samedi 17 août 2024

Excepté le possible Par Michel Surya

 'Le malheur de la littérature'  : Roger Laporte


Peut-être Roger Laporte sera-t-il celui qui aura pris sur lui le malheur de la littérature; qui l'aura fait sien. Je précise : le malheur de l'échec de la littérature; je précise encore : le malheur de la littérature en tant qu'échec ( en etant, quoi qu'elle soit, si grande qu'elle soit parfois, cet échec, constitutivement). On en conviendra donc: il n'y a pas de littérature qui n'échoue dès lors qu'elle tend vers l'impossible ( or il n'y a, littéralement, de littérature que tendant vers l'impossible); et il n'y a pas d'écrivain à qui ce malheur n'échoie dès lors qu'il ne conçoit pas que la littérature puisse n'être pas cette tension vers l'impossible. Cet impossible de la littérature, c'est la littérature même ( suivant l'aporie propre à la théologie négative, ou au "non-savoir" propre à Georges Bataille).

Mais le cas de Roger Laporte est plus singulier et plus exemplaire encore : et il fait que son malheur lui-même est plus singulier et plus exemplaire. Il l'est , et il ne pouvait que l'être. Il ne pouvait que l'être, celui-ci ayant fait de la littérature et de lui-même la même chose. Ce qu'on peut dire, vite, sans aller plus avant, de beaucoup d'autres, sans doute : ce qu'on ne dirait pas cependant dans le sens où je cherche à le dire ici de lui. Ce que je cherche à dire ici de lui, c'est : il n'a pas échoué comme échoue quiconque est impuissant à atteindre la limite de la littérature  ce qui fait qu'elle est pour finir (impossible ) il a échoué  en tant qu'il a fait de lui-même cette limite, c'est impossible, qu'on est par principe impuissant à atteindre. Et c'est une opération mentale étrange et angoissante: il s'est confondu avec elle. On sait quel nom il a toujours donné à cette confusion : biographie. Mais cette confusion (stricto sensu)  entraine avec elle des conséquences redoutables. Celle-ci, par exemple : dès lors que c'est lui qui échoue, il échoue en tant que c'est lui qu'il n'atteint pas ( lui-même est alors porté à l'état de limite ou d'impossible). Il n'y a pas de procès d'écriture qui ne veuille qu'il y ait un début; et qu'au début l'écrivain ne soit lui-même ce qui attend que la littérature lui révèlera (de lui y compris). Or, c'est le contraire avec Roger Laporte. Lui se tient au terme d'un procès d'écriture qui fait de la littérature le début. Dans le premier cas, on a affaire à une logique d'extraversion de soi dans la littérature; dans le second,  une logique d'introversion de la littératureen soi. Le malheur est le même, peut-être; rien ne peut faire pourtant qu'il ne change de signe. Dans un cas, il est ex-pression (perte, fuite, folie...); dans un autre , dé-pression (ressassement, obsession, dégoût...). Dans l'un, l'écrivain fait avec le malheur d'être le malheur de la littérature; dans l'autre, avec le malheur de la littérature un malheur d'être supplémentaire. On n'a, en général, jamais raison de la littérature ( on récidive, mais en vain).  Dans son cas particulier, c'est la littérature qui a eu raison de lui ( il s'est arrêté, tu).

La façon dont il s'est arrêté et tu étonne, intrigue. Il s'est arrêté sans se taire ( phrase paradoxale qui ressemble à s'y méprendre à toutes les phrases elles-mêmes paradoxales de Maurice Blanchot, au plus près desquelles Roger Laporte s'est tout instant tenu, non pour les reproduire, mais pour en faire l'expérience). Que la littérature ait eu raison de lui, il n'en doutait pas. Il ne doutait pas qu'il avait épuisé ce qu'il pouvait dire de lui (Moriendo aurait été cet épuisement). Il ne crut pas cependant qu'il n'y avait à dire de lui, et à en dire biographiquement, que ce que la littérature avait permis qu'il en dit. Le mouvement recommencerait donc qui est sans doute par nature sans fin. Il convoquerait de nouveau les moyens que celle-ci lui avait prodigués, ne serait-ce que pour ne pas rester plus longtemps sans l'existence, qu'il n'y avait que la littérature à lui prodiguer, lettre à personne , Carnet posthume seront ce qui a résulté de cette convocation paradoxale ( ces titres sont douloureusement explicites : cette lettre est l'adresse d'un mort à...personne_). Une convocation qui dirait, en quelque sorte : je n'ai pas pouvoir de faire que la littérature fasse que je vive. A la vérité, il s'enfonçait un peu plus avant dans un mouvement double et inversé, lequel aurait voulu que la littérature eût d'autant plus de pouvoir que lui-même en manquait davantage; ou, plus paradoxalement encore : qu'il ressuscitât par le même mouvement qu'il s'effaçait.

On devrait n'admirer que les écrivains qui rendent la littérature un peu plus impossible encore. J'ai admiré chez Roger Laporte qu'il fît de lui-même cet impossible sur quoi la littérature s'est un instant arrêtée.

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