LE
POIDS DE L’ETHOS DE CLASSE
Deuxième
principe à partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce
que j’appelle l’« ethos de classe » (pour ne pas dire «
éthique de classe »), c’est-à-dire un système de valeurs
implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance et à
partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes
extrêmement différents. Les opinions que les gens peuvent échanger
à la sortie d’un match de football entre Roubaix et Valenciennes
doivent une grande partie de leur cohérence, de leur logique, à
l’ethos de classe. Une foule de réponses qui sont considérées
comme des réponses politiques, sont en réalité produites à partir
de l’ethos de classe et du même coup peuvent revêtir une
signification tout à fait différente quand elles sont interprétées
sur le terrain politique.
Là,
je dois faire référence à une tradition sociologique, répandue
surtout parmi certains sociologues de la politique aux États-Unis,
qui parlent très communément d’un conservatisme et d’un
autoritarisme des classes populaires. Ces thèses sont fondées sur
la comparaison internationale d’enquêtes ou d’élections qui
tendent à montrer que chaque fois que l’on interroge les classes
populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problèmes
concernant les rapports d’autorité, la liberté individuelle, la
liberté de la presse, etc., elles font des réponses plus «
autoritaires » que les autres classes ; et on en conclut globalement
qu’il y a un conflit entre les valeurs démocratiques (chez
l’auteur auquel je pense, Lipset, il s’agit des valeurs
démocratiques américaines) et les valeurs qu’ont intériorisées
les classes populaires, valeurs de type autoritaire et répressif. De
là, on tire une sorte de vision eschatologique : élevons le niveau
de vie, élevons le niveau d’instruction et, puisque la propension
à la répression, à l’autoritarisme, etc., est liée aux bas
revenus, aux bas niveaux d’instruction, etc., nous produirons ainsi
de bons citoyens de la démocratie américaine.
À
mon sens ce qui est en question, c’est la signification des
réponses à certaines questions. Supposons un ensemble de questions
du type suivant : Êtes-vous favorable à l’égalité entre les
sexes ? Êtes-vous favorable à la liberté sexuelle des conjoints ?
Êtes-vous favorable à une éducation non répressive ? Êtes-vous
favorable à la nouvelle société ? etc. Supposons un autre ensemble
de questions du type : Est-ce que les professeurs doivent faire la
grève lorsque leur situation est menacée ? Les enseignants
doivent-ils être solidaires avec les autres fonctionnaires dans les
périodes de conflit social ? Etc. Ces deux ensembles de questions
donnent des réponses de structure strictement inverse sous le
rapport de la classe sociale : le premier ensemble de questions, qui
concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans
la forme symbolique des relations sociales, suscite des réponses
d’autant plus favorables que l’on s’élève dans la hiérarchie
sociale et dans la hiérarchie selon le niveau d’instruction ;
inversement, les questions qui portent sur les transformations
réelles des rapports de force entre les classes suscitent des
réponses de plus en plus défavorables à mesure qu’on s’élève
dans la hiérarchie sociale.
Bref,
la proposition « Les classes populaires sont répressives » n’est
ni vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure où, devant tout un
ensemble de problèmes comme ceux qui touchent à la morale
domestique, aux relations entre les générations ou entre les sexes,
les classes populaires ont tendance à se montrer beaucoup plus
rigoristes que les autres classes sociales. Au contraire, sur les
questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation
ou la transformation de l’ordre social, et non plus seulement la
conservation ou la transformation des modes de relation entre les
individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables à la
novation, c’est-à-dire à une transformation des structures
sociales. Vous voyez comment certains des problèmes posés en Mai
1968, et souvent mal posés, dans le conflit entre le parti
communiste et les gauchistes, se rattachent très directement au
problème central que j’ai essayé de poser ici : celui de la
nature des réponses, c’est-à-dire du principe à partir duquel
elles sont produites. L’opposition que j’ai faite entre ces deux
groupes de questions se ramène en effet à l’opposition entre deux
principes de production des opinions : un principe proprement
politique et un principe éthique, le problème du conservatisme des
classes populaires étant le produit de l’ignorance de cette
distinction.
UNE
FAUSSE NEUTRALITÉ
L’effet
d’imposition de problématique, effet exercé par toute enquête
d’opinion et par toute interrogation politique (à commencer par
l’électorale), résulte du fait que les questions posées dans une
enquête d’opinion ne sont pas des questions qui se posent
réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses
ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par
rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont
effectivement répondu.
Ainsi
la problématique dominante, dont la liste des questions posées
depuis deux ans par les instituts de sondage fournit une image,
c’est-à-dire la problématique qui intéresse essentiellement les
gens qui détiennent le pouvoir et qui entendent être informés sur
les moyens d’organiser leur action politique, est très inégalement
maîtrisée par les différentes classes sociales. Et, chose
importante, celles-ci sont plus ou moins aptes à produire une
contre-problématique. À propos du débat télévisé entre
Servan-Schreiber et Giscard d’Estaing, un institut de sondages
d’opinion avait posé des questions du type : « Est-ce que la
réussite scolaire est fonction des dons, de l’intelligence, du
travail, du mérite ? » Les réponses recueillies livrent en fait
une information (ignorée de ceux qui les produisaient) sur le degré
auquel les différentes classes sociales ont conscience des lois de
la transmission héréditaire du capital culturel : l’adhésion au
mythe du don et de l’ascension par l’école, de la justice
scolaire, de l’équité de la distribution des postes en fonction
des titres, etc., est très forte dans les classes populaires. La
contre-problématique peut exister pour quelques intellectuels mais
elle n’a pas de force sociale bien qu’elle ait été reprise par
un certain nombre de partis, de groupes. La vérité scientifique est
soumise aux mêmes lois de diffusion que l’idéologie. Une
proposition scientifique, c’est comme une bulle du pape sur la
régulation des naissances, ça ne prêche que les convertis.
On
associe l’idée d’objectivité dans une enquête d’opinion au
fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de
donner toutes les chances à toutes les réponses. En réalité,
l’enquête d’opinion serait sans doute plus proche de ce qui se
passe dans la réalité si, transgressant complètement les règles
de l’« objectivité », on donnait aux gens les moyens de se
situer comme ils se situent réellement dans la pratique réelle,
c’est-à-dire par rapport à des opinions déjà formulées ; si,
au lieu de dire par exemple « II y a des gens favorables à la
régulation des naissances, d’autres qui sont défavorables ; et
vous ?… », on énonçait une série de prises de positions
explicites de groupes mandatés pour constituer les opinions et les
diffuser, de façon que les gens puissent se situer par rapport à
des réponses déjà constituées. On parle communément de « prises
de position » ; il y a des positions qui sont déjà prévues et on
les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions
que l’on est prédisposé à prendre en fonction de la position que
l’on occupe dans un certain champ. Une analyse rigoureuse vise à
expliquer les relations entre la structure des positions à prendre
et la structure du champ des positions objectivement occupées.
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