L’OUBLI
DES NON-RÉPONSES
Ayant
dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer
d’indiquer très rapidement quelles sont les opérations par
lesquelles on produit cet effet de consensus. La première opération,
qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde
doit avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par
exemple vous demandez aux gens : « Êtes-vous favorable au
gouvernement Pompidou ? » Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20
% de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire : la part des gens
défavorables est supérieure à la part des gens favorables et puis
il y a ce résidu de 30 %. Vous pouvez aussi recalculer les
pourcentages favorables et défavorables en excluant les
non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d’une
importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec
vous.
Éliminer
les non-réponses, c’est faire ce qu’on fait dans une
consultation électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls ;
c’est imposer à l’enquête d’opinion la philosophie implicite
de l’enquête électorale. Si l’on regarde de plus près, on
observe que le taux des non-réponses est plus élevé d’une façon
générale chez les femmes que chez les hommes, que l’écart entre
les femmes et les hommes est d’autant plus élevé que les
problèmes posés sont d’ordre plus proprement politique.
Autre
observation : plus une question porte sur des problèmes de savoir,
de connaissance, plus l’écart est grand entre les taux de
non-réponses des plus instruits et des moins instruits. À
l’inverse, quand les questions portent sur les problèmes éthiques,
les variations des non-réponses selon le niveau d’instruction sont
faibles (exemple : « Faut-il être sévère avec les enfants ? »).
Autre
observation : plus une question pose des problèmes conflictuels,
porte sur un noeud de contradictions (soit une question sur la
situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui votent communiste),
plus une question est génératrice de tensions pour une catégorie
déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans cette
catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des
non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question
et aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie
autant par la probabilité qui lui est attachée d’avoir une
opinion que par la probabilité conditionnelle d’avoir une opinion
favorable ou défavorable.
TOUTE
QUESTION EST INTERPRÉTÉE
L’analyse
scientifique des sondages d’opinion montre qu’il n’existe
pratiquement pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit
réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est
posée, le premier impératif étant de se demander à quelle
question les différentes catégories de répondants ont cru
répondre. Un des effets les plus pernicieux de l’enquête
d’opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de
répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées.
Soit
par exemple les questions qui tournent autour des problèmes de
morale, qu’il s’agisse des questions sur la sévérité des
parents, les rapports entre les maîtres et les élèves, la
pédagogie directive ou non directive, etc., problèmes qui sont
d’autant plus perçus comme des problèmes éthiques qu’on
descend davantage dans la hiérarchie sociale, mais qui peuvent être
des problèmes politiques pour les classes supérieures : un des
effets de l’enquête consiste à transformer des réponses éthiques
en réponses politiques par le simple effet d’imposition de
problématique.
En
fait, il y a plusieurs principes à partir desquels on peut engendrer
une réponse. Il y a d’abord ce qu’on peut appeler la compétence
politique par référence à une définition à la fois arbitraire et
légitime, c’est-à-dire dominante et dissimulée comme telle, de
la politique. Cette compétence politique n’est pas universellement
répandue. Elle varie grosso modo comme le niveau d’instruction.
Autrement dit, la probabilité d’avoir une opinion sur toutes les
questions supposant un savoir politique est assez comparable à la
probabilité d’aller au musée. On observe des écarts fantastiques
: là où tel étudiant engagé dans un mouvement gauchiste perçoit
quinze divisions à gauche du PSU, pour un cadre moyen il n’y a
rien. Dans l’échelle politique (extrême-gauche, gauche,
centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite, etc.)
que les enquêtes de « science politique » emploient comme allant
de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un
petit coin de l’extrême-gauche ; d’autres utilisent uniquement
le centre, d’autres utilisent toute l’échelle.
Finalement
une élection est l’agrégation d’espaces tout à fait différents
; on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens
qui mesurent en kilomètres, ou, mieux, des gens qui notent de 0 à
20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compétence se mesure
entre autres choses au degré de finesse de perception (c’est la
même chose en esthétique, certains pouvant distinguer les cinq ou
six manières successives d’un seul peintre).
Cette
comparaison peut être poussée plus loin. En matière de perception
esthétique, il y a d’abord une condition permissive : il faut que
les gens pensent l’oeuvre d’art comme une oeuvre d’art ;
ensuite, l’ayant perçue comme oeuvre d’art, il faut qu’ils
aient des catégories de perception pour la construire, la
structurer, etc. Supposons une question formulée ainsi : «
Êtes-vous pour une éducation directive ou une éducation non
directive ? » Pour certains, elle peut être constituée comme
politique, la représentation des rapports parents-enfants
s’intégrant dans une vision systématique de la société ; pour
d’autres, c’est une pure question de morale. Ainsi le
questionnaire que nous avons élaboré et dans lequel nous demandons
aux gens si, pour eux, c’est de la politique ou non de faire la
grève, d’avoir les cheveux longs, de participer à un festival
pop, etc., fait apparaître des variations très grandes selon les
classes sociales.
La
première condition pour répondre adéquatement à une question
politique est donc d’être capable de la constituer comme politique
; la deuxième, l’ayant constituée comme politique, est d’être
capable de lui appliquer des catégories proprement politiques qui
peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées,
etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des
opinions, celles que l’enquête d’opinion suppose universellement
et uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout
le monde peut produire une opinion.
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