jeudi 29 août 2024

Dictionnaire de la Commune par Bernard Noël

 Cours prévôtales : 

Elles étaient destinées à donner un semblant de légalité aux exécutions sommaires. Il y en avait un peu partout dans Paris, à l'école polytechnique, aux gares de l'est et du nord, dans les mairies, auprès de chaque état major. La plus tristement célèbre est celle du Châtelet, présidée par le commandant Vabre qui condamnait d'un geste, ou d'un mot, sur la mine. Celle du Luxembourg fut également terrible. Vuillaume, qui y fut condamné à mort et n'échappa que par hasard, raconte dans ses "Cahiers rouges" comment le prévôt, en guise d'interrogatoire, se contentait le plus souvent de demander : "Vous êtes resté à paris sous la Commune?" Après quoi, il prononçait son jugement, qui tenait dans  la formule : "A la queue !" La queue était celle que formaient dans les jardins du Luxembourg les malheureux attendant leur tour pour être fusillés par les pelotons d'exécution en particulier du square Montholon, du parc Monceau, de l'école militaire, du cimetière Montparnasse, du jardin du Luxembourg, de la caserne Lobau, des Buttes-Chaumont, du Père-Lachaise, des Gobelins, de la place d'Italie, de la Roquette et de la rue des Rosiers, à Montmartre. On ne connait pas  le nombre de leurs victimes, mais l'on sait qu'en six jours elles firent beaucoup plus de morts qu'en six ans tous les tribunaux et commissaires de la Révolution française.'

mercredi 28 août 2024

Le Monde diplomatique Aout 2024

 Article : Anatomie d'une décomposition politique : Hitler, les dessous d'une prise de pouvoir. Partie 3 et dernière.

En novembre 1932, la droite hésite concernant la meilleure stratégie pour préserver l'ordre social existant, refaire de l'Allemagne une puissance militaire et affronter ce qui constitue, à ses yeux, le pire des dangers : la progression de l'électorat communiste qui, contrairement à celui des nazis, en recul cet automne=là, se renforce de scrutin en scrutin.

Deus options ont déjà été dentifiées en aout, au lendemain d'élections législatives désastreuses pour le gouvernement Papen. La première consiste à associer les nazis à l'exercice du pouvoir exécutif, ce que Bruning avait déjà proposé au début de 1932 et ce que Papen avait de nouveau pffert à Hitler. Problème : le NSDAP étant arrivé en tête des élections du 31 juillet au Reichstag comme de celles du 6 novembre, son chef exige d'être chancelier, ce que Hidenburg refuse, pour des raisons de princiep (Le NSDAP semble vouloir un cabinet composé de ministres nazis uniquement alors que Hidenburg veut une coalition des droites) mais aussi parce qu'il éprouve une antipathie personnelle envers Hitler, trop autrichien pour ce prussien, trop médiocre caporal pour un maréchal, trop baroque=catholique pour ce protestant austère. La seconde est une nouvelle dissolution du Reichstag ( ce serait la troisième en moins de 6 mois) et une convocation sine die de nouvelles élections. =ce qui violerait l'article 25 de la Constitution, qui fixe un délai maximal de soixante jours pour le nouveau scrutin. Le gouvernement resterait  en place et imposerait sa politique par dérets=lois. En cas de contestations trop vive (grèves, manifestations, insurrections), l'état d'exception serait proclamée et l'armée, chargée de rétablir l'ordre public. Mais celle ci  se dit, en décembre 1932, incapable de faire face à une opposition concomitante des communistes et des nazis s'il devait y avoir, de surcroit, une invasion étrangère.

Tenir les nazis en laisse

Troisième possibilité : le général Kurt von Schleicher, nommé chancelier le 3 décembre, suggère de fracturer le parti nazi en roposant une politique sociale et nationaliste qui permettrait d'intégrer Gregor Strasser le numéro deux du NSDAP, las de ne pas être ministre et inquietde voir le parti reculer dans les urnes = ainsi que des syndicalistes. Mais Schleicher reprend  l'idée évoquée par Bruning de faire une réforme agraire contre le chomage, ce qui exaspère Hidenburg et son entourage. Papen décide alors d'intriguer contre Ssceicher , avec le spoutien des agrariens ainsi que des industriels et des banquiers qui, dès le 19 novembre 1932, ont appelé publiquement le président à nommer Hitler chanchelier. Une renncontre secrète est organisée chez le banquier Kurt von Schroder le 4 janvier 1933 qui fixe le principe d'un gouvernement de coalision des droites : Hitler doit être chancelier, Papen, vice=chancelier. Il mènera une politique 'nationale' ( contre les éléments antinationaux) et favorable aux intérêts privés : cela fait un anet demi  que Hitler multiplie les rencontres avec les associations patronales pour les assurer que la parti nazi n'est en rien un parti social, encore moins un parti socialiste, qu'il prône un réarmement massif, gage de croissance, et envisage la conquête, par la force, de nouveaux marchés à l'est.

C'est la solution qui est retenue : le 30 janvier 1933 à midi, le nouveau gouvernement prête serment devant Hidenburg, rassuré par les promesses de Papen qui jure de tenir Hitler en laisse et qui lui a rappelé  que des coalitions NDSAP=droite gouvernent déjà depuis 1930 dans trois lander. Le 31 janvier, l'ordonnance de dissolution est signée : Hidenburg espère une majorié de 'concentration nationale' et approuve l'idée que ces élections, fixées au 5 mars, soient les dernières. La démocratie de l'article 48=2 doit enfin laisser la voie libre à un régime autoritaire que la droite ( libéraux autoritaires et nationalistes=conservateurs) et les nazis appellent de leurs voeux unanimes.


Le Monde diplomatique aout 1924

 Article : Anatomie d'une décomposition politique : Hitler, les dessous d'une prise de pouvoir. Partie 2


Par Johann Chapoutot

Reconstituer l'armée

Aux yeux de l'entourage du président, Bruniing a le tort de maintenir son cap austéritaire et, surtout, d'envisager une politique sociale adossée à une réforme agraire, avec un partage des terres non cultivées appartenant, à l'est de l'Allemagne, aux grands latifundiaires. Or Hidenburg est l'un d'entre eux : le milieu des junkers = des nobles de Prusse orientale et des propriétaires terriens = constitue, avec l'amrée, l'essentiel de sa sociabilité. S'ajoutent à cela des divergences tactiques à l'égard du Parti National socialiste allemand après avoir tenté de discutr avec les nazis, Bruning décide de les priver de leurs milices, en interdisant les sections d'assaut (SA) et les SS par un décret en avril 1932. Ce n'est  pas la ligne du général Kurt von Schleicher, un haut militaire influent dans l'entourage de Hidenburg qui estime que la force de frappe militante et milicienne des nazis est indispensable pour lutter, dans la rue, contre les communistes. Il voit aussi dans les rangs des cogneurs bruns des 'ressources humaines' de grande qualité pour peuplerrres rangs d'une armée allemande que l'état=major rêve de reconstituer = l'anné 1932 signe la fin des réparations et laisse entrevoir un assouplissement du traite de Versailles qui limite à 100 mille le nombre d'hommes dans la Reichwehr. Des manoeuvres d'arrière=cuisine (contacts secrets, discussions dans le dos du chancelier Bruning, campagne pour affaiblir le général Wihelm Groener, ministre de la défense et de l'intérieur qui avait insisté pour interdire les milices nazies, établissement d'une liste de ministres prêteà l'emploi) aboutissent au renvoi du cabinet Bruning et à la nomination d'un nouveau chancelier Franz Von Papen ainsi que, dans un temps record, d'un nouveau gouvernement au début de juin 1932.

Papen est un quasi=inconnu en politique : il est membre du Zentrum ( le centre) a été député au Landtag de prusse ( le parlement du Land le plus important du Reich) mais a toujours été discret. Aristocrate, ancien militaire, homme d'affaires, c'est aussi une personne de réseaux qui fait partie du Herrenklub,, un cercle d'influence de droite très sélectif qui rassemble patrons, hauts fonctionnaires et militaires. Il apparait à Schleicher comme un homme de paille idéal pour travailler au rapprochementavec les nazis. Papen s'éxécute et autorise une nouvelle fois les SA et les SS qui font un carnage à l'été 1932, où plus d'une centaine de militants, sympathisants de gauche, voire simples passants meurent sous leurs balles ou leurs coups, à telle enseigne que le chancelier est contraint de prendre un décret d'exception contre la violence politique le 9 aout 1932 ( peine de mort sans appel pour de tels faits). En matière économique et sociale, il a ses propres idées : il faut poursuivre la destruction de l'état sacial et mener désormais une politique de l'offre, par des crédits d'impôts et des subventions massives aux entreprises, ce qui est acté par l'ordonnance d'exception du 5 septembre 1932. Papen, avec son entourage -composé notamment de l'un des théoriciens de la "révolution conservtrice", Edgar Jung, et du professeur Carl Schmitt -, estime également qu'il faut en finir avec la démocratie parlementaire. A la suite de la dissolution du Reichstag en juin 1932, les élections du 31 juillet ont abouti à un recul supplémentaire du nombre de députés nazis, d'une centaine à 230. Le 12 septembre, le gouvernement de Papen est renversé par une motion de censure votée à une majorité écrasante, et le Parlement, à nouveau dissout.

Le scrutin suivant, le 6 novembre conduit à un nouveau tassement de la doite libérale mais aussi à un recul très significatif du NSDAP, qui perd trente six députés, au profit du parti populaire national allemand. Cette autre formation d'extrême droite est dirigée par une figure davantage louis philipparde et extatique qu'Adolf Hitler :Alfred Hugenberg est plus âgé et tout, dans son physique et son allure, signale le grand bourgeois philistin, alors que ses idées sont, depuis toujours, extrêmes = c'est un raciste, antisémite, ultranationaliste, et pangermaniste virulent. ncien président du directoire de Krupp, il a été avant 1 un partisan de l'expansion territoriale de l'Allemagne à l'est et de la colonisation de la Pologne. Après la grande guerre il est devenu un magnat des médias, en rachetant des dizaines de journaux, hebdomadaires et mensuels, mais aussi des entreprises de cinéma, livrant des actualités cinématographiques toutes prêtes aux salles pour les premières parties de séances. Hugenberg est parvenu, en standardisant les contenus pour des raisons de coûts et de cohérence idéologique, à droitiser et à hystériser la population allemande, à grands coups de paniques morales inventées : le 'bolchévisme culturel' fourrier de l'homosexualité, de l'art contemporain du féminisme  et des égarements de la jeunesse, ou le 'judéo bolchévisme' assoiffé de pillage fiscal, de fin de la propriété et de destruction du christianisme... Il a 'ultradroitisé' l'Allemagne et légitimé le parti nazi : prônant l'union des droites, il a , en 1929, associé le NSDAP à la campagne du plébiscite contre le plan Young de rééchelonnement des réparations, puis au front de Harzburg, une éphémère alliance politique qui a, en octobre 1931, montré que les nazis étaient assez fréquentables pour figurer, en tribune, aux côtés de dignes et sévères représentants de la banque, de l'industrie, de l'armée et de la droite traditionnelle.

Le Monde diplomatique Aout 2024

 Article : Anatomie d'une décomposition politique : Hitler, les dessous d'une prise de pouvoir. Partie 1

Par Johann Chapoutot


L'arrivée des nazeis au pouvoir le 30 janvier 1933 est le traumatisme princeps de toute conscience démocratique. L'Allemagne était, en Occident, considérée comme un grand pays de culture, de science, de recherche et de technique, bardée de gloires musicales, littéraires et philosophiques, ainsi que de prix Nobel. Elle s'enorueillissait également de la gauche la plus ancienne, la plus structurée et la plus puissante du monde, avec des syndicats sociaux=démocrates et commistes, ainsi que des partis qui avaient su imposer par leur action =dans le cas du parti social=démocrate SPD = ou par leur existence même = dans celui du parti communiste KPD = une démocratie sociale avancée en 1918 = 1919. Certes, la coalision de Weirar qui avait voté la constitution du 31 juillet 1919 avait accusé un recul aux élections de 1920, cédant a place à des majorités modérées, voire de droite, qui avaient oeuvré à revenir sur les acquis démocratiques et sociaux : certes le président social=démocrate Friedrich Ebert, décédé en cours de mandat, avait été remplacé en 1925 par un fossile vivant de l'ancien régime, le generalfeldmarschall Paul Von Hindenburg, mais celui=ci avait, c'était la loi, juré fidélité à la constitution et s'y était tenu.

Le traité de Versailles, la mise au ban des nations et le niveau des réparations quil entrainait : malgré ces auspices internationaux défavorables, la république démocratique, libérale et parlementaire allemande avait su créer une culture démocratique viable = régularité des scrutins au niveau du Reich et des Lander, dialogue entre les partis. C'est de fait, une coalition droite=gauche qui avec le chancelier Gustav Stresemann (parti populaire ou DVP, droite) avait affronté, à l'automne 1923, l'occupation de la Rurh, l'hyperinflation et la disparition de la monnaie allemmande, ainsi que plusieurs insurrections (independantistes rhénans, tentatives de révolution bolchéviques dans l'est, putsch nazi en Bavière); c'est à nouveau une grande coalition qui, sous la direction du chancelier Hermann Muller SPD, gouvernait l'Allemagne depuis le 28 juin 1928.

La crise économique, partie des Etats-Unis, frappe l'Allemagne à l'automne 1929: sa violence fait exploser un gouvernement dont la droite pronait l'austérité budgétaire, la gauche le renforcement de l'assurance-chomage. Aucune maorité ne paraissant se dégager au parlement, un oetit groupe de conseillers du président du reich -militaires, grands propriétaires agrariens, industriels et financiers- optent pour une mutation de la ratique constitutionnelle, une sorte de coup d'état permanent enté sur l'autorité, le prestige et la simple figure de Hidenburg. La droite gouverne par des cabinets présidentiels. Elle ignore le plus souvent le Reichstag. l'article 48-2 de la constitution de 119 permet en effet au chef de l'état de prendre des mesures législatives par décret. Mais la méthode vide la démocratie de son contenu. Elle dévoie une disposition prévue pour des situations de péril politique, sans conscience, par convenance afin d'imposer une austérité budgétaire, violemment antisociale, de la baisse des prestations sociales à celle des salaires minimaux de branche =Ebert en avait fait un usage fréquent contre les sécessionnistes, contre les bolchéviks et contre les nazis, entre 1919 et 1923. Le chancelier Heinrich Bruning mène cette politique de déflation pendant deux ans, de mars 1930 à mai 1932. Elle aggrave sans surprise la crise et suscite, dès l'automne 1931, de fortes réserves du patronat et de la banque, qui commencent à prôner une approche économique moins orthodoxe, une relance par l'offre -baisses d'impôts et subventions à l'industrie, mais pas à la population.

dimanche 25 août 2024

Dictionnaire de la Commune par Bernard Noël

 Commission d'initiative des ressources sociales : 

"Cette commission devait faire appel à tous les représentants du travail, délgués de l'Internationale, des sociétés ouvrières, des groupes industriels et scientifiques, leur demander des rapports et des projets, les discuter avec eux, préparer les décrets sur la matière qui seraient soumis au vote de la Commune. C'était, en somme, une sorte de Conseil d'Etat, moins les émoluments, ayant pour mission de donner une forme pratique aux voeux des travailleurs, auxquels la Commune eût ensuite donné force de lois, dans toutes les questions, ou, tout au moins, d'intervenir. Il y avait aussi cette différence capitale entre la Commission d'initiative et le Conseil d'Etat, qu'au lieu d'être l'instrument du Gouvernement et de recevoir ses ordres, elle était l'instrument du peuple, des travailleurs, le canal par lequel ils transmettaient l'expression de leurs besoins à la Commune n'intervenant que pour y accorder satisfaction."

(Arthur Arnould, histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris)

Dictionnaire de la Commune. De Bernard Noel

 Tiré du "dictionnaire de la Commune" de Bernard Noel, un article du "Journal officiel" du lundi 1 mai.


"Nous devons malheureusement convenir que beaucoup de commerçants de Paris manquent de uières. La plupart des jeunes commis, surtout ceux qui affectent le plus de coquetterie et de prétentions, sont d'une ignorance crasse. Absence complète de sens moral; placés entre l'intérêt et le devoir, ils sacrifient sans hésiter le second au premier et se glorifient d'avoir employé un subterfuge pour réussir dans une affaire. Certains patrons en sont arrivés à encourager l'emploi des procédés que la loyauté condamne. Voilà ce qui explique comment, jusqu'au 18 mars, la puissance a été aux plus habiles et non pas aux plus honnêtes. Absorbé par le soin de ses intérêts et la satisfaction des besoins dévorants qu'il s'est crées, dont il est devenu esclave, le public commercial dont nous parlons ici, à l'encontre de la population ouvrière qui, elle, s'est éclairée, a perdu toute espèce de sens politique; il est resté pénétré de cette idée que celui qui s'occupe de politique est un homme dangereux et que ceux qui avouent être socialistes sont des malfaiteurs..."

samedi 24 août 2024

Considerations inactuelles. Par Friedrich Nietzsche

 5/


Que cette dernière indication demeure provisoirement incomprise, cela est de peu d’importance. Pour moi, il s’agit maintenant de quelque chose de très simple, d’expliquer comment nous tous nous sommes à même de faire notre éducation, contre ce temps, en nous servant de l’intermédiaire de Schopenhauer, parce que nous avons l’avantage de connaître véritablement notre temps par son entremise. Est-ce là véritablement un avantage ? ce qui est certain, c’est que, dans quelques siècles, cette connaissance ne sera plus possible. Je me divertis à l’idée que bientôt l’humanité sera dégoûtée de la lecture aussi bien que des écrivains, qu’un jour le savant se mettra à réfléchir, fera son testament et ordonnera que son corps soit brûlé au milieu de ses livres, surtout des siens. Et si les forêts devenaient de plus en plus rares, ne serait-il pas temps de traiter les bibliothèques comme des matières combustibles, comme du bois, de la paille ou de la broussaille. La plupart des livres ne sont-ils pas nés des vapeurs et des fumées qui sortent du cerveau, qu’ils redeviennent donc vapeurs et fumées. Et ; s’il n’y avait pas de feu en eux, que le feu les punisse ! Il serait, par conséquent, possible que, pour un siècle à venir, notre époque soit précisément considérée comme sœculum obscurum, parce que ses produits ont servi avec le plus d’empressement et le plus longtemps à se chauffer. Comme nous sommes donc heureux de pouvoir connaître encore ce temps ! Car, s’il y a un intérêt quelconque à s'occuper de son temps, il est heureux qu’on puisse le faire d’une façon aussi consciencieuse que possible, de telle sorte qu’on ne conservera aucun doute à son sujet. Et c’est précisément le cas de Schopenhauer Certes, le bonheur serait infiniment plus grand si cet examen pouvait aboutir à la constatation qu’il n’a jamais rien existé de plus fin et de plus riche en espérance que notre époque. Or, il y a actuellement, dans un coin quelconque du monde, par exemple en Allemagne, des gens naïfs qui se préparent à croire quelque chose de semblable, qui Vont même jusqu’à affirmer sérieusement que, depuis quelques années, le monde a été amélioré et que celui qui élève, au sujet de l’existence, de sérieuses et sombres objections se voit démenti par les « faits». Car il en est ainsi selon eux : la fondation du nouvel empire allemand est le coup le plus décisif et le plus écrasant contre toute philosophie « pessimiste». Ils l’affirment et n’en veulent point démordre. Or, celui qui se pose la question de savoir quel est, dans notre temps, le rôle du philosophe en tant qu’éducateur, doit s’expliquer au sujet de cette opinion très répandue, en particulier dans les universités, et il le fera de la façon suivante. C'est une honte de voir qu’une flatterie aussi répugnante et aussi servile puisse être exprimée et répétée par des hommes qui se prétendent intelligents et honorables. Et c’est en outre une preuve que l’on ne se doute même plus combien le sérieux de la philosophie est éloigné du sérieux d’un journal. De pareils hommes ont perdu non seulement ce qui leur restait de sentiments philosophiques, mais encore de sentiments religieux. Ils ont remplacé tout cela, non peut-être par l’optimisme, mais par le journalisme, par l’esprit du jour et le manque d’esprit des feuilles quotidiennes. Toute philosophie qui croit qu’un événement politique peut déplacer ou même résoudre le problème de l’existence est une philosophie de plaisanteries, une philosophie de mauvais aloi. Depuis que le monde existe on a souvent fondé des États ; c’est là une vieille histoire ! Comment une innovation politique devrait-elle suffire pour faire, une fois pour toutes, des hommes de joyeux habitants de la terre ? Si quelqu’un croit, cependant, de tout son cœur que cela est possible, qu’il se présente, car il mérite vraiment d’être nommé professeur de philosophie à une université allemande, comme Harms à Berlin, Jürgen Meyer à Bonn et Carrière à Munich. Mais ici nous apercevons la conséquence de cette doctrine, prêchée récemment encore sur les toits, et qui consiste à affirmer que l’État est le but suprême de l’humanité et que, pour l’homme, il n'est pas de but supérieur à celui de servir l’État ; ce en quoi je ne reconnais pas un retour au paganisme, mais à la sottise. Il se peut qu’un pareil homme, qui voit dans le service de l’État son devoir suprême, ne sache véritablement pas quels sont les devoirs suprêmes. Cela n’empêche pas qu’il y ait encore de l’autre côté des hommes et des devoirs, et l’un de ces devoirs qui, pour moi du moins, apparaît comme supérieur au service de l’État, incite à détruire la sottise sous toutes ses formes, même sous la forme qu’elle prend ici. C’est pourquoi je m'occupe à l’heure présente d’une espèce d’homme dont la téléologie conduit un peu plus haut que le bien d’un État, avec les philosophes et avec ceux-là seulement par rapport à un domaine assez indépendant du bien de l’État, celui de la culture. Parmi les nombreux anneaux qui, passés les uns à travers les autres, forment l’humaine chose publique, les uns sont en or, les autres en tombac. Or, comment le philosophe regarde-t-il la culture de notre temps ? À vrai dire, sous un tout autre aspect que ces professeurs de philosophie qui se réjouissent de leur état. Il lui semble presque apercevoir une destruction et un arrachement complet de la culture, quand il songe, à la hâte générale, à l’accélération de ce mouvement de chute, à l’impossibilité de toute vie contemplative et de toute simplicité. Les eaux de la religion s'écoulent et laissent derrière elles des marécages ou des étangs ;les nations se séparent de nouveau, se combattent les unes les autres et demandent à s'entre-déchirer. Les sciences, pratiquées sans aucune mesure et dans le plus aveugle laisser faire s'éparpillent et dissolvent toute conviction solide ; les classes et les sociétés cultivées sont entraînées dans une grandiose et méprisante exploitation financière. Jamais le monde n’a été davantage le monde, jamais il n’a été plus pauvre en amour et en dons précieux. Les professions savantes ne sont plus que des phares et des asiles, au milieu de toute cette inquiétude frivole ; leurs représentants deviennent eux-mêmes chaque jour plus inquiets, ayant chaque jour moins de pensées, moins d’amour. Tout se met au service de la barbarie qui vient, l’art actuel et la science actuelle ne font pas exception ! L'homme cultivé est dégénéré au point qu’il est devenu le pire ennemi de la culture, car il veut nier la maladie générale et il est un obstacle, pour les médecins. Ils se mettent en colère, les pauvres bougres affaiblis, lorsque l’on parle de leurs faiblesses et que l’on combat leur dangereux esprit mensonger. Ils voudraient faire croire qu’ils ont remporté le prix sur tous les siècles et leurs démarches sont animées d’une joie factice. Leurs façons de simuler le bonheur a parfois quelque chose de saisissant, parce que leur bonheur est tout à fait incompréhensible. On ne voudrait pas même leur demander, comme, fit Tannhœuser en s’adressant à Biterolf : « Qu’as-tu donc absorbé, malheureux ?» Car hélas ! nous le savons mieux que personne. Il y a sur nous l’oppression d’un jour d’hiver, nous habitons le voisinage d’une haute montagne, notre vie est pleine de dangers et de privations. Toute joie est brève et pâle tout rayon de soleil qui glisse sur nous du sommet glacé. Soudain une musique retentit. C’est un vieillard qui joue de l’orgue de barbarie et les danseurs tournent en rond... Le voyageur est ému de ce spectacle : tout est si sauvage, si fermé, si incolore, si désespéré et c'est là-dedans que retentit un air joyeux, d’une joie bruyante et irréfléchie ! Mais déjà les brumes du soir prématuré jettent leur ombre ; les sons se perdent, les pas du voyageur crissent sur la route ; si loin qu'il peut voir, il n’aperçoit rien que la face déserte et cruelle de la nature. Pourtant, si l’on risque d’être accusé de partialité quand on ne relève que la faiblesse du dessin et le manque de coloris dans l’image de la vie moderne, le second aspect n’a cependant rien de plus réjouissant et n’apparaît que sous une forme d’autant plus inquiétante. Il existe certaines forces, des forces formidables, mais sauvages et primesautières, des forces tout à fait impitoyables. On les observe avec une attente inquiète, du même œil qu’on eut à regarder la chaudière d’une cuisine infernale : à tout moment des bouillonnements et des explosions peuvent se produire, annonçant de terribles cataclysmes. Depuis un siècle nous sommes préparés à des commotions fondamentales. Si, dans ces derniers temps, on tente d’opposer, à ce penchant profondément moderne de renverser ou de faire sauter la force constitutive de ce que l’on appelle l’État national, celui-ci n’en constitue pas moins, et pour longtemps, une augmentation du périt universel et de la menace qui pèse sur nos têtes. Nous ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que les individus se comportent comme s’ils ne savaient rien de toutes ces préoccupations. Leur inquiétude montre combien ils sont bien informés ; ils pensent à eux-mêmes avec une hâte et un exclusivisme qui ne se sont jamais rencontrés jusqu’à présent ; ils construisent et ils plantent pour eux seuls et pour un seul jour ; la chasse au bonheur n’est jamais si grande que quand elle doit être faite aujourd’hui et demain ; car après-demain déjà la chasse sera peut-être fermée. Nous vivons à l’époque des atomes et du chaos atomique. Au moyen âge les forces adverses étaient à peu près contenues par l’Église et elles s’assimilaient en une certaine mesure les unes aux autres par la forte pression qu'exerçait l’Église. Lorsque le lien se déchire et que la pression diminue, les unes se dressent contre les autres. La Réforme décréta que certaines choses étaient adiaphora, appartenant à des domaines qui ne devaient pas être déterminés par la pensée religieuse ; c’est à ce prix qu’elles eurent le droit de vivre elles-mêmes. De même le christianisme, opposé à l’antiquité beaucoup plus religieuse, maintient son existence à un prix semblable. Depuis cette époque la séparation s’accentua toujours davantage. Aujourd’hui presque tout ce qui existe sur terre n’est déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l’égoïsme de ceux qui acquièrent et par la tyrannie militaire. L’État, entre les mains de cette tyrannie, de même que l’égoïsme de ceux qui possèdent, fait un effort pour tout organiser à nouveau, par ses propres moyens, de façon à servir de lien et de contrainte pour toutes les forces adverses. Ce qui équivaut à dire que l’État souhaite que les hommes professent pour lui le même culte idolâtre qu’ils avaient voué à l’Église. Avec quel succès ? Nous finirons par nous en apercevoir. En tous les cas, nous nous trouvons encore aujourd’hui dans le fleuve du moyen âge, un fleuve qui charrie des glaces. Le dégel l'a mis en mouvement et sa puissance ravage tout sur son passage. Les glaçons s'entrechoquent et s’accumulent ; tous les rivages sont inondés et d’un accès dangereux. Il est tout à fait impossible d’éviter la révolution, la révolution des atomes. Mais quels sont les éléments indivisibles les plus petits de la société humaine ? Sans aucun doute, à l’approche de semblables périodes, l’humanité se trouve plus encore en danger qu’au moment où se produit l’effondrement et le tourbillon chaotique ; et l’attente angoissée et l’exploitation avide de chaque minute suscitent toutes les lâchetés et tous les instincts égoïstes de l’âme, tandis que la détresse véritable et, en particulier, la généralité d’une grande détresse rendent les hommes meilleurs et leur prêtent une âme plus généreuse. À ces époques de péril, qui donc prêtera à la nature humaine, au trésor sacré et intangible que les générations successives ont peu à peu amassé, qui donc prêtera ses offices de gardien et de chevalier servant ? Qui donc dressera l'image de l'homme, tandis que tous ne sentent au fond d’euxmêmes que le ver de l’égoïsme et la peur cynique, s’étant détournés de cette image pour retomber dans l’animalité ou dans un rigide mécanisme ? Il y a trois images de l’homme que notre temps moderne a dressées successivement et dont le spectacle enlèvera encore longtemps aux mortels toute velléité de glorifier leur propre vie : celle de l’homme de Rousseau, celle de l’homme de Gœthe et enfin celle de l’homme de Schopenhauer. De ces trois images la première a le plus de feu et elle est certaine de l’effet le plus populaire. La seconde n’est faite que pour le petit nombre. Pour ceux qui sont des natures contemplatives de grand style ; la foule méconnaît généralement cette image. La troisième exige que ce soient les hommes les plus actifs qui la contemplent. Eux seuls le feront sans dommage, car elle décourage les natures contemplatives et effarouche la foule. De la première, une force est partie qui poussa aux révolutions impétueuses et y pousse encore ; car dans tous les frémissements socialistes et tous les tremblements de terre, c’est toujours l’homme de Rousseau qui se remue comme le vieux Typhon sous l’Etna. Opprimé et à moitié écrasé par des castes orgueilleuses et par des fortunes sans pitié, corrompu par des prêtres et une mauvaise éducation, ayant tout devant soi-même à cause de ses mœurs ridicules, l’homme, dans sa misère, en appelle à la « sainte nature » et il s’aperçoit soudain qu’elle est aussi éloignée de lui que n'importe quel dieu. Ses prières ne l’atteignent par tant il est enfoncé dans le chaos de l’anti-naturel. Il rejette avec mépris les parures multicolores qui, il y a peu de temps encore, lui paraissaient précisément être son humanité, ses arts et ses sciences, les avantages d’une vie raffinée ; il frappe des poings contre les murs, à l’ombre desquels il a à ce point dégénéré ; il en appelle à la lumière, au soleil, à la forêt, au rocher. Et lorsqu’il s’écrie : « La nature seule est bonne, seul l’homme naturel est humain », c’est qu’il se méprise lui-même et qu’il aspire à se dépasser. Dans de semblables conditions, l’âme est prête aux décisions les plus terribles, mais aussi à appeler de ses propres profondeurs ce qu’il y a de plus noble et de plus rare. L’homme de Gœthe n'est pas une puissance aussi menaçante ; il est même, dans une certaine mesure, un correctif et un calmant pour cette dangereuse excitation à laquelle se trouve abandonné l’homme de Rousseau. Gœthe lui-même, avec tout son cœur aimant, avait été attaché durant sa jeunesse à l’évangile de la nature bienfaisante. Son Faust était l’image la plus élevée et la plus audacieuse de l’homme à la Rousseau, du moins dans la mesure où l’avidité de vivre, l’inquiétude et le désir de cet homme, son commerce avec les démons du cœur pouvaient être représentés poétiquement. Mais que l’on observe donc ce qui peut sortir de tous ces nuages accumulés ! Ce ne sera certainement pas l’éclair de la foudre ! Et ici se révèle précisément la nouvelle image de l’homme, de l’homme selon la formule de Gœthe. On pourrait croire que Faust, à travers une vie partout menacée, serait conduit, en révolté insatiable et en libérateur, force négatrice par bonté, génie le plus essentiel du bouleversement religieux et démoniaque, en quelque sorte à l’opposé de son compagnon si profondément antidémoniaque, bien qu'il ne pût se débarrasser de ce compagnon et qu’il dût à la fois utiliser et mépriser sa méchanceté sceptique et sa négation — car tel est le sort tragique de tout révolté et de tout libérateur. Mais on se trompe si l'on s’attend à quelque chose de semblable. L’homme de Gœthe évite ici la rencontre de l’homme de Rousseau, car il déteste tout ce qui est violent, tout ce qui fait des bonds, mais cela veut dire qu’il déteste toute action. Et ainsi, Faust, rédempteur du monde, devient en quelque sorte seulement un voyageur à travers le monde. Tous les domaines de la vie et de la nature, tous les passés, tous les arts, toutes les mythologies, toutes les sciences voient passer devant eux en hâte l'insatiable contemplateur ; les désirs les plus profonds sont éveillés et calmés aussitôt ; Hélène elle-même ne le retient pas plus longtemps ; et alors le moment arrive immanquablement que guette son ironique compagnon. En un point quelconque de la terre, le vol s’arrête, les ailes s'abaissent et Méphistophélès est là prêt à intervenir. Quand l'Allemand cesse d'être Faust il n’y a pas de danger plus proche que de le voir devenir philistin et de s’abandonner au diable. Seules des puissances divines peuvent le sauver de cette éventualité. L’homme de Gœthe est, comme je l’ai dit, l’homme contemplatif de grand style, qui ne se consume pas sur la terre seulement parce qu’il amasse tout ce qui a jamais été grand et mémorable, tout ce qui a jamais été et qui est encore pour en faire sa nourriture et qui vit ainsi, bien que ce ne soit là qu’une vie qui va de désir en désir. Il n’est point l’homme actif. Tout au contraire : quand, en un point ou en un autre, il s’introduit dans l’activité générale, on peut être convaincu qu’il n’en sortira rien de bien et avant tout qu’aucun « ordre établi » ne sera renversé. Ce fut par exemple le cas quand Gœthe fit preuve d’une si vive ardeur pour les choses du théâtre. L’homme à la manière-de Gœthe est une force conservatrice et conciliante, mais il court le danger de dégénérer au point de tomber au philistin, de même que l’homme de Rousseau peut facilement devenir un anarchiste. Un peu plus de force musculaire et de sauvagerie naturelle chez le premier et toutes ses vertus auraient plus d'ampleur. Il semble bien que Gœthe n’ignorait pas en quoi consiste le danger et la faiblesse de l'homme qu’il préconisait. Du moins l’indique-t-il dans les paroles que Jarno adresse à Wilhelm Meisler : « Vous êtes mécontent et d'humeur chagrine ; c’est fort bien ainsi. Quand vous vous fâcherez une fois sérieusement, ce sera mieux encore. » Donc, à parler franc, il est nécessaire que nous nous fâchions une fois pour de bon, pour que les choses tournent mieux. Et à cela l’image de l’homme de Schopenhauer doit nous encourager. L'homme de Schopenhauer prend sur lui la souffrance volontaire de la véracité, et cette souffrance lui sert à tuer sa volonté personnelle et à préparer cette complète transformation, ce renversement de son être, dont la réalisation est le sens véritable de la vie. Cette expression de la vérité apparaît aux autres hommes comme une explosion de la méchanceté, car ils considèrent que la conservation de leurs imperfections et de leurs faiblesses est un devoir d'humanité et ils estiment qu’il faut être méchant pour leur gâter ainsi leur jeu. Ils sont tentés de s’écrier, comme fit Faust, en s’adressant à Méphistophélès : « C’est ainsi que tu opposes à la force toujours en mouvement, à la force créatrice et bienfaisante, la froide main du diable. » Et celui qui voudrait vivre à la façon de Schopenhauer ressemblerait probablement plutôt à un Méphistophélès qu'à un Faust, mais seulement aux yeux des êtres faibles et modernes qui voient toujours dans la négation le signe du mal. Mais il y a une façon de nier et de détruire qui est précisément l’expression de ce puissant désir de sanctification et de délivrance, dont le premier imitateur philosophique, Schopenhauer, se présenta parmi nous autres hommes profanateurs et véritablement frivoles. Toute existence qui peut être niée mérite aussi de l’être : être véridique, cela équivaut à croire en une existence qui ne saurait absolument être niée et qui est elle-même vraie et sans mensonge. C’est pourquoi l’homme véridique prête à son activité un sens métaphysique» un sens qui peut être expliqué par les lois d’une autre vie supérieure, profondément affirmatif, quoi qu’il fasse pour apparaître comme le destructeur et le briseur des lois de cette existence. Tout ce qu’il fera deviendra nécessairement une longue souffrance, mais il sait ce que savait déjà Maître Eckhard : « L’animal le plus rapide qui vous porte à la perfection, est la souffrance. » Il me semble que chacun de ceux qui s’imaginent une pareille direction de vie doit sentir son âme s’élargir et qu’en lui doit naître un désir ardent de devenir Un homme comme l’a conçu Schopenhauer, un homme qui, pour lui et son bien personnel, serait pur et d’une singulière résignation, dont la connaissance serait pénétrée d’un feu ardent et destructeur, loin de la neutralité méprisable de de ce que l'on appelle l’homme scientifique, qui se sentirait planer bien au-dessus du dénigrement chagrin et morose, s'offrant toujours le premier en sacrifice à la vérité reconnue, mais restant convaincu, au fond de sa conscience, du sentiment que des souffrances seules pourront naître de sa véracité. Certes, par sa bravoure, il anéantit son bonheur sur cette terre ; il lui faut s’opposer même aux hommes qu’il aime, aux institutions dont il est sorti ; il lui faut être en état de guerre, ne ménager ni les hommes ni les choses, bien qu’il souffre lui aussi des blessures qui leur sont faites ; il sera méconnu et passera longtemps pour l'allié des puissances qu’il exècre ; malgré sa soif de justice et quoiqu’il mette à son jugement une mesure humaine, il devra être injuste. Mais il pourra s’encourager et se consoler avec les paroles dont se servit un jour Schopenhauer, son grand éducateur : « Une vie heureuse est impossible. Le but suprême que l’homme peut atteindre est une carrière héroïque. Celui-là l’accomplit qui, de n’importe quelle façon et dans n'importe quelle circonstance» lutte avec les plus grandes difficultés pour ce qui peut ; de quelque façon que ce soit, profiter à tous et qui finalement remporte la victoire, sans être autrement récompensé, ou en l’étant mal. Alors il finira par demeurer pétrifié, mais comme le prince dans le Re corvo de Gozzi, en une attitude noble et avec des gestes héroïques. Son souvenir demeure et sera célébré comme celui d’un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute sa vie par la peine et le travail, la mauvaise fortune et l’ingratitude du monde, s'éteint dans le nirvana. » Une pareille carrière héroïque, sans oublier les mortifications qu’elle comporte, ne correspond pas, à vrai dire, aux conceptions médiocres de ceux qui lui consacrent le plus d’éloquence, qui célèbrent des fêtes en mémoire des grands hommes et qui s’imaginent que le grand homme est grand comme ils sont petits, par grâce spéciale, pour leur propre plaisir, ou par le moyen d’un mécanisme spécial dans une obéissance aveugle à une contrainte intérieure, de telle sorte que celui qui n’a pas reçu le don ou qui ne sent pas la contrainte possède le même droit à être petit que l’autre à être grand. Mais être gratifié ou contraint, voilà des paroles méprisables par quoi l’on s'efforce d’échapper à un avertissement intérieur, voilà des injures à l’adresse de chacun de ceux qui ont écouté ces avertissements, donc à l’adresse du grand homme. Le grand homme est précisément de ceux qui se laissent le moins gratifier et contraindre. Il sait aussi bien que le petit homme comment on peut prendre la vie par son côté facile et combien est molle la couche où il pourrait s’étendre, s’il s’avisait de traiter son prochain avec gentillesse et banalité. Toutes les règles de l’humanité ne sont-elles pas faites de telle sorte que les atteintes de la vie, par une perpétuelle distraction des pensées, ne puissent être senties ? Pourquoi veut-il exactement le contraire, avec une telle force de sa volonté, veut-il précisément sentir la vie, ce qui équivaut à souffrir de la vie ? Parce qu’il s’aperçoit qu’on veut le duper au sujet de lui-même et qu’il existe une sorte d’entente qui consiste à le faire sortir de sa propre caverne. Alors il se rebiffe, il dresse l'oreille et il décide : « Je veux continuer à m’appartenir à moi-même ! » C’est là une décision terrible et il ne s’en rend compte que peu à peu. Car maintenant il lui faut plonger dans les profondeurs de l’existence, ayant sur les lèvres une série de questions insolites : Pourquoi est-ce que je vis ? Quelle leçon doit me donner la vie ? Comment suis-je devenu ce que je suis et pourquoi cette condition me fait-elle souffrir ? Il se tourmente et il s’aperçoit que personne ne se tourmente ainsi, qu'au contraire les mains de ses semblables se tendent passionnément vers les fanstamagories qui se jouent sur le théâtre politique, que ses semblables se pavanent sous cent masques différents, jeunes gens, hommes ou vieillards, pères, citoyens, prêtres, fonctionnaires, commerçants, tous occupés avec ardeur à jouer leur propre comédie et ne songeant nullement à s’observer eux-mêmes. Si on leur posait la question : « Pourquoi vis-tu ? » tous répondraient avec fierté : « Pour devenir un bon citoyen, un savant ou un homme d'État. » Et pourtant ils sont quelque chose qui jamais ne pourrait devenir quelque chose de différent. Pourquoi sont-ils précisément cela ? Pourquoi cela et non point quelque chose de meilleur ? Celui qui ne comprend sa vie que comme un point dans l'évolution d’une race, d’un État ou d’une science et qui par conséquent veut entièrement se subordonner au développement d’une matière déterminée, à l’histoire dont il fait partie, n’a pas compris la tâche que lui impose l’existence et il lui faudra l’apprendre une autre fois. Cet éternel devenir est un guignol mensonger qui fait que l’homme s’oublie lui-même, c’est le divertissement qui disperse l'individu à tous les vents, c'est la joie sans fin de la badauderie que ce grand enfant qu’est notre temps joue devant nous et avec nous. L'héroïsme de la véracité consiste précisément en ceci que l’on cesse un jour d’être son jouet. Dans le devenir tout est creux, trompeur et plat, tout est digne de notre mépris. L’énigme que doit deviner l’homme, il ne peut la deviner que dans l’être, dans le conditionné, dans l’impérissable. Dès lors, il commencera à examiner combien profondément il se rattache au devenir, combien profondément il se rattache à l’être. Une tâche formidable se dressera devant son âme : détruire tout ce qui est dans son devenir, mettre au jour tout ce qu’il y a d’erroné dans les choses. Lui aussi veut tout connaître, mais il le veut autrement que l'homme de Gœthe, non pas en faveur d’une noble mollesse, pour se conserver et se divertir de la multiplicité des choses. Au contraire, il sera luimême le premier sacrifice qu’il apportera. L'homme héroïque méprise son bien-être et son mal-être, ses vertus et ses vices, il dédaigne de mesurer les choses à sa propre mesure ; il n’espère plus rien de lui-même et de toutes choses, il veut voir le fond sans espérance. Sa force réside en l'oubli de soi et, s’il pense à lui-même, il mesure l’espace qui le sépare de son but élevé et il lui semble voir derrière lui et autour de lui un amas chétif de scories. Les penseurs anciens cherchaient de toute leur force le bonheur et la vérité ; et jamais personne ne doit trouver ce qu’il doit chercher, dit un mauvais principe de la nature. Mais celui qui cherche le mensonge en toutes choses et qui volontairement se joint au malheur, celui-là se prépare peut-être un autre miracle de déception : quelque chose d’inexprimable s'approche de lui, quelque chose dont le bonheur et la vérité ne sont que des copies idolâtres, la terre perd sa pesanteur, les événements et les puissances du monde prennent l’aspect d’un songe, il y a autour de lui comme la transfiguration d’un soir d’été. Celui qui sait voir est dans la situation d’un homme qui s’éveille et qui voit encore flotter autour de lui les nuées d’un rêve. Celles-là aussi finiront par se disperser. Alors ce sera le jour.

jeudi 22 août 2024

une littérature qui empeste de Michel Surya

 51/ le fait est que les termes auront été ouvertement intervertis : "légale" d'un coup la suspension de toutes les libertés acquises, et 'dérogatoire' de leur exercice normal. Interversion à laquelle les corps n'auront pas qu'été contraints ( confinés, consignés), ui auront, en outre, vu leurs rares rencontres mesurées, placées sous condition (qpatiales, temporelles...), élargissant, généralisant le depuis déjà longtemps sacro-saint principe de précaution. Lequel principe aura servi et continueraz de servir de matrice. C'est du bien de tous, et à parts égales, qu'il devra dorénavant être question, par la grâce de nul ne sait quelle conversion de la domination du "bien", quand c'est de la surveillance de tous, à parts égales, qu'il était en fait question pour elle, et pour que 'son' bien fut assuré. roc entre le vite devenu doctrinal principe de précaution et le prévisible non moins doctrinal principe de préservation. Pure procédure, dans un cas comme dans l'autre, de puérilisation des masses.

"Bien" bien sûr si désintéressé qu'il parait, qui n'est pas moins inspiré par le désirde prévenir les plaintes inombrables dont les "responsables" politiques de la domination sont aujourd'hui la cible. Plus généralement, par le fait que la plainte en tant quel telle, et quelque sujet qui la justifie, est le seul secours de l'égalité dans un régime qui n'a pas su l'établir, et qui doit s'en défendre contre un monde de plus en plus nombreux qui ne se reconnait plus que comme victime, et s'identifie à cet état. Qui s'y identifie jusqu'au plaisir.


52/ Interversion, donc à laquelle il n'y a pas que les corps à s'être prêtés, à peu près toutes les 'pensées' aussi, corps et pensées faisant montre en cette occasion d'une docilité significative, à la vérité exemplaire, tout à fait faite pour resservir le jour venu quand bien même la raison en serait moins pressante, même si elle ne l'est plus ( par exemple, les mesures qu'il y aura lieu de prendre vite contre le réchaffement climatique et ses effets).

Chaque mesure prise ici, et pour protéger, resservira là, et pour dominer. Et de provisaoire que cette interversion aurait dû être, qui deviendra définitive.


53/ Parce que cette domination est en réalité déjà tout entière et depuis longtemps acquise, et parce qu'il ne peut plus être question pour elle que du perfectionnement incessant de ses procédures. Cette toute dernière circonstance pandémique, providentielle par beaucoup de ses aspects, ne parfait pas seulement des procédures déjà constituées -au perfectionnement desquelles à peu près tout le monde vient de concourir- , elle les "justifie" en outre et une fois pour toutes ( justification au sens ici d'une bio-théologico-politique inédite). parfaire les procédures, soit "scruter, sonder, consigner mots d'ordre divins à la puissance deux, c'est-à-dire indifféremment sanitaires et sécuritaires, et pour juger, au juste, le contraire exactement de l'imprécation d'Artaud (impécation : prier contre), le contraire exactement parce que pour n'en pouvoir jamais finir avec quelque jugement que ce soit, principe de toute obéissance non moins que de toute surveillance."

mardi 20 août 2024

Excepté le possible par Michel Surya

 Je me dis: il faut être près de la mort, être très près d'elle, et depuis toujours, pour que soit donnée la possibilité ( je n'ose pas dire : la chance ) d'user d'une langue qu'on n'eût pas à justifier, dont on n'eût plus à répondre. Une telle langue - la langue de l'eau des fleurs - n'en appelle plus à personne, en effet; en même temps ce sont tous ceux à qui elle vient qui sont appelés à tenter d'aller vers elle.

Ou encore : qui sont appelés à aller vers n'importe quelle langue pourvu qu'elle n'eût rien à voir avec celles dans lesquelles il aura, non seulement fallu connaitre ces désastres, mais encore les penser ( au sujet desquels la pensée devra faire l'expérience de son désastre propre).


Or il semble que cette langue vient après un désastre de plus. Un désastre qui n'appartient qu'à celui qui la "parlécrit". C'est ce qui stupéfie. Je sais bien que nous avons en commun avec celui qui a parlécrit l'eau des fleurs tous les désastres; que nous ne pouvons pas ne pas avoir tous les désastres en commun avec lui. Mais ce qui fait la littérature, ce qui distingue entre les unes et les autres, les petites qui répètent et les grandes qui détruisent ( et créebnt?), c'est toujours ce désastre de plus. Il y a un désastre de Reynard qui ne fait que s'ajouter à tous les désastres que nous connaissons et avons en commun ( il fut aussi assez philosophe pour cela); Reynard montre un désastre qui fait que ce sont tous ceux que nous croyions connaitre que nous devons comprendre autrement. Toutes les lignes de Reynard le disent : et qu'il sait ce qu'il en est de ce qu'il faut qu'on sache tous de ce qu'il en est du sien ( en même temps, c'est d'un désastre obscur ou secret qu'il nous entretient - et qu'il dérobe, et qu'il tait - "n'écrire que pour taire").

samedi 17 août 2024

Excepté le possible Par Michel Surya

 'Le malheur de la littérature'  : Roger Laporte


Peut-être Roger Laporte sera-t-il celui qui aura pris sur lui le malheur de la littérature; qui l'aura fait sien. Je précise : le malheur de l'échec de la littérature; je précise encore : le malheur de la littérature en tant qu'échec ( en etant, quoi qu'elle soit, si grande qu'elle soit parfois, cet échec, constitutivement). On en conviendra donc: il n'y a pas de littérature qui n'échoue dès lors qu'elle tend vers l'impossible ( or il n'y a, littéralement, de littérature que tendant vers l'impossible); et il n'y a pas d'écrivain à qui ce malheur n'échoie dès lors qu'il ne conçoit pas que la littérature puisse n'être pas cette tension vers l'impossible. Cet impossible de la littérature, c'est la littérature même ( suivant l'aporie propre à la théologie négative, ou au "non-savoir" propre à Georges Bataille).

Mais le cas de Roger Laporte est plus singulier et plus exemplaire encore : et il fait que son malheur lui-même est plus singulier et plus exemplaire. Il l'est , et il ne pouvait que l'être. Il ne pouvait que l'être, celui-ci ayant fait de la littérature et de lui-même la même chose. Ce qu'on peut dire, vite, sans aller plus avant, de beaucoup d'autres, sans doute : ce qu'on ne dirait pas cependant dans le sens où je cherche à le dire ici de lui. Ce que je cherche à dire ici de lui, c'est : il n'a pas échoué comme échoue quiconque est impuissant à atteindre la limite de la littérature  ce qui fait qu'elle est pour finir (impossible ) il a échoué  en tant qu'il a fait de lui-même cette limite, c'est impossible, qu'on est par principe impuissant à atteindre. Et c'est une opération mentale étrange et angoissante: il s'est confondu avec elle. On sait quel nom il a toujours donné à cette confusion : biographie. Mais cette confusion (stricto sensu)  entraine avec elle des conséquences redoutables. Celle-ci, par exemple : dès lors que c'est lui qui échoue, il échoue en tant que c'est lui qu'il n'atteint pas ( lui-même est alors porté à l'état de limite ou d'impossible). Il n'y a pas de procès d'écriture qui ne veuille qu'il y ait un début; et qu'au début l'écrivain ne soit lui-même ce qui attend que la littérature lui révèlera (de lui y compris). Or, c'est le contraire avec Roger Laporte. Lui se tient au terme d'un procès d'écriture qui fait de la littérature le début. Dans le premier cas, on a affaire à une logique d'extraversion de soi dans la littérature; dans le second,  une logique d'introversion de la littératureen soi. Le malheur est le même, peut-être; rien ne peut faire pourtant qu'il ne change de signe. Dans un cas, il est ex-pression (perte, fuite, folie...); dans un autre , dé-pression (ressassement, obsession, dégoût...). Dans l'un, l'écrivain fait avec le malheur d'être le malheur de la littérature; dans l'autre, avec le malheur de la littérature un malheur d'être supplémentaire. On n'a, en général, jamais raison de la littérature ( on récidive, mais en vain).  Dans son cas particulier, c'est la littérature qui a eu raison de lui ( il s'est arrêté, tu).

La façon dont il s'est arrêté et tu étonne, intrigue. Il s'est arrêté sans se taire ( phrase paradoxale qui ressemble à s'y méprendre à toutes les phrases elles-mêmes paradoxales de Maurice Blanchot, au plus près desquelles Roger Laporte s'est tout instant tenu, non pour les reproduire, mais pour en faire l'expérience). Que la littérature ait eu raison de lui, il n'en doutait pas. Il ne doutait pas qu'il avait épuisé ce qu'il pouvait dire de lui (Moriendo aurait été cet épuisement). Il ne crut pas cependant qu'il n'y avait à dire de lui, et à en dire biographiquement, que ce que la littérature avait permis qu'il en dit. Le mouvement recommencerait donc qui est sans doute par nature sans fin. Il convoquerait de nouveau les moyens que celle-ci lui avait prodigués, ne serait-ce que pour ne pas rester plus longtemps sans l'existence, qu'il n'y avait que la littérature à lui prodiguer, lettre à personne , Carnet posthume seront ce qui a résulté de cette convocation paradoxale ( ces titres sont douloureusement explicites : cette lettre est l'adresse d'un mort à...personne_). Une convocation qui dirait, en quelque sorte : je n'ai pas pouvoir de faire que la littérature fasse que je vive. A la vérité, il s'enfonçait un peu plus avant dans un mouvement double et inversé, lequel aurait voulu que la littérature eût d'autant plus de pouvoir que lui-même en manquait davantage; ou, plus paradoxalement encore : qu'il ressuscitât par le même mouvement qu'il s'effaçait.

On devrait n'admirer que les écrivains qui rendent la littérature un peu plus impossible encore. J'ai admiré chez Roger Laporte qu'il fît de lui-même cet impossible sur quoi la littérature s'est un instant arrêtée.

jeudi 15 août 2024

Excepté le possible Par Michel Surya

 






Préambule


Il aura fallu, pour que je revienne vers la poésie, que je le fasse par des œuvres qui, sensiblement, s'en exceptent. Qui, quoiqu'elles lui appartiennent - et elles lui appartiennent - , la tiennent en suspicion. Une suspicion telle qu'elles-mêmes rechignent à s'en réclamer.

Etrange exception, au demeurant, et qui semble tenir de la surenchère. De la surenchère en effet sur l'exception que serait elle-même la poésie. Qu'elle serait, devrait être, aurait été, peu importe.

Exception? Du langage dans le langage ( plus petite définition possible de la poésie).

Aurait-elle cessé de l'être? Mais ce n'est sans doute pas ce qu'il suffit de dire - ou c'est risquer de dire quelque chose d'une "histoire" de la poésie, et supposer que celle-ci serait "finie", comme on l'a tant dit d'autres histoires - de la philosophie, par exemple. Mieux veut donc dire qu'elle ne cesse jamais de cesser d'être cette exception qu'elle est ( qu'elle serait, devrait être, aurait été), et que des œuvres ne cessent pas non plus d'opposer à cette cessation incessante une exception nouvelle ou supplémentaire, grâce à laquelle elle ne finit pas (ni n'a jamais fini).

Bataille a appelé "haine de la poésie" cette cessation de l'exception et son opposition (entière, irascible, violente) à celle-ci. Et on l'a dit après lui, croyant pouvoir dire, comme lui, qu'il suffisait que la poésie montrât, entre autres, une "écœurante sentimentalité" pour que la haïr fût justifié. C'est bien le moins. Mais c'est beaucoup plus aussi, qu'on ne voit pas les poètes avoir lu, dont on voit moins encore qu'ils s'en seraient théoriquement servis. >Il aurait fallu pour cela qu'ils suivent l'étrange détour théorique, ou théorico-zoomorphique, qui le fait en appeler à un cheval ( à tout cheval ou à n'importe lequel, sauf au "cheval", ce que la "poésie" eût encore volontiers fait alors) et le (se) conduire à l'abattoir, à l'abîme de l'abattoir, anticipent ce que dirait plus tard Thomas Bernhard - le disant avec lui : qu'il n'y a de poésie comme de philosophie que de l'abattoir.

Bataille n'est pas poète, dira-t-on - comme on n'a longtemps pas manqué de dire qu'il n'était pas philosophe. Si l'on veut : il n'y a d'ailleurs nul besoin qu'il le soit, ici du moins. Il suffit, pour que je sois justifié de citer ce qu'il disait et désignait ainsi de la poésie, que Jacques Dupin et Bernard Noel, dont il sera question longuement ici, ne soient pas loin de dire et désigner la poésie d'une façon qui ne va pas sans lui emprunter plus d'un trait à cette haine; à tout le moins, d'avoir grandement construit leurs œuvres respectives contre la poésie.

Une question en résulte cependant : qu'est ce qu'une poésie construite contre la poésie? Autre chose qu'elle? Ou elle, à chaque fois et à sa place, recommencée? Il n'y a rien qui puisse en être dit précisément. On lui devine autant de formes possibles que la convention elle-même est susceptible d'en adopter. Et la convention est susceptible d'adopter à peu près toutes les formes, y compris celles qui la contestent ( en quoi la suspicion est aujourd'hui la plus justifiée) : à fortiori les formes qui paraissent la contester constituent aujourd'hui autant de masques, qui la définissent comme convention. Pour le moins, rares sont les oeuvres que cette haine inspire réellement et nombreuses celles qui la nient ou qui la singent.

Les circonstances, les amitiés ( entre autres celle de Cédric Demangeot qui aura fait de ces textes séparés un livre) ont voulu que j'aie choisi pour illustrer cette haine les trois œuvres de Dupin, Noël et Reynart. Parce qu'elle ne fait pas seulement d'elles des œuvres à part; mais parce qu'elle fait de ces trois œuvres la seule part de la poésie qui ne soit pas haïssable.




dimanche 11 août 2024

Fragments d'un "Manuel de l'anti-chrétien" Par Georges Bataille

 & 1.   Le christianisme est la maladie constitutionnelle de l'homme.


Le christianisme n'est pas  une aberration transitoire, il n'est pas seulement une réponse donnée à des problèmes disparus en même temps que ses conditions historiques. L'angoisse à laquelle il a été répondu par le renoncement appartient en effet à l'homme autant qu'une tare congénitale : l'inclinaison vertigineuse au renoncement, le christianisme, est la maladie constitutionnelle de son existence.


& 2.   L'esprit chrétien exerce son action au-delà des églises chrétiennes.


Si tu ne veux pas accepter le christianisme, tu fois évidemment t'unir avec ceux qui le haïssent et envisager une lutte qui n'aurait pas de sens si tu n'y apportais pas l'essentiel de tes forces. Et, tout d'abord, tu dois prendre conscience de la signification de l'esprit chrétien dans le monde et, en particulier, de l'action que cet esprit exerce au-delà des prêtres et des églises. Les formes et les méfaits occasionnels du christianisme sont peu de chose, mis en regard de son essence intime et universelle, qui étend ses destructions aussi subtilement qu'une peste, parfois même dans le camp de ceux qui croient lui être hostiles.


& 3.   L'existence partagée entre la peur et la cruauté devenue chrétienne par défaillance.


Afin de te représenter clairement l'essence de l'esprit chrétien, tu dois considérer tout d'abord les conditions chargées de l'existence sur la Terre. Tout ce qui s'anime à la surface de la planète refroidie est soumis à la dure loi de l'avidité, tous les êtres sont condamnés à se manger les uns les autres afin de conserver et de croître : ainsi l'être humain tuant et opprimant, ou participant au meurtre et à l'oppression, doit tenter de s'approprier toute richesse et toute force disponibles. D'autre part, la dépense libre des forces et des richesses accumulées est limitée du fait qu'elle introduit en même temps que la joie explosive une menace immédiate de dépérition et de mort. Ainsi l'existence humaine est à la fois agression cruelle et conscience grandissante de l'anéantissement inévitable: elle passe de la cruauté à l'extrême effroi et revient subitement dans un grand désordre à une cruauté accrue. Il ne faut donc pas t'étonner que tes semblables aient cherché une issue dans le gémissement et qu'ils se soient abandonnés à la honte d'eux-mêmes.


& 4.  L'avidité est  devenue le mal, le bien est devenu Dieu.


Une vie aussi dure à supporter devait nécessairement être maudite par ceux qui la vivent. Et la malédiction ne pouvait être prononcée qu'au nom d'un bien qui aurait du être. Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l'abri des changements et des destructions qui les effrayaient. Le bien s'est vu attribuer une sorte de souveraineté intangible et véritable; et le monde réel dont ce bien est absent a été regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale. L'avidité - c'est à dire l'homme, c'est à dire toi - est devenue le mal et la malédiction divine s'est lentement étendue comme un brouillard sur ce monde où nous mourons.


& 5.  La haine de l'homme pour l'homme.


Dans la mesure où Dieu a exercé son obsession sur les esprits, l'homme réel est donc devenu un objet de haine pour l'homme. La vie humaine n'a plus trouvé de raison d'être à ses propres yeux que la satisfaction qu'elle a de se savoir condamnable.


& 6.  Nécessité d'une médiation entre le bien idéal et la réalité humaine.


Tant que la divinité transcendante du bien n'était qu'une obscure représentation philosophique, il y avait une parfaite absence de rapport entre cette divinité et l'existence réelle des hommes. La condamnation de ce qui existe ne pouvait donc avoir aucune conséquence appréciable. Ce qui était humain ne pouvait pas être changé sensiblement et le dieu des philosophes demeurait dans l'inaccessible transcendance.
Il était cependant fatal qu'une communication s'établisse entre les deux mondes sans contact. Le christianisme est le pont jeté sur l'abîme qui séparait la réalité de l'idéal. Le mythe évangélique de la rédemption, l'incarnation du fils de Dieu et le rachat du péché originel par la mort sur la croix ont rempli l'espace que la philosophie laissait vide. Etant donné que l'angoisse humaine n'avait pas de cause plus décourageante que l'abandon dans lequel le Dieu bon aurait laissé le monde réel, une solution dramatique répondant aux besoins d'un symbole vivant et émouvant devait prendre aussitôt la valeur de l'interprétation lucide d'un mauvais rêve. Ainsi la "vérité" du christianisme s'est-elle imposée avec une force de conviction sans exemple.


& 7.


L'homme - c'est à dire "ce que tu es" - est ainsi devenu l'esclave non plus d'un être arbitraire et irrationnel, qu'il ui serait possible de maudire ou de combattre, pais d'un principe immuable et irrécusable, qui n'est que la raison ou le bien personnalisés. La légende de la rédemption a rendu compte de la coexistence d'une profonde réalité parfaite et d'un ici-bas misérable, mais elle a fait de "ce que tu es" un esclave coupable aux pieds d'un maitre immaculé. Tout l'espoir qui reste au malheureux humilié était dans ces conditions de devenir un jour le pâle reflet de celui qui l'humilie. Ainsi le christianisme vaut-il tout au plus ce que vaut le Dieu qu'il propose à l'amour de ses créatures indignes.

Il serait clairement risible et dégradant que l'homme - "que tu es" - ne soit plus qu'une image réfléchie du bien et de la raison : c'est pourquoi un combat constant s'est institué jusqu'à l'intérieur du monde chrétien pour échapper à une nivellation aussi parfaite. Dieu a souvent été représenté comme une existence capricieuse décidant arbitrairement du sort terrible ou heureux des créatures. Cependant les doctrines de la "grâce" n'ont jamais eu qu'une existence précaire : la platitude du "mérite" et des "oeuvres" l'a toujours emporté sur les représentations irrationnelles. S'il demeure possible de parler avec passion du "Dieu de nos pères" - "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob" - il n'existe pas de moyen d'empêcher ce Dieu vivant de se dissoudre dans la forme d'existence plus générale qu'est la perfection éternelle. La figure de Jésus ne fait que rendre cette dissolution plus facile en ceci qu'elle suffit à répondre à l'exigence de l'amour. Jésus le fils étant l'incarnation vivante et susceptible d'être humainement aimée, la profonde réalité de Dieu peut demeurer principe vague et dénué de force d'attraction véritable. Le médiateur humain - ensanglanté et mourant - suffit à dérober l'amour des hommes pour le compte de la puissance créatrice abstraite et bonne, qu'il serait impossible d'aimer avec passion sans ce subterfuge.

Tel croit ainsi aimer le Dieu d'Abraham ou le christ en agonie qui ne fait que placer l'existence humaine dans la dépendance de l'idéal. Il ne fait donc que renoncer à reconnaitre la valeur de l'homme pour affirmer celle du principe qui te condamne à une servitude résignée.

La réussite du christianisme et l'étendue de son insertion dans l'histoire humaine prouvent que cette condamnation répondait à un besoin essential de tes semblables. Il était inévitable que la raison humaine développe l'ensemble des possibilités qui lui appartiennent et que ce développement se produise pour une partie au détriment de l'homme lui-même. C'est seulement maintenant, alors que les limites des possibilités rationnelles ont été atteintes, qu'il est devenu possible d'échapper à l'empire de l'absolu et du parfait et de retrouver la valeur capricieuse des existences réelles. Tant que l'intelligence humaine n'avait pas été jusqu'au bout de ses opérations, les jugements de la raison n'apparaissaient pas seulement comme les constructions les plus solides possibles dans un monde aléatoire : ils demeuraient enveloppés dans une brume sacrée qui permettait de conférer une Toute-Puissance divine à leur principe. Et la défaillance fatale voulait que le souvenir des joies aigues suivies de dépressions et de dures souffrances transforme aussitôt la vision de cette lointaine Toute-Puissance en génuflexion.

Mais s'il est vrai que la haine de l'homme pour l'homme et la triste soif de l'au-delà qui en résulte soient aussi profondèment fondées, il va de soi que le simple fait d'échapper aux formes particulières du christianisme n'était pas suffisant pour que tes semblables échappent au besoin dont il n'était que l'un des modes de satisfaction possibles. Quelque grand qu'ait été à la longue le malaise soulevé par l'attitude chrétienne, quelque réelle qu'ait été l'aspiration à une existence qui ne maudirait plus la nature prfonde de l'homme, les habitudes prises et le malheur incessant ont voulu que la place demeure abandonnée à ce qui ressort de l'au-delà. Chaque homme sait que la justice et l'égalité ne sont pas et ne peuvent être "de ce monde", mais les multitudes écoutent ceux qui affirment qu'elles "doivent" en être : elles exigent donc tu vives pour la réalisation de ce qui déprime l'existence humaine et non pour accomplir ce qui lui donne un sens. Sous cette forme nouvelle, les plus grossiers de tes semblables continuent ainsi d'atteindre de toi la génuflexion que tu refuses.

Il est vrai que le socialisme sous sa forme élaborée s'est écarté des grands principes visiblement étrangers à l'existence "que tu vis". Tu peux regarder l'attitude de Marx éliminant de sa doctrine tout ce qui ce participait de l'"idéal" comme un hommage à l'aspiration rigoureuse que tu représentes. Mais les réserves du marxisme sur les idées n'empêchent pas ceux qui le professent de retomber dans la complainte chrétienne sur l'l'immoralité de tout ce qui mène la société réelle des hommes. Le socialisme de toute nuance agit et intervient dans ce monde mal fait au nom d'un monde futur parfaitement juste et équitable. Par lui comme par le christianisme, "ce qui n'est pas et ne peut pas être" juge "ce qui est", tout ce qui n'est pas victime est traité comme condamnable. La théorie qui veut que le capitalisme soit combattu parce qu'il est victime désignée du prolétariat n'est qu'une satisfaction extérieure donnée aux exigences anti-chrétiennes. Le combat est mené, dans la pratique, au nom de la plus fade morale. Une théorie qui croit être une expression de la vie et non des mots a introduit dans la vie, en fait, un verbalisme qui la défigure. Ce qui sous le nom de prolétariat combat le capitalisme est beaucoup moins une force organisée et devenant puissante par sa vie propre qu'un mouvement d'obscure insatisfaction se composant par impuissance autour de grands principes moraux.

Comme devant le christianisme, tu ne devras pas te contenter, devant le socialisme, de fuir les simplifications. La crainte de tout ce qui ne se laisse pas enfermer dans de grossières formules doit être considérée comme le signe d'une inhumaine inconsistance. Il est nécessaire de distinguer dans chaque mouvement des aspects contradictoires de conquête et de pesanteur. La pesanteur chrétienne ou socialiste tient à la subordination de la vie à des normes qui lui sont dictées, dans des moments de doute et de défaillance, par des principes qui ne valent que pour les formes abstraites de la pensée. Mais les pires affaissements sont liés à des activités et à des sursauts : le christianisme a développé ce qui pouvait être lié de création rituelle, tragique ou extatique au renoncement, le socialisme a suscité en quelques révolutions ce qui pouvait lui être lié d'activité militaire ou plus généralement de combat. Mais la révolution n'enferme pas davantage la réalité du socialisme et tu ne dois pas oublier qu'une révolution sociale pour laquelle tu aurais combattu te priverait vite du droit d'exister et d'exprimer "ce que tu es". Car la révolution sociale, pour être à la mesure de ton agitation profonde, n'en a pas moins pour but l'instauration d'un ordre humain dont l'image sans relief appartient à "l'au-delà" des grands principes et des communes mesures. La pesanteur retrouve son compte dans toute entreprise humaine mais le socialisme, avec le christianisme, est caractérisé par le fait que la pesanteur est exactement sa fin : l'acte et la fête que représente une révolution ne sont pour le socialisme qu'un moyen.

Les mouvements humains considérés dans leur ensemble ne diffèrent pas les uns des autres autant qu'il apparait en premier lieu. Lorsque l'analyse est conduite avec patience, chacun des éléments qui appartiennent à l'un d'netre eux se retrouve dans chacun des autres. Subversions, autorité, irrationalisme et souci de la raison se retrouvent dans une attitude donnée aussi bien que l'attitude contraire. Le fascisme donne des gages au besoin de subversion; le communisme en donne au besoin d'autorité. La valeur d'une opposition porte donc sur de simples différences d'accent.

mercredi 7 août 2024

Capitalisme et djihadisme : Une guerre de religion partie 9 et fin

 &  Georges Bataille, parlant en 1933 de ce "tout" et mesurant les fascismes d'alors à l'islam politique radical historique, autorise à rebours qu'on mesure l'islam politique radical d'aujourd'hui au fascisme d'alors :[...] le fascisme sous nos yeux, repris et reconstitué de la base au sommet - partant pour ainsi dire du vide - le processus de fondation du pouvoir [...] Jusqu'à nos jours, il n'existait qu'un seul exemple historique de brusque formation d'un pouvoir total, à la fois militaire et religieux [...], ne s'appuyant sur rien d'établi avant lui, celui du Khalifat islamique."

&  Ceci est possible aussi : qu'il entre dans cette mansuétude inattendue de l'anticapitalisme un étonnement, qui sait une envie : plus personne ne montre en effet, ici, assez de pensée ou assez de passion pour mourir pour la révolution. La révolution se cherche des martyrs, quand la religion n'en manque pas.

&  On lit que l'anti-islamisme ( ce qu'on appelle en France : l'islamophobie) serait providentiel, sinon pour le capitalisme du moins pour l'état. Suivant sans doute un dualisme persistant qui voudrait qu'on puisse ne se connaitre qu'un adversaire à la fois. Ou suivant un sophisme qui écarterait de l'idée que l'islamisme politique radical et le capitalisme seraient deux face inconscientes d'une même adversité. Il ne fut tout de même pas impossible, sinon facile, tout le temps que dura la guerre froide, de n'être ni pro-soviétique ni pro-américain ( ni stalinien ni capitaliste). L'anarchie fut l'un des noms de cette exception.

&  Le terrorisme serait deux fois providentiel, qui permet à l'état de donner à ses réflexes antiterroristes l'étendue dont il rêve, et à 'l'anti terrorisme une politique d'opposition à l'état, faute d'aucune autre politique réelle (a fortiori anticapitaliste). Par quoi, l'anti terrorisme se laisse abuser ou s'abuse lui-même (confusion involontaire ou entretenue entre l'état et la domination, laquelle confusion mésestime que le premier ne dispose d'à peu près plus aucun moyen et la seconde de presque tous). En effet, la question n'est plus qu'en second lieu de la surveillance et de ses procédures, qu'on n'étend pas à ce point, et depuis longtemps déjà, sans le consentement de ceux sur qui elle va s'exercer. Lesquels n'y consentent pas seulement; à la vérité qui y aspirent.

&  Si l'on s'en tenait à cette dichotomie, il suffirait que soient abrogées toutes les mesures antiterroristes pour que les libertés nous soient rendues ( vieilles brisées auxquelles le gauchisme se raccroche pour maintenir l'illusion d'une adversité invariable). Mais tout a changé, et depuis longtemps. Et les libertés n'existeraient pas davantage quand bien même personne n'y attenterait plus ( quand bien même personne n'attenterait plus même à leur "formalisme"). On pourrait presque en faire l'hypothèse ironique : les mesures antiterroristes sont tout au plus faites pour maintenir l'illusion que des libertés existeraient encore.

Exemple de cette confusion : "Quant à l'antiterrorisme, il faut vivre les yeux fermés pour ne pas voir l'instrument politique de gouvernement qu'il constitue depuis quinze ans, et plus notablement en France depuis les attentats de janvier [...] Comment en finir avec l'antiterrorisme comme mode de gouvernement? Et comment s'organiser afin de renverser l'ordre existant? " (Salon du livre politique Paris 2015, présentation). C'est sans doute là parler fort et pour le plus grand nombre, mais c'est ne rien dire quant à ce qu'il en est réellement. Car l'accent porté sur l'antiterrorisme n'est pertinent qu'en partie, qui cherche à établir que l'état a encore besoin de la terreur pour dominer. ce qui ne constitue pas qu'une méprise, mais une tromperie quant à la capacité de la domination à asservir sans pour autant avoir besoin de terroriser.

C'est le contraire même qui se passe, où l'on voit que la domination est maintenant de force à "terroriser"' les états eux-mêmes. La Grèce vient d'en faire l'inévitable et amère expérience, à qui les marchés ont rappelé qu'il n'y a que le capital qui permette qu'on jouisse, mais qu'on n'en jouit qu'à ses conditions.

&  L'anti antiterrorisme tient si peu lieu de politique qu'il est incapable de lui opposer plus qu'une pauvre incantation insurrectionnelle. Sans cependant jamais dire laquelle ni à quelles conditions. Sans surtout prendre en considération que l'insurrectionnalité est vide aujourd'hui de toute substance politique, seulement susceptible de se remplir de toutes -régressives aussi bien qu'émancipatrices ou révolutionnaires. Immaturité, selon Boyan Manchev : " Il est grand temps de dépasser l'état immature du romantisme révolutionnaire et d'opposer la tendance à concevoir l'insurrection en tant que structure vide, la structure vide de l'évènement (messianique, eschatologique). Il n'y a pas de politique sans substance, et la substance historique est toujours complexe, elle relève d'un champ de forces où la dynamique des partages et des déchirures excède toute hypostase de la logique de la négativité, et de sa figure majeure - l'évènement de la Sortie."

&  L'éventualité que le vide de la structure évènementielle (insurrectionnelle ou révolutionnaire) se remplisse de représentations et d'actualisations régressives et fascisantes est en effet la plus grande aujourd'hui en Europe et en France. Lesquelles ne sont pas moins que les représentations et actualisations de l'islam politique radical susceptibles de produire un romantisme aussi, explicitement contre-révolutionnaire, d'un pouvoir d'attraction-répulsion analogue, sinon aussi efficace.

&  En réalité, la servitude que la domination est parvenue à imposer n'est qu'accessoirement de nature policière ou de contrôle. Le contrôle qui tend à s'exercer, sans reste en effet, est essentiellement de nature marchande, et c'est celui-là même que "les masses" plébiscitent, convaincus qu'elles sont que c'est de lui que dépend la part qu'elles prendront à une prospérité promise à tous, mais qu'il n'y a qu'elles a coupablement parfois ne pas atteindre.

&  C'est surtout ne pas vouloir tenir compte de ce que le problème des libertés est déjà pour l'essentiel réglé, et qu'il s'est réglé d'un commun accord entre, d'un côté, une volonté de surveillance certes pour partier policière mais pour l'essentiel marchande et, de l'autre, un désir narcissique irassasiable d'attester de soi en se montrant en tout et partout (via la pandémie des réseaux).

Une chose est en effet que les états produisent (ou le semblent) les procédures les plus sophistiquées pour que tout et partout leur soit "visible"; une autre est que tout le monde, en toute occasion, conspire dans ce sens et veuille se rendre visible à la domination; que chacun même mesure à sa visibilité la part qu'il prend à la jouissance d'appartenir à la vision qu'elle offre et promeut. Les écrans ont fait de cette vision-visibilité infinie leur propre infinité, la seule qui échoie à cette époque et la mesure infiniment. C'est là que l'identité narcissique se constitue et (dé)montre, ne jouissant pas moins de la domination qui le lui permet que d'elle-même qui y existe.

En quoi, une fois encore, l'identité ascétique n'est pas sans lui ressembler fort. Laquelle ne se met pas moins en scène, quitte à le faire, par un tour itératif et atroce du narcissisme, masqué. 

Pour une jouissance plus grande encore?

Qui sait?

Au bénéfice  bien sûr du capitalisme , puisqu'il n'y a de bénéfice pour finir que de lui.


Octobre 2015

mardi 6 août 2024

Capitalisme et djihadisme : Une guerre de religion partie 8

 &  La politique comme variante de la fausseté théologique, selon Nietzsche : 'Cet instinct théologique (...) est la forme la plus répandue, la plus proprement souterraine de fausseté qu'il y ait au monde. (...) Chaque fois que des théologiens, à travers la 'conscience' des princes (ou des peuples) essaient de mettre la main sur le pouvoir, nous savons sans le moindre doute ce qui, au fond, est en train de se passer : c'est la 'volonté d'en finir', c'est la volonté nihiliste qui veut accéder au pouvoir =qui 'veut la puissance' ...= A ceci près, sur quoi même Nietzsche se méprend ( méprise d'époque), qu'il n' , au fond, de 'pouvoir' qu'empruntan t à la volonté théologique 'd'en finir' propre à tout nihilisme.

&  Comment l'irreligion révolutionnaire peut=elle montrer quelque mansuétude que ce soit pour l'islamisme politique radical sans céder si peu que ce soit à la religion en tant que telle? Les religions des opprimés sont=elles, par principe, moins méprisables que celles des oppresseurs? Admettons=leun instant puisque leurs défenseurs en semblent persuadés. Mais ceux=ci ne doivent=ils pas admettre à leur tour que celles=ci beaucoup fait pour cette oppression, dans laquelle elles 'ont pas moins d'intérêt que n'importe quelle politique à les maintenir?

&  On connaissait les deux régimes de la contradiction, principale et secondaire, (ou subordonnée). L'aurait=on oublié que ce qu'on a entendu après les attentats de janvier 2015 se serait employé à nous le rappeler. Ceux qui, parmi les anticapitalistes, se sont montrés enclins à la mansuétude pour l'islam politique radical ( ils n'ont pas manqué) prétendaient plus ou moins ouvertement que celui=ci était une invention du capitalisme, pour continuer de se sauver. A ceux=ci il convient d'ojecter que le capitalisme continuera de se sauver seul tant que sa contestation ne viendra pas majoritairement de son sein, quelques ennemis extérieurs qu'il s'invente ou qu'on l'imagine s'inventer = et tant que cette contestation ne sera pas réellement révolutionnaire. Or on ne voit pas depuis les années 1970 rien qui le menace réellement ni majoritairement. (Si 'exigence révolutionnaire y perdure, c'est à l'état résiduel, nostalgique, incantatoire et archi=minoritaire.)

&  Le capitalisme a depuis toujours ce problème, qu'on l'a vu avoir contre le fasscisme et le communisme, qu'on le voit avoir contre l'islaisme politique radical : à se constituer comme religieux par surcroit (la contre=révolution néo=conservetrice l'a bien essayé en usant ad nauséum d'un vocabulaire  religieux : 'croisade', 'axe du bien et du mal', 'guerre des civilisations', etc. lequel vocabulaire ne cherchait pas à beaucoup plus que justifier des menées militaires intéressées et désastreuses au Moyen=Orient.) Le fascisme  et le communisme naguère, l'islamisme politique radical aujourd'hui ont seuls été et sont seuls capables de se représenter comme totalités. Comme totalités au sens où le tout (totos) est appelé à = ou promis de = s'accomplir; et  au sens où le même (tautos) ne l'a pas été ni ne le serait pas moins. Du tout, le capitalisme est certes capable, qi y tend par nature. Mais du même, il ne l'a jamais été, qui n'y tend d'ailleurs pas. Il tient que le tout peut se dispenser  du même, ou qu'il s'impose à lui (c'est sa surenchère archi=religieuse). De là que le capitalisme n'ait jamais été ni ne soit jamais capable de plus que d'un totalitarisme (ce qu'il est tendanciellement), quand c'est à un 'tautalitarisme ' qu'il lui faudrait atteindre, à quoi vise et tend l'islam politique radical.

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 7

 &  Irénisme que motive le besoin de maintenir en l'état, à un moment critique précis, dans la crainte, qui plus est, que celui-ci se répète et se perpétue, ce qui est en réalité traversé par des conflictualités lourdes et durables.

&  On a beaucoup craint, en France, avec raison, les "amalgames". Amalgames qu'on a, par le même mouvement, aussitôt qualifiées d'"islamophobes" ( en tout cas, qu'inspirait une islamophobie qui ne s'avouerait pas). Confusion supplémentaires dont on s'étonne, pour peu qu'on prenne ce qu'il reste du révolutionnarisme au sérieux : le XXI° siècle n'est en effet pas moins fondé à être "islamophobe", que le XVIII° a avoir été "christianophobe". Entre autres superbes asymptotes de la christianophobie, du XVIII° au XX° : d'Hollbach, Sade, Feuerbach, Engels, Marx, Rimbaud, Nietzsche, Freud, le surréalisme, Artaud, Bataille, etc.

Islamophobe ne dit rien contre personne et tout contre une servitude de plus, eT immémoriale. De quoi cherche-t-on à accuser le seul matérialisme conséquent ( athée)? De passer pour n'aimer pas une minorité, quand c'est tout ce qui la maintient à l'état mineur qu'il faut, pour elle, ne pas aimer.

&  Le premier a avoir fait l'expérience et l'épreuve d'une'fatwa' promulguée en 1989, laquelle déclara à travers lui, à la littérature et à la pensée, une guerre dont les attentats récents sont, à plus d'un titre, l'exacte continuation théo=téléologique, salman Rushdie en 2015 : (...) 'l'extremisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux=mêmes; c'est d'abord une prise de pouvoir, une tentative d'imposer une dictature fascisante à l'intérieur même du monde islamique. On a beau jeu d'incriminer les drones américains, mais pour chacun de ces missiles on dénombre mille attaques et attentats commis contre des individus et des mosquées par des djihadistes. (...) Combattre l'extremisme (...) n'est pas combattre l'islam. Au contraire, c'est le défendre.'

Affirmation que je ne reproduis ici, et pour voler un momenbt à leurs secours, qu'à l'intention des anticapitalistes ou des révolutionnaires à qui il semble que l'islam doive être défendu, ne serait=ce que parce que ce serait défendre les masses qui s'en réclament; pas à l'intention de ceux qui tiennent qu'aucune religion ne mérite réellement d'être défendue, pour peu qu'on veuille réellement défendre la réclamation de ces masses.

&  Seul un matérialisme conséquent ('bas' et athée) est susceptible de soustraire tout matérialimes à son idéalisme subreptice. Et de le sortir de l'ornière religieuse dans laquelle il est à tout instant tout près de retomber. Matérialisme bas et athée, soit ce qui ferait à 'l irrelevable toute sa part; au moins qui ne ferait pas de ce qui est irrelevable que ce soit = ce qui ne peut pas y avoir de part.

Le rebut soit ce qui a toujours fait honte à toute révolution. Laz révolution : soit ce qui serait capable de faire sienne même ce qui lui rebute.

&  Sade, Nietzsche, etc., dans le monde chrétien, Rushdie dans le monde musulman ont, entre autre, permis et établi le principe de inconditionnalité de la littérature et de la pensée , dont est lui=même né le principe de l'indiconditionnalité des libertés, notamment politiques, qu'il a inspiré et inspire encore. Rushdie fut le premier à devoir faire l'expérience et l'épreuve récentes du retour durable et violent à une situation qu'il y avait alors tout lieu de tenir pour révolue; du retour à une conception de la littérature et de la pensée (des libertés donc) assujettie aux conditions de Dieu. Assujettissement politique et théologique.



dimanche 4 août 2024

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 6

 &  Et c'est parce que la désaffectation et la désagrégation des pulsions ne seraient plus nulle part révolutionnaires que la passion ascétique serait à peu près tout ce qu'il resterait de l'anticapitalisme (pérenne) et de l'antifascisme (circonstanciel). Ou, parce que le capitalisme serait sans dehors qu'il ne resterait d'anticapitalisme qu'ascétique. Autrement dit, il n'y aurait plus d'anticapitalisme conséquent que religieux, seul à opposer à la figure enfin achevée et canonique du marché. La question qui se pose aux anticapitalistes serait dès lors la suivante : auquel de ces deux mondes mortifères faut-il qu'ils s'allient pour qu'au moins l'un d'entre eux disparaisse? Et lequel le premier -deuxième question.

Il n'y a eu, longtemps, qu'un seul nihilisme. Un autre en est né qui, surenchérissant, lui conteste le nihilisme lui-même. Lequel l'emportera? Quoi leur opposer pour qu'aucun des deux ne l'emporte?

&  Le capitalisme : soit le soutenir dans sa totalité, soit le nier - y remédier ou lui nuire est devenu durablement impossible ( tendance lourde du capitalisme : sa consolidation définitive). Le soutenir ne souffre plus ni détail ni condition. Il en est ainsi depuis 1989. Et c'est depuis 1989 qu'à peu près tout le monde le soutient.

&  On le notera ici, quitte à y revenir : l'aversion révolutionnaire pour la religion ne souffre, elle non plus, ni détail ni condition, ce qu'on semble avoir oublié. Ce qu'on n'a peut-être pas oublié sans raison : c'est le plus souvent en effet que l'exigence révolutionnaire - de là sa perte répétitive - s'est, à rebours, paré des attributs de la religion : foi, sacrifice, expiation, messianisme, eschatisme, etc. Comme le christianisme primitif, pour s'étendre, a emprunté partout aux attributs du paganisme, le révolutionnarisme partout en Europe, en Amérique latine a emprunté aux attributs du christianisme.

&  Il n'est certes pas interdit d'en appeler encore, au titre de l'exigence révolutionnaire, au communisme en tant que tel, incompromis, c'est-à-dire à son "idée". L'"Idée" ("ce qui est obscur, douteux", en un mot, "allemand", disait Nietzsche) : soit tout ce qu'il subsiste de la chose quand elle s'est abâtardie ou absentée durablement. Ce n'est pas moins se tenir aussi loin que possible du théâtre des opérations militaires actuelles.

&  Dire : c'est la même chose qu'aimer l'argent ou aimer Dieu à ce point , ce n'est rien dire contre l'argent ni contre Dieu en tant que tels, mais beaucoup contre les formes que le besoin et l'amour se cherchent toujours et partout et pour leur consolation : laquelle, à la fin, ne serait pas à ce point nécessaire si Dieu et l'argent ne s'étaient pas eux-mêmes promis comme consolation, de quelque amour et quelque besoin que ce soit.

&  Consolation que le communisme ( entre autres révolutionnarismes ) a paru pouvoir satisfaire, le temps court - tout au plus quelques petites dizaines d'années - entre le moment où l'on n'a plus douté de la mort de Dieu, et celui où l'on s'est convaincu que la naissance de l'argent ( pour tous, en toute hypothèse) était de nature à le remplacer avantageusement.

&  Dire que l'argent est essentiellement puritain, c'est nécessairement dire, pour peu qu'on poursuive un instant l'hypothèse de la réciprocité constitutive de ces deux passion : s'il n'y a que Dieu à ne pas pouvoir être échangé contre l'argent ( fondement des religions), il n'y a que l'argent à pouvoir prétendre à l'état de totalité alternative jadis dévolue à Dieu ( fonde ment du capitalisme).

De là que leur guerre ne puisse en effet qu'être de religion.

&  Guerre de religion, et comme telle générale : c'est-à-dire aussi peu faite que possible pour épargner surtout les juifs, donc c'est toute guerre d'essence religieuse qui a toujours voulu d'abord la fin, en tant qu'elle les présume consubstantiellement liés à Dieu et à l'argent. Et les juifs sont en effet parmi ceux qu'on aura d'instinct, c'est-à-dire les premiers, tués à Paris (à Toulouse, à Bruxelles). Tueries qu'on n'aura pas entendu les révolutionnaires ou les "insurrectionnalistes" prendre si peu que ce soit en considération, encore moins déplorer, leur préférant d'autres victimes, susceptibles celles-là de consolider leurs alliances stratégiques ou de principe ( ainsi que le veut l'irénisme auquel leur situation défensive les réduit). Et leur permettant d'accuser d'abord  les conséquences il est vrai liberticides et discriminatrices de l'antiterrorisme : "Ce que je vois dans le 11 janvier, c'est d'abord une manœuvre gouvernementale obscène pour s'approprier un choc, pour s'approprier un état d'extrême vulnérabilité générale et la tentative, réussie à ce jour, de retourner en instrument de domination de la population un évènement terrible" , aura dit l'un d'entre eux.

samedi 3 août 2024

Capitalisme & Djihadisme : une guerre de religion par Michel Surya Partie 5

 &  Ce que la passion ascétique parait avoir de commun avec l'exigence révolutionnaire (apparence à l'origine des méprises les plus considérables) : le révolutionnaire occuperait dans ce schéma la position de la tentation ascétique minoritaire ( l'exigence de l'égalité est en effet par nature ascétique) aux marges de la passion narcissique majoritaire ( par nature inégalitaire). Par là, il serait permis de comprendre que la position anti-capitaliste révolutionnaire puisse euphémiser la portée des crimes commis par les représentants les plus radicaux de la guerre entreprise au nom de la passion ascétique ( comme on l'a hélas vu après les attentats européens, par exemple).

&  Ce qui ne devrait cependant pas permettre qu'on forme de ces deux passions, révolutionnaire et religieuse, une seule, ou qu'on la conclue de l'homotéthisme de leur opposition respective au capitalisme. La passion ascétique n'est en effet et ne peut qu'être contre-révolutionnaire, en tant qu'elle est puritaine, et en tant qu'elle est anti-matérialiste par principe ( ce fut l'hésitation de Foucault sur la dite "révolution" iranienne en 1979, due à cette même mise en équivalence fâcheuse ou bon enfant.

&  L'anticapitalisme semble ne pas apercevoir, quand il soutient anticapitalisme par principe, que c'est dans tous les cas la passion ascétique qui l'emporte sur toute autre dans son opposition à celui-ci. Ni apercevoir que la passion ascétique peut, en partie au moins, s'accommoder du capitalisme, quelque narcissique qu'il soit par principe.

&  "Nul ne sait d'ailleurs rien encore de l'opposition structurelle réelle du djihadisme et du capitalisme. Les pays (du Golfe par exemple) ne manquent pas déjà où la forme exacerbée de l'un s'accommode sans mal de la forme outrancière de l'autre ( de même que le national-socialisme s'est accommodé sans mal du capitalisme qu'il promettait pourtant d'abattre.

&  L'euphémisation des crimes imputables à la passion ascétique en général, des attentats en particulier, est étrange ou cruelle - insupportable dans tous les cas. De quoi témoigne-t-elle? D'une confusion, qui tiendrait une opposition pour une homologie, sinon pour une identité, selon un postulat que la stratégie peut aléatoirement justifier, mais que la logique récuse. Se connaitre le même ennemi ne fait pas de l'intérêt de chacun des deux partis en guerre contre lui le même intérêt, moins encore de ceux-ci des partis amis.

&  L'attrait qu'exerce sur certains la passion ascétique répond sans aucun doute à la nausée qu'inspire à d'autres la passion narcissique. Tout du moins en sera-t-il ainsi aussi longtemps que la passion narcissique, en tant qu'elle est secrètement puritaine, sera ascétique aussi. Si bien que ces deux passions qu'on pense s'opposer du tout au tout dont on voudrait que tout les oppose, ne s'opposent à la fin qu'en tant qu'elles luttent pour la même domination. Du moins ne s'opposent elles pas sur ce point : elles renversent l'une sur l'autre0 leurs pulsions désaffectées ou désagrégées ( devenues sans objet).

&  La question de la désaffection ou de la désagrégation des pulsions est essentielle aujourd'hui, qui l'était déjà dans les années trente, au moment de la montée du fascisme et nazisme. Ce qu'il n'y a que Bataille et Reich à avoir vu alors. Bataille qui pense le fascisme (français en l'occurrence, mais italien ou allemand aussi bien) comme le résultat de cette désaffection ou de cette désagrégation. Qu'il pense comme extension et dilution de l'hétérogénéité naturelle : le paria ( aujourd'hui le Rom, le sans-papiers, le migrant, le réfugié); hétérogénéité aléatoire : les classes moyennes désappropriées. Le problème est le même aujourd'hui où la désaffection et la désagrégation des pulsions ne sont plus nulle part révolutionnaires et les hétérogénéisations de plus en plus involontaires.

Considerations inactuelles III - Schopenhauer

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Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu’il eût pu répondre avec plus de justesse : ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu’il n’est sur la terre qu’une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu’il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d’aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s’en cache, comme, s’il avait mauvaise conscience. Pourquoi ? Par crainte du voisin qui exige la convention et s’en enveloppe lui-même. Mais qu'estce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même ? 

La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c’est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison : les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu’ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l’homme tel qu’il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires ; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu’il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c’est à cause d’elle qu’ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu’ils paraissent sans intérêt, indignes qu’on s’occupe d’eux et qu’on les éduque. L’homme qui ne veut pas faire partie de la masse n’a qu’à cesser de s’accommoder de celle-ci ; qu’il obéisse à sa conscience qui lui dit : «Sois toi-même ! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n’est pas toi qui le fais, le penses et le désires. » 

Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l’atteindre d’aucune façon, tant qu’elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification ! Il n’y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l’homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable ; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l’on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu’il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu’une époque qui place son salut dans l’opinion publique, c’est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort ; je veux dire par là qu’elle doit être rayée de l’histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu’elles auront à s’occuper de l’héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d’hommes pensant publiquement. À cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l’histoire, parce que la plus inhumaine. 

Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j’imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu’alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n’ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d’espérance. S’ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu’au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même. 

Mais, lors même que l’avenir ne nous laisserait rien espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet « aujourd’hui », nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brèves existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui ? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes ; c’est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l’envisager dangereusement, d’autant plus qu’au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s’attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l’oreille pour  écouter ce que dit le voisin ? C’est bien « petite ville a que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance L'orient et l'occident n’ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu’un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie. 

« Je veux faire l’essai de parvenir à la liberté », se dit la jeune âme ; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu’il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu’autour d’elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d’années, n’existait pas encore. « Tout cela, ce n’est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul. » Il est vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d’innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve ; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même ; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il ? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles : « un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu’il ne sait pas où son chemin peut le conduire ? » Mais comment pouvons-nous nous retrouver nousmêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. SI le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite ; « Cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe. » De plus, c’est là un geste cruel et dangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être, Comme il arrive facilement qu’on se blesse, sans qu’aucun médecin puisse nous guérir ! À quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume ? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante. 

Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie passée» et qu’elle se pose cette question : Qui as-tu véritablement aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complètent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. 

C’est le secret de toute culture, elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une caricature de l’éducation. Mais la culture est une délivrance ; elle arrache l'ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne. Imitant et adorant la nature, lorsque celle-ci est maternelle et compatissante, elle accomplit l’œuvre de la nature lorsqu’elle prévient ses coups impitoyables et cruels, pour les faire tourner au bien, lorsqu’elle jette un voile sur ses impulsions de marâtre et ses tristes déraisons. 

Certes, il existe d’autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l’engourdissement où l'on vit généralement comme enveloppé d’un sombre nuage, mais je n'en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés. Et c’est pourquoi je veux me souvenir aujourd’hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d’Arthur Schopenhauer, quitte à rendre plus tard hommage à d’autres encore.