vendredi 31 mars 2017

Par un « Incontrôlé » de la Colonne de Fer part 2

Mes rêves se dissipaient comme ces blancs nuages ténus qui, au dessus de nous, passaient sur la montagne, et je retournais à mes désenchantements pour revenir, une autre fois, de nuit, à mes joies.
Et ainsi, entre peines et joies, entre l’angoisse et les pleurs, j’ai passé ma vie, heureuse au sein des périls, à la comparer à cette vie obscure et misérable de l’obscur et misérable bagne.
Mais un jour — c’était un jour gris et triste —, sur les sommets de la montagne, comme un vent de neige qui mord la chair, arriva une nouvelle: « Il faut se militariser. » Et, dès cette nouvelle, ce fut comme un poignard qui me déchira, et je souffris par avance les angoisses que nous ressentons maintenant. Durant des nuits, dans l’abri, je me répétais la nouvelle: « Il faut se militariser… » répétais la nouvelle: « Il faut se militariser… »
À côté de moi, veillant tandis que je me reposais, bien que je ne puisse dormir, il y avait le délégué de mon groupe, qui serait alors lieutenant, et à quelques pas de là, dormant à même le sol, en appuyant
sa tête sur une pile de bombes, était couché le délégué de ma centurie, qui serait capitaine ou colonel. Moi… je continuerai à être moi, l’enfant de la campagne, rebelle jusqu’à la mort. Je n’ai pas voulu,
et je ne veux pas, des croix, des galons ou des commandements. Je suis comme je suis, un paysan qui a appris à lire en prison, qui a vu de près la douleur et la mort, qui était anarchiste sans le savoir et
qui maintenant, le sachant, est plus anarchiste qu’hier, quand il a tué pour être libre. 
Ce jour, ce jour-là où tomba des crêtes de la montagne, comme un vent glacé qui me déchira l’âme, la funeste nouvelle, sera inoubliable, comme tant d’autres dans ma vie de douleur. Ce jour-là… Bah !
Il faut se militariser ! 
La vie enseigne aux hommes plus que toutes les théories, plus que tous les livres. Ceux qui veulent apporter dans la pratique ce qu’ils ont appris des autres en s’abreuvant à ce qui est écrit dans les livres, se tromperont ; ceux qui apportent dans les livres ce qu’ils ont appris dans les détours du chemin de la vie, pourront peut-être faire une oeuvre maîtresse. La réalité et la rêverie sont choses distinctes. Rêver est bon et beau, parce que le rêve est, presque toujours, l’anticipation de ce qui doit être ; mais le sublime est de rendre la vie belle, de faire de la vie, concrètement, une oeuvre belle.
Moi, j’ai vécu ma vie à grande allure. Je n’ai pas goûté la jeunesse qui, d’après ce qu’on en lit, est allégresse, douceur, bien-être. Au bagne, je n’ai connu que la douleur. Jeune par le nombre des années, je suis un vieux par tout ce que j’ai vécu, par tout ce que j’ai pleuré, par tout ce que j’ai souffert. Car au bagne on ne rit presque jamais ; au bagne, qu’on soit sous son toit ou sous le ciel, on pleure toujours. Lire un livre dans une cellule, séparé du contact des hommes, c’est rêver ; lire le livre de la vie, quand te le présente ouvert à une page quelconque le geôlier, qui t’insulte ou seulement t’espionne, c’est se trouver en contact avec la réalité.
J’ai lu certain jour, je ne sais où ni de qui, que l’auteur ne pouvait se faire une idée exacte de la rotondité de la Terre tant qu’il ne l’avait pas parcourue, mesurée, palpée : découverte. Une telle prétention me parut ridicule ; mais cette petite phrase est restée si imprimée en moi que quelquefois, lors de mes soliloques forcés dans la solitude de ma cellule, j’ai pensé à elle. Jusqu’à ce qu’un jour, comme si moi aussi je découvrais quelque chose de merveilleux qui auparavant eût été caché au reste des hommes, je ressentis la satisfaction d’être, par moi-même, le découvreur de la rotondité de la Terre. Et ce jour là, comme l’auteur de la phrase, je parcourus, mesurai et palpai la planète, la lumière se faisant dans mon imagination à la « vision » de la Terre tournant dans les espaces infinis, faisant partie de l’harmonie universelle des mondes.
La même chose advient à propos de la douleur. Il faut la peser, la mesurer, la palper, la goûter, la comprendre, la découvrir pour avoir dans l’esprit une idée claire de ce qu’elle est. A côté de moi, tirant un chariot sur lequel d’autres, chantant et se réjouissant, s’étaient juchés, j’ai vu des hommes qui comme moi, faisaient office de mule. Et ils ne souffraient pas ; et ils ne faisaient pas gronder, d’en bas, leur protestation ; et ils trouvaient juste et logique que ceux-là, en tant que maîtres, fussent ceux qui les tenaient par des rênes et empoignaient le fouet, et même logique et juste que le patron, d’un coup de laisse, leur balafre la face. Comme des animaux, ils poussaient un hennissement, frappaient le sol de leurs sabots et partaient au galop. Après, oh ! sarcasme, qu’on les ait dételés, ils léchaient comme des chiens esclaves la main qui les fouettait. Il n’y a personne qui, ayant été humilié, vexé, outragé ; qui s’étant senti l’être le plus malheureux de la terre, en même temps que l’être le plus noble, le meilleur, le plus humain, et qui, dans le même temps et  tout ensemble, éprouvant son malheur et se sentant heureux et fort, et subissant sur son dos et sur son visage, sans avertissement, sans motif, pour le pur plaisir de nuire et d’humilier, le poing glacé de la bête carcellaire ; personne qui, s’étant vu traîné au mitard pour rébellion, et là-dedans, giflé et foulé aux pieds, entendant craquer ses os et voyant couler son sang jusqu’à tomber sur le sol comme une masse ; personne qui, après avoir souffert la torture infligée par d’autres hommes, obligé de sentir son impuissance, et de maudire et blasphémer à cause de cela, ce qui était aussi commencer à rassembler ses forces pour une autre fois ; personne qui, à recevoir le châtiment et l’outrage, a pris conscience de l’injustice du châtiment et de l’infâmie de l’outrage et, l’ayant, s’est proposé d’en finir avec le privilège qui octroie à quelques-uns la faculté de châtier et d’outrager ; personne, enfin, qui, captif dans la prison ou captif dans le monde, a compris la tragédie des vies des hommes condamnés à obéir en silence et aveuglément aux ordres qu’ils reçoivent, qui ne puisse connaître la profondeur de la douleur, la marque terrible que la douleur laisse pour toujours sur ceux qui ont bu, palpé, respiré la douleur de se taire et d’obéir. Désirer parler et garder le silence, désirer chanter et rester muet, désirer rire et devoir par force étrangler le rire dans sa bouche, désirer aimer et être condamné à nager dans la boue de la haine !
Je suis passé par la caserne, et là j’ai appris à haïr. Je suis passé par le bagne, et là, parmi les larmes et les souffrances, étrangement, j’ai appris à aimer, à aimer intensément. À la caserne, j’en suis presque arrivé à perdre ma personnalité, tant était rigoureux le traitement que je subissais, parce qu’on voulait m’inculquer une discipline stupide. En prison, à travers de nombreuses luttes, je retrouvai ma personnalité, étant chaque fois plus rebelle à tout ce qu’on m’imposait. Autrefois, j’avais appris à haïr, du plus bas au plus haut degré, toutes les hiérarchies ; mais en prison, dans la plus affligeante douleur, j’ai appris à aimer les infortunés, mes frères, tandis que je conservais pure et limpide cette haine des
hiérarchies dont m’avait nourri la caserne. 

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