique ce qu’on ne pourrait raisonnablement
saisir qu’en deux cents questions, que les uns mesurent en
centimètres, les autres en kilomètres, que la stratégie des
candidats consiste à mal poser les questions et à jouer au maximum
sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent,
et tant d’autres effets, vous concluerez qu’il faut peut-être
poser à l’envers la question traditionnelle de la relation entre
le vote et la classe sociale et se demander comment il se fait que
l’on constate malgré tout une relation, même faible ; et
s’interroger sur la fonction du système électoral, instrument
qui, par sa logique même, tend à atténuer les conflits et les
clivages. Ce qui est certain, c’est qu’en étudiant le
fonctionnement du sondage d’opinion, on peut se faire une idée de
la manière dont fonctionne ce type particulier d’enquête
d’opinion qu’est la consultation électorale et de l’effet
qu’elle produit.
Bref,
j’ai bien voulu dire que l’opinion publique n’existe pas, sous
la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à
affirmer son existence. J’ai dit qu’il y avait d’une part des
opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés
autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et
d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas
opinion si l’on entend par là, comme je l’ai fait tout au long
de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec
une certaine prétention à la cohérence. Cette définition de
l’opinion n’est pas mon opinion sur l’opinion. C’est
simplement l’explicitation de la définition que mettent en oeuvre
les sondages d’opinion en demandant aux gens de prendre position
sur des opinions formulées et en produisant, par simple agrégation
statistique d’opinions ainsi produites, cet artefact qu’est
l’opinion publique. Je dis simplement que l’opinion publique dans
l’acception implicitement admise par ceux qui font des sondages
d’opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis
simplement que cette opinion-là n’existe pas.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire