Ce
texte est à l’origine un exposé fait à Noroit (Arras) en janvier
1972, publié dans le n° 318 des Temps modernes, en janvier 1973. Il
a été repris dans le recueil Questions de sociologie, publié aux
Éditions de Minuit en 1984. Nous le reproduisons avec l’accord de
sa famille. Les intertitres ont été rajoutés par le collectif Les
mots sont importants.
Je
voudrais préciser d’abord que mon propos n’est pas de dénoncer
de façon mécanique et facile les sondages d’opinion, mais de
procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de
leurs fonctions. Ce qui suppose que l’on mette en question les
trois postulats qu’ils engagent implicitement. Toute enquête
d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou,
autrement dit, que la production d’une opinion est à la portée de
tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je
contesterai ce premier postulat.
Deuxième
postulat : on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que
l’on peut démontrer qu’il n’en est rien et que le fait de
cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force réelle
conduit à produire des artefacts dépourvus de sens.
Troisième
postulat implicite : dans le simple fait de poser la même question à
tout le monde se trouve impliquée l’hypothèse qu’il y a un
consensus sur les problèmes, autrement dit qu’il y a un accord sur
les questions qui méritent d’être posées.
Ces
trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de
distorsions qui s’observent lors même que toutes les conditions de
la rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et
l’analyse des données.
On
fait très souvent aux sondages d’opinion des reproches techniques.
Par exemple, on met en question la représentativité des
échantillons. Je pense que dans l’état actuel des moyens utilisés
par les offices de production de sondages, l’objection n’est
guère fondée.
On
leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de
biaiser les questions dans leur formulation : cela est déjà plus
vrai et il arrive souvent que l’on induise la réponse à travers
la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le
précepte élémentaire de la construction d’un questionnaire qui
exige qu’on « laisse leurs chances » à toutes les réponses
possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les
réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose
plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Il
y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intéressant de
s’interroger sur les conditions sociales d’apparition de ces
biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans
lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires.
DES
PROBLÉMATIQUES IMPOSÉES
Mais
ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent
les instituts de sondages d’opinion sont subordonnées à une
demande d’un type particulier. Ainsi, ayant entrepris l’analyse
d’une grande enquête nationale sur l’opinion des Français
concernant le système d’enseignement, nous avons relevé, dans les
archives d’un certain nombre de bureaux d’études, toutes les
questions concernant l’enseignement. Ceci nous a fait voir que plus
de deux cents questions sur le système d’enseignement ont été
posées depuis Mai 1968, contre moins d’une vingtaine entre 1960 et
1968.
Cela
signifie que les problématiques qui s’imposent à ce type
d’organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées
par un certain type de demande sociale. La question de l’enseignement
par exemple ne peut être posée par un institut d’opinion publique
que lorsqu’elle devient un problème politique. On voit tout de
suite la différence qui sépare ces institutions des centres de
recherches qui engendrent leurs problématiques, sinon dans un ciel
pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l’égard
de la demande sociale sous sa forme directe et immédiate.
Une
analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir
que la grande majorité d’entre elles étaient directement liées
aux préoccupations politiques du « personnel politique ». Si nous
nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous
disais d’écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus
importantes en matière d’enseignement, nous obtiendrions sûrement
une liste très différente de celle que nous obtenons en relevant
les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes
d’opinion. La question : « Faut-il introduire la politique dans
les lycées ? » (ou des variantes) a été posée très souvent,
tandis que la question : « Faut-il modifier les programmes ? » ou «
Faut-il modifier le mode de transmission des contenus ? » n’a que
très rarement été posée. De même : « Faut-il recycler les
enseignants ? ». Autant de questions qui sont très importantes, du
moins dans une autre perspective.
DES
INSTRUMENTS D’ACTION POLITIQUE
Les
problématiques qui sont proposées par les sondages d’opinion sont
subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très
fortement à la fois la signification des réponses et la
signification qui est donnée à la publication des résultats. Le
sondage d’opinion est, dans l’état actuel, un instrument
d’action politique ; sa fonction la plus importante consiste
peut-être à imposer l’illusion qu’il existe une opinion
publique comme sommation purement additive d’opinions individuelles
; à imposer l’idée qu’il existe quelque chose qui serait comme
la moyenne des opinions ou l’opinion moyenne. L’« opinion
publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux
sous la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables
à…), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la
fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment
donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il
n’est rien de plus inadéquat pour représenter l’état de
l’opinion qu’un pourcentage.
On
sait que tout exercice de la force s’accompagne d’un discours
visant à légitimer la force de celui qui l’exerce ; on peut même
dire que le propre de tout rapport de force, c’est de n’avoir
toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel.
Bref, pour parler simplement, l’homme politique est celui qui dit :
« Dieu est avec nous ». L’équivalent de « Dieu est avec nous »,
c’est aujourd’hui « l’opinion publique est avec nous ». Tel
est l’effet fondamental de l’enquête d’opinion : constituer
l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, donc légitimer
une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la
rendent possible.
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