jeudi 15 août 2024

Excepté le possible Par Michel Surya

 






Préambule


Il aura fallu, pour que je revienne vers la poésie, que je le fasse par des œuvres qui, sensiblement, s'en exceptent. Qui, quoiqu'elles lui appartiennent - et elles lui appartiennent - , la tiennent en suspicion. Une suspicion telle qu'elles-mêmes rechignent à s'en réclamer.

Etrange exception, au demeurant, et qui semble tenir de la surenchère. De la surenchère en effet sur l'exception que serait elle-même la poésie. Qu'elle serait, devrait être, aurait été, peu importe.

Exception? Du langage dans le langage ( plus petite définition possible de la poésie).

Aurait-elle cessé de l'être? Mais ce n'est sans doute pas ce qu'il suffit de dire - ou c'est risquer de dire quelque chose d'une "histoire" de la poésie, et supposer que celle-ci serait "finie", comme on l'a tant dit d'autres histoires - de la philosophie, par exemple. Mieux veut donc dire qu'elle ne cesse jamais de cesser d'être cette exception qu'elle est ( qu'elle serait, devrait être, aurait été), et que des œuvres ne cessent pas non plus d'opposer à cette cessation incessante une exception nouvelle ou supplémentaire, grâce à laquelle elle ne finit pas (ni n'a jamais fini).

Bataille a appelé "haine de la poésie" cette cessation de l'exception et son opposition (entière, irascible, violente) à celle-ci. Et on l'a dit après lui, croyant pouvoir dire, comme lui, qu'il suffisait que la poésie montrât, entre autres, une "écœurante sentimentalité" pour que la haïr fût justifié. C'est bien le moins. Mais c'est beaucoup plus aussi, qu'on ne voit pas les poètes avoir lu, dont on voit moins encore qu'ils s'en seraient théoriquement servis. >Il aurait fallu pour cela qu'ils suivent l'étrange détour théorique, ou théorico-zoomorphique, qui le fait en appeler à un cheval ( à tout cheval ou à n'importe lequel, sauf au "cheval", ce que la "poésie" eût encore volontiers fait alors) et le (se) conduire à l'abattoir, à l'abîme de l'abattoir, anticipent ce que dirait plus tard Thomas Bernhard - le disant avec lui : qu'il n'y a de poésie comme de philosophie que de l'abattoir.

Bataille n'est pas poète, dira-t-on - comme on n'a longtemps pas manqué de dire qu'il n'était pas philosophe. Si l'on veut : il n'y a d'ailleurs nul besoin qu'il le soit, ici du moins. Il suffit, pour que je sois justifié de citer ce qu'il disait et désignait ainsi de la poésie, que Jacques Dupin et Bernard Noel, dont il sera question longuement ici, ne soient pas loin de dire et désigner la poésie d'une façon qui ne va pas sans lui emprunter plus d'un trait à cette haine; à tout le moins, d'avoir grandement construit leurs œuvres respectives contre la poésie.

Une question en résulte cependant : qu'est ce qu'une poésie construite contre la poésie? Autre chose qu'elle? Ou elle, à chaque fois et à sa place, recommencée? Il n'y a rien qui puisse en être dit précisément. On lui devine autant de formes possibles que la convention elle-même est susceptible d'en adopter. Et la convention est susceptible d'adopter à peu près toutes les formes, y compris celles qui la contestent ( en quoi la suspicion est aujourd'hui la plus justifiée) : à fortiori les formes qui paraissent la contester constituent aujourd'hui autant de masques, qui la définissent comme convention. Pour le moins, rares sont les oeuvres que cette haine inspire réellement et nombreuses celles qui la nient ou qui la singent.

Les circonstances, les amitiés ( entre autres celle de Cédric Demangeot qui aura fait de ces textes séparés un livre) ont voulu que j'aie choisi pour illustrer cette haine les trois œuvres de Dupin, Noël et Reynart. Parce qu'elle ne fait pas seulement d'elles des œuvres à part; mais parce qu'elle fait de ces trois œuvres la seule part de la poésie qui ne soit pas haïssable.




Aucun commentaire: