dimanche 11 août 2024

Fragments d'un "Manuel de l'anti-chrétien" Par Georges Bataille

 & 1.   Le christianisme est la maladie constitutionnelle de l'homme.


Le christianisme n'est pas  une aberration transitoire, il n'est pas seulement une réponse donnée à des problèmes disparus en même temps que ses conditions historiques. L'angoisse à laquelle il a été répondu par le renoncement appartient en effet à l'homme autant qu'une tare congénitale : l'inclinaison vertigineuse au renoncement, le christianisme, est la maladie constitutionnelle de son existence.


& 2.   L'esprit chrétien exerce son action au-delà des églises chrétiennes.


Si tu ne veux pas accepter le christianisme, tu fois évidemment t'unir avec ceux qui le haïssent et envisager une lutte qui n'aurait pas de sens si tu n'y apportais pas l'essentiel de tes forces. Et, tout d'abord, tu dois prendre conscience de la signification de l'esprit chrétien dans le monde et, en particulier, de l'action que cet esprit exerce au-delà des prêtres et des églises. Les formes et les méfaits occasionnels du christianisme sont peu de chose, mis en regard de son essence intime et universelle, qui étend ses destructions aussi subtilement qu'une peste, parfois même dans le camp de ceux qui croient lui être hostiles.


& 3.   L'existence partagée entre la peur et la cruauté devenue chrétienne par défaillance.


Afin de te représenter clairement l'essence de l'esprit chrétien, tu dois considérer tout d'abord les conditions chargées de l'existence sur la Terre. Tout ce qui s'anime à la surface de la planète refroidie est soumis à la dure loi de l'avidité, tous les êtres sont condamnés à se manger les uns les autres afin de conserver et de croître : ainsi l'être humain tuant et opprimant, ou participant au meurtre et à l'oppression, doit tenter de s'approprier toute richesse et toute force disponibles. D'autre part, la dépense libre des forces et des richesses accumulées est limitée du fait qu'elle introduit en même temps que la joie explosive une menace immédiate de dépérition et de mort. Ainsi l'existence humaine est à la fois agression cruelle et conscience grandissante de l'anéantissement inévitable: elle passe de la cruauté à l'extrême effroi et revient subitement dans un grand désordre à une cruauté accrue. Il ne faut donc pas t'étonner que tes semblables aient cherché une issue dans le gémissement et qu'ils se soient abandonnés à la honte d'eux-mêmes.


& 4.  L'avidité est  devenue le mal, le bien est devenu Dieu.


Une vie aussi dure à supporter devait nécessairement être maudite par ceux qui la vivent. Et la malédiction ne pouvait être prononcée qu'au nom d'un bien qui aurait du être. Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l'abri des changements et des destructions qui les effrayaient. Le bien s'est vu attribuer une sorte de souveraineté intangible et véritable; et le monde réel dont ce bien est absent a été regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale. L'avidité - c'est à dire l'homme, c'est à dire toi - est devenue le mal et la malédiction divine s'est lentement étendue comme un brouillard sur ce monde où nous mourons.


& 5.  La haine de l'homme pour l'homme.


Dans la mesure où Dieu a exercé son obsession sur les esprits, l'homme réel est donc devenu un objet de haine pour l'homme. La vie humaine n'a plus trouvé de raison d'être à ses propres yeux que la satisfaction qu'elle a de se savoir condamnable.


& 6.  Nécessité d'une médiation entre le bien idéal et la réalité humaine.


Tant que la divinité transcendante du bien n'était qu'une obscure représentation philosophique, il y avait une parfaite absence de rapport entre cette divinité et l'existence réelle des hommes. La condamnation de ce qui existe ne pouvait donc avoir aucune conséquence appréciable. Ce qui était humain ne pouvait pas être changé sensiblement et le dieu des philosophes demeurait dans l'inaccessible transcendance.
Il était cependant fatal qu'une communication s'établisse entre les deux mondes sans contact. Le christianisme est le pont jeté sur l'abîme qui séparait la réalité de l'idéal. Le mythe évangélique de la rédemption, l'incarnation du fils de Dieu et le rachat du péché originel par la mort sur la croix ont rempli l'espace que la philosophie laissait vide. Etant donné que l'angoisse humaine n'avait pas de cause plus décourageante que l'abandon dans lequel le Dieu bon aurait laissé le monde réel, une solution dramatique répondant aux besoins d'un symbole vivant et émouvant devait prendre aussitôt la valeur de l'interprétation lucide d'un mauvais rêve. Ainsi la "vérité" du christianisme s'est-elle imposée avec une force de conviction sans exemple.


& 7.


L'homme - c'est à dire "ce que tu es" - est ainsi devenu l'esclave non plus d'un être arbitraire et irrationnel, qu'il ui serait possible de maudire ou de combattre, pais d'un principe immuable et irrécusable, qui n'est que la raison ou le bien personnalisés. La légende de la rédemption a rendu compte de la coexistence d'une profonde réalité parfaite et d'un ici-bas misérable, mais elle a fait de "ce que tu es" un esclave coupable aux pieds d'un maitre immaculé. Tout l'espoir qui reste au malheureux humilié était dans ces conditions de devenir un jour le pâle reflet de celui qui l'humilie. Ainsi le christianisme vaut-il tout au plus ce que vaut le Dieu qu'il propose à l'amour de ses créatures indignes.

Il serait clairement risible et dégradant que l'homme - "que tu es" - ne soit plus qu'une image réfléchie du bien et de la raison : c'est pourquoi un combat constant s'est institué jusqu'à l'intérieur du monde chrétien pour échapper à une nivellation aussi parfaite. Dieu a souvent été représenté comme une existence capricieuse décidant arbitrairement du sort terrible ou heureux des créatures. Cependant les doctrines de la "grâce" n'ont jamais eu qu'une existence précaire : la platitude du "mérite" et des "oeuvres" l'a toujours emporté sur les représentations irrationnelles. S'il demeure possible de parler avec passion du "Dieu de nos pères" - "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob" - il n'existe pas de moyen d'empêcher ce Dieu vivant de se dissoudre dans la forme d'existence plus générale qu'est la perfection éternelle. La figure de Jésus ne fait que rendre cette dissolution plus facile en ceci qu'elle suffit à répondre à l'exigence de l'amour. Jésus le fils étant l'incarnation vivante et susceptible d'être humainement aimée, la profonde réalité de Dieu peut demeurer principe vague et dénué de force d'attraction véritable. Le médiateur humain - ensanglanté et mourant - suffit à dérober l'amour des hommes pour le compte de la puissance créatrice abstraite et bonne, qu'il serait impossible d'aimer avec passion sans ce subterfuge.

Tel croit ainsi aimer le Dieu d'Abraham ou le christ en agonie qui ne fait que placer l'existence humaine dans la dépendance de l'idéal. Il ne fait donc que renoncer à reconnaitre la valeur de l'homme pour affirmer celle du principe qui te condamne à une servitude résignée.

La réussite du christianisme et l'étendue de son insertion dans l'histoire humaine prouvent que cette condamnation répondait à un besoin essential de tes semblables. Il était inévitable que la raison humaine développe l'ensemble des possibilités qui lui appartiennent et que ce développement se produise pour une partie au détriment de l'homme lui-même. C'est seulement maintenant, alors que les limites des possibilités rationnelles ont été atteintes, qu'il est devenu possible d'échapper à l'empire de l'absolu et du parfait et de retrouver la valeur capricieuse des existences réelles. Tant que l'intelligence humaine n'avait pas été jusqu'au bout de ses opérations, les jugements de la raison n'apparaissaient pas seulement comme les constructions les plus solides possibles dans un monde aléatoire : ils demeuraient enveloppés dans une brume sacrée qui permettait de conférer une Toute-Puissance divine à leur principe. Et la défaillance fatale voulait que le souvenir des joies aigues suivies de dépressions et de dures souffrances transforme aussitôt la vision de cette lointaine Toute-Puissance en génuflexion.

Mais s'il est vrai que la haine de l'homme pour l'homme et la triste soif de l'au-delà qui en résulte soient aussi profondèment fondées, il va de soi que le simple fait d'échapper aux formes particulières du christianisme n'était pas suffisant pour que tes semblables échappent au besoin dont il n'était que l'un des modes de satisfaction possibles. Quelque grand qu'ait été à la longue le malaise soulevé par l'attitude chrétienne, quelque réelle qu'ait été l'aspiration à une existence qui ne maudirait plus la nature prfonde de l'homme, les habitudes prises et le malheur incessant ont voulu que la place demeure abandonnée à ce qui ressort de l'au-delà. Chaque homme sait que la justice et l'égalité ne sont pas et ne peuvent être "de ce monde", mais les multitudes écoutent ceux qui affirment qu'elles "doivent" en être : elles exigent donc tu vives pour la réalisation de ce qui déprime l'existence humaine et non pour accomplir ce qui lui donne un sens. Sous cette forme nouvelle, les plus grossiers de tes semblables continuent ainsi d'atteindre de toi la génuflexion que tu refuses.

Il est vrai que le socialisme sous sa forme élaborée s'est écarté des grands principes visiblement étrangers à l'existence "que tu vis". Tu peux regarder l'attitude de Marx éliminant de sa doctrine tout ce qui ce participait de l'"idéal" comme un hommage à l'aspiration rigoureuse que tu représentes. Mais les réserves du marxisme sur les idées n'empêchent pas ceux qui le professent de retomber dans la complainte chrétienne sur l'l'immoralité de tout ce qui mène la société réelle des hommes. Le socialisme de toute nuance agit et intervient dans ce monde mal fait au nom d'un monde futur parfaitement juste et équitable. Par lui comme par le christianisme, "ce qui n'est pas et ne peut pas être" juge "ce qui est", tout ce qui n'est pas victime est traité comme condamnable. La théorie qui veut que le capitalisme soit combattu parce qu'il est victime désignée du prolétariat n'est qu'une satisfaction extérieure donnée aux exigences anti-chrétiennes. Le combat est mené, dans la pratique, au nom de la plus fade morale. Une théorie qui croit être une expression de la vie et non des mots a introduit dans la vie, en fait, un verbalisme qui la défigure. Ce qui sous le nom de prolétariat combat le capitalisme est beaucoup moins une force organisée et devenant puissante par sa vie propre qu'un mouvement d'obscure insatisfaction se composant par impuissance autour de grands principes moraux.

Comme devant le christianisme, tu ne devras pas te contenter, devant le socialisme, de fuir les simplifications. La crainte de tout ce qui ne se laisse pas enfermer dans de grossières formules doit être considérée comme le signe d'une inhumaine inconsistance. Il est nécessaire de distinguer dans chaque mouvement des aspects contradictoires de conquête et de pesanteur. La pesanteur chrétienne ou socialiste tient à la subordination de la vie à des normes qui lui sont dictées, dans des moments de doute et de défaillance, par des principes qui ne valent que pour les formes abstraites de la pensée. Mais les pires affaissements sont liés à des activités et à des sursauts : le christianisme a développé ce qui pouvait être lié de création rituelle, tragique ou extatique au renoncement, le socialisme a suscité en quelques révolutions ce qui pouvait lui être lié d'activité militaire ou plus généralement de combat. Mais la révolution n'enferme pas davantage la réalité du socialisme et tu ne dois pas oublier qu'une révolution sociale pour laquelle tu aurais combattu te priverait vite du droit d'exister et d'exprimer "ce que tu es". Car la révolution sociale, pour être à la mesure de ton agitation profonde, n'en a pas moins pour but l'instauration d'un ordre humain dont l'image sans relief appartient à "l'au-delà" des grands principes et des communes mesures. La pesanteur retrouve son compte dans toute entreprise humaine mais le socialisme, avec le christianisme, est caractérisé par le fait que la pesanteur est exactement sa fin : l'acte et la fête que représente une révolution ne sont pour le socialisme qu'un moyen.

Les mouvements humains considérés dans leur ensemble ne diffèrent pas les uns des autres autant qu'il apparait en premier lieu. Lorsque l'analyse est conduite avec patience, chacun des éléments qui appartiennent à l'un d'netre eux se retrouve dans chacun des autres. Subversions, autorité, irrationalisme et souci de la raison se retrouvent dans une attitude donnée aussi bien que l'attitude contraire. Le fascisme donne des gages au besoin de subversion; le communisme en donne au besoin d'autorité. La valeur d'une opposition porte donc sur de simples différences d'accent.

Aucun commentaire: