A l'origine de tout progrès, il y a une invention. C'est grâce
au pouvoir d'inventer que l'espèce humaine a pu sortir, lentement, à travers
des difficultés sans nombre, de l'état d'ignorance et de misère dans lequel
elle se trouvait à l'origine. C'est en multipliant les inventions, en les
appliquant à ses conditions de vie, en les développant et en les
perfectionnant, que l'homme a peu à peu lutté contre la nature, qu'il est
parvenu à vaincre les éléments, à utiliser les propriétés de la matière, à
établir des relations à distance, à améliorer ses conditions d'existence.
L'histoire n'a pas enregistré la date de toutes les inventions ni le nom de
tous les inventeurs. Il n'y a pas cinq mille ans que les hommes ont commencé à
employer le premier métal qui fut le bronze. L'invention du fer, qui vint
après, fut une des découvertes les plus précieuses. Parmi les déjà anciennes
inventions les plus utiles, on peut citer celles qui ont permis à l'homme de
cultiver la terre et de domestiquer, en vue de ses besoins, certaines races
animales ; celles qui l'ont conduit à l'art de la navigation, celle des
instruments de chasse et de pêche, celle de l'écriture et de l'imprimerie. Ces
deux dernières ont cela d'important qu'elles servent à conserver les
connaissances, à les vulgariser et à les transmettre de génération en
génération, à la façon d'un patrimoine commun légué par les ascendants à leurs
descendants. Les progrès incessants en astronomie, en physique, en chimie, en
mécanique, résultant de l'effort opiniâtre et combiné des plus illustres
inventeurs de tous les pays, ont favorisé l'éclosion et l'essor des
civilisations les plus remarquables par le développement industriel et
commercial, par l'ascension des sciences et des arts. Certaines inventions
remontent à des âges fort reculés. Exemples : la boussole, 2602 avant l'ère
chrétienne ; la soie, 2400 ; le verre, 1640 ; le niveau et l'équerre, 718 ; le
soufflet, 600 ; le cadran solaire, 520 ; la distinction entre les veines et les
artères, 325 ; les fonctions des nerfs, 320 ; les vaisseaux chylifères et les
mouvements du cœur, 310 ; les horloges à eau, 250 ; la vis sans fin,
l'aréomètre, la poulie mobile, 220 ; le papier de soie, 201 ; la mosaïque, 200
; la précession des équinoxes, 142 ; le siphon, 120, etc., etc. Depuis l'ère
chrétienne, on note, entre autres inventions précieuses : le système
astronomique de Ptolémée, 140 ; les cloches, 400 ; les moulins à vent, 650 ; le
papier de coton, 750 ; l'alcool, 824 ; l'horloge mécanique, 990. Au XIIIème
siècle, mentionnons (en dépit de l'usage qui en a été fait) la poudre à canon,
les lunettes à lire ; au XIVème siècle, l'arquebuse, le fil d'archal, les
canons, l'étamage des glaces. Les siècles suivants se distinguent par
l'antimoine, les montres, la gravure en creux, ensuite ; l'imprimerie
typographique, le premier journal imprimé Strasbourg, la gravure sur acier, la
pompe à air, le bateau sous-marin, le système astronomique de Copernic, le
rouet à filer, la mesure de l'arc du méridien, l'émail, le pendule, le
microscope, la projection des cartes marines. Au XVIIème siècle, les inventions
et les découvertes se multiplient : la balance hydrostatique, la constatation
scientifique du mouvement diurne de la terre, les logarithmes, la circulation
du sang, le télescope, le système de Kepler, les lunettes à deux verres
convexes, le thermomètre, les lois de la réfraction, le baromètre, la machine à
calculer, la presse hydraulique, la machine pneumatique, la machine électrique,
la théorie de l'attraction universelle et le télescope de Newton, la vitesse de
la lumière, le petit ressort spiral des montres, le calcul différentiel, le calcul
intégral, la vapeur et la soupape de sûreté, l'application de l'hélice à la
navigation. Merveilleuse est la fécondité du XVIIIème siècle : le clichage,
1705 ; le bleu de Prusse, 1710 ; l'aberration des étoiles fixes, 1728 ; la
montre marine, 1734 ; le moulage en plâtre, 1749 ; les ponts suspendus en fer,
1741 ; l'héliomètre, 1743 ; le sucre de betterave, 1745 ; le paratonnerre 1757
; la machine à filer, 1767 ; la machine à vapeur à basse pression, 1769 ; la
lampe à cylindre, 1780 ; la batterie flottante insubmersible, 1782 ;
l'aérostat, 1783 ; le magnétisme animal, 1783 ; l'éclairage au gaz, 1786 ; le
tissage mécanique, 1787 ; la soude artificielle, 1790 ; le bateau de sauvetage,
1790 ; la première application du caoutchouc à l'industrie, 1700 ; le télégraphe
aérien, 1791 ; l'ambulance volante, 1792 ; la lithographie, 1796 ; le
galvanisme, 1798 ; le papier sans fin, 1799 ; les amorces fulminantes, 1800 ;
la lampe Carcel, 1800 ; la vaccine, 1800. Le XIXème siècle fourmille
d'inventions et de découvertes : la lumière électrique, 1801 ; l'alun
artificiel, 1801 ; le bateau à vapeur, 1803 ; la locomotive à vapeur, 1804 ; la
machine à coudre, 1804 ; la machine à tisser, 1804 ; la peigneuse mécanique,
1805 ; le fusil à percussion, 1809 ; la filature mécanique du lin, 1810 ; la
lampe hydrostatique, 1811 ; l'iode, 1811 ; l'acide stéarique, 1811 ; la
lithotritie, 1812 ; la lampe de sûreté, 1815 ; l'auscultation médicale, 1816 ;
la chromolithographie, 1819 ; l'électromagnétisme, 1819 ; la télégraphie
électrique, 1820 ; les phares lenticulaires, 1822 ; l'alcoomètre, 1824 ;
l'héliographie, 1824 ; l'aluminium, 1827 ; la téléphonie, 1827 ;
l'hydrothérapie, 1827 ; la chaudière tubulaire, 1828 ; la locomotive de
Stephenson qui permit l'établissement des chemins de fer publics, 1830 ; les
allumettes phosphoriques, 1833 ; la photographie, 1834 ; le pistolet-revolver,
1836 ; la galvanoplastie, 1837 ; le fulmicoton, 1838 ; le stéréoscope, 1838 ;
l'harmonium, 1841 ; la gutta-percha, 1844 ; l'éthérisation, 1845 ; les
propriétés anesthésiques du chloroforme, 1847 ; les ponts tubulaires, 1848 ; le
collodion, 1848 ; les allumettes au phosphore amorphe, 1848 ; l'appareil à
induction, 1850 ; le pantélégraphe, 1851; le moteur à gaz, 1861 ; l'analyse
spectrale, 1861. Je m'arrête ici. J'ai voulu simplement rappeler, par une
énumération rapide, sans commentaires et forcément incomplète, les principales
inventions que leur ancienneté aurait pu faire oublier. Plus l'humanité élargit
le champ de ses connaissances et plus se multiplient les inventions et
découvertes. De la date à laquelle nous nous sommes arrêtés jusqu'à nos jours,
elles sont trop nombreuses pour que leur rappel trouve sa place dans cet
ouvrage. Le lecteur que la question intéresse voudra bien consulter les
ouvrages spéciaux ; il y trouvera sans peine la documentation désirable. Les
générations actuelles voient se dérouler, sous leurs yeux éblouis, les innombrables
applications, toujours perfectionnées, de ces inventions relativement récentes.
Il n'y a qu'à regarder, contempler, admirer... et réfléchir. L'agriculture a
été transformée progressivement par l'emploi des machines agricoles. Les champs
sont devenus comme une gigantesque usine ; le cultivateur n'est plus ce paysan
condamné par une routine millénaire à creuser laborieusement le sillon auquel
il confiait la semence, à remuer péniblement un sol ingrat, dur et caillouteux,
à manier la faux pour couper la récolte, à battre le fléau pour détacher le
grain. La terre est éventrée sans effort par de puissantes machines ; par ces
machines, elle est amollie, nettoyée, préparée, mise au point, labourée,
hersée, butée ; fourrages, céréales, légumes, tout est fauché, glané, ramassé,
mis en tas, battu, engrangé. Plus étonnante encore est la révolution opérée par
l'outillage mécanique dans les fabriques, usines, ateliers et chantiers d'où,
entrée brute, la matière première sort manufacturée et prête à l'usage auquel elle
est destinée. Les inventions de toutes sortes ont donné naissance à une
multitude d'appareils qui, les uns avec une délicatesse inouïe, les autres avec
une puissance incalculable, s'emparent de la matière la plus docile, plastique
et malléable, ou la plus résistante et réfractaire, et la transforment. Les
tâches les plus pénibles, les besognes les plus répugnantes et les travaux les
plus durs sont de plus en plus exécutés par l'ouvrier métallique remplaçant le
travailleur en chair et en os. Par la rapidité avec laquelle voyageurs et
marchandises sont transportés à notre époque - chemins de fer, paquebots,
avions - la Terre s'est peu à peu convertie en un immense espace habité par des
peuples qui diffèrent de couleur, de langage, de mœurs, qui sont séparés géographiquement
par des frontières artificielles et changeantes, mais qui constituent en
réalité un ensemble de nations et de races entre lesquelles n'existe aucune
cloison étanche les isolant les unes des autres. On dit volontiers : « les
distances sont supprimées ». Si l'on applique cette idée aux objets
transportables et aux personnes appelées à voyager, cette locution n'est pas
exacte. Ce qui est vrai, c'est que, grâce aux découvertes et inventions dont
notre temps bénéficie, l'homme circule aujourd'hui à travers la planète sur
terre sur mer et dans l'air, avec une facilité étonnante et' une prodigieuse
rapidité. Si on applique cette idée de la suppression des distances aux moyens
de communication dont disposent les hommes au commencement de ce XXème siècle,
on ne peut pas prétendre que les distances soient positivement abolies ; elles
existent toujours et rigoureusement les mêmes (la distance qui sépare
actuellement Paris de Pékin est la même qu'il y a cinq cents ans) ; mais le
temps nécessaire à les franchir a incalculablement diminué. La télégraphie et
la téléphonie sans fil mettent en contact toutes les parties du globe terrestre
; tel événement qui a pour théâtre un point déterminé de ce globe est connu
presque immédiatement aux quatre points cardinaux. De ce fait, il y a, entre
tous les habitants de la Terre une interpénétration si constante et si prompte
que tous les faits importants, quel que soit le lieu où ils se produisent, ont,
mondialement, un retentissement et une répercussion presque immédiate. Enfin,
si on applique aux idées et connaissances cette théorie de la suppression des
distances, on peut dire qu'elle est strictement exacte. La pensée plane
au-dessus des mers et des continents : en face des mêmes faits, tous ceux qui
étudient, comparent, réfléchissent ont des idées qui leur sont communes. La
Pensée - fort heureusement du reste - n'est pas unifiée ; ce serait un désastre
si, en dépit de la diversité des tempéraments, de la variété des races, du
développement des peuples dans le temps et l'espace, de la différence des
croyances et des cultures, les faits déterminaient, au nord et au sud, à
l'orient et à l'occident, une action identique sur les cogitations qui agitent
l'esprit et préoccupent la raison. Mais, à la même heure, au même instant, par
millions, sur tous les points de notre planète, il y a des hommes qui
emplissent leur pensée de celle des autres hommes, dont le cerveau s'éclaire à
la lumière des autres cerveaux, dont le jugement formule les mêmes
appréciations, dont la faculté de compréhension s'adonne aux mêmes travaux.
Quant à la science, elle est cosmopolite ; elle ne connaît ni patrie, ni
limites autres que celles qui lui sont assignées par l'insuffisance de nos
observations et l'infirmité de notre propre nature. Pour les connaissances, les
distances n'existent pas ; à la même minute, les savants de tous les pays se
penchent sur les mêmes problèmes, creusent, fouillent, approfondissent les
mêmes questions, tous bénéficiant des certitudes dues au labeur persévérant de
leurs prédécesseurs et des recherches et expériences faites par leurs
contemporains. Aussi, peut-on dire que, de nos jours, une invention n'est
jamais une création complète. Le plus grand génie ne fait qu'imiter, dans une
certaine mesure, des œuvres antérieures, que combiner d'une manière qui lui est
propre des éléments déjà employés. L'invention la plus remarquable n'est que la
suite et l'aboutissant d'expériences et d'investigations poursuivies par
d'autres, soit antérieurement, soit à la même époque. Les revues de toutes
langues, les bulletins de toutes spécialités portent à la connaissance de tous
les chercheurs les résultats obtenus, au jour le jour, par les inventeurs du
monde entier. Les découvertes et inventions d'hier ont amené celles
d'aujourd'hui et celles d'aujourd'hui conduiront, par une pente toute
naturelle, à celles de demain. Aussi est-il souvent difficile de distinguer la
part qui revient à chacun dans le résultat auquel un si grand nombre de
personnes ont plus ou moins concouru. Quantité d'inventeurs, et non des
moindres, ont vécu ou vivent, sont morts ou mourront dans la pauvreté. Ce qui,
si l'on n'y réfléchissait point, paraîtrait singulier, c'est que les plus
pauvres ont été ou sont ceux dont l'invention a été le point de départ des
bénéfices les plus considérables et des plus grosses fortunes. Et cela
s'explique, une invention qui n'est pas appelée à donner de gros bénéfices ne
suscite pas les convoitises des grands rapaces capitalistes ; tandis qu'une
invention susceptible d'apporter des millions et des millions à ceux qui s'en
emparent et l'exploitent met en appétit la goinfrerie des dévorants de tous
pays. C'est, autour d'elle, la ruée de tous les grands capitaines de
l'industrie et de la finance cosmopolites. Ceux-là mettent la main sur
l'invention et en dépouillent cyniquement l'inventeur. La plupart des
inventions se retournent contre le but que, logiquement, elles devraient
poursuivre : la paix et le bien-être universels. Il est fait de presque toutes
les inventions un détestable usage. S'agit-il d'un nouvel outillage mécanique
appliqué à l'industrie ou à l'agriculture? Les firmes puissantes - et
généralement internationales - s'appuyant sur les forces bancaires, en
organisent, à l'aide de capitaux énormes, la mise en exploitation. Alors que le
nombre des travailleurs employés dans la production à obtenir diminue, la
production augmente. Ce rendement exceptionnel engendre des périodes de
surproduction et d'engorgement du marché qui amènent fatalement les
mortes-saisons et le chômage périodiques, source incalculable de privations et
de misères. S'agit-il d'une invention qui peut être utilisée en cas de guerre
ou de révolution? Les gouvernements s'empressent d'en tirer parti pour
multiplier et accroître les instruments de massacre, les engins de destruction
; en sorte que, au lieu d'aller à leur destination naturelle et désirable, le
bien-être et la paix, ces découvertes et inventions, recevant une application
criminelle, tournent le dos à leurs fins, aggravent le malaise général des
populations laborieuses et rendent plus meurtriers et plus sauvages les
conflits armés. Ces résultats désastreux sont inhérents à l'organisation de
toute société autoritaire et capitaliste. Il est fatal que les Gouvernements
détournent les inventions de leur but logique et s'en servent pour affermir
leur autorité menacée par la Révolution qu'ils redoutent et pour étendre par la
conquête le champ de leur domination. Il est fatal que la bourgeoisie
capitaliste et la gent financière, industrielle et commerciale, n'ayant d'autre
passion que celle de l'argent, se soucient peu de la détresse des producteurs
de l'usine et des champs. Insensible aux lamentations qui partent d'en bas,
cette bande de spéculateurs et de trafiquants n'a qu'un désir, qu'une volonté,
qu'un idéal : s'enrichir à tous prix, encore, encore et toujours. Il est arrivé
que des ouvriers ont brisé les machines qui, disaient-ils, leur coupaient les
bras ; ce fut le cas, entre autres, des premières machines à coudre. Il y a
même une doctrine qui enseigne le retour à la nature par l'abandon de
l'outillage mécanique. On conçoit, certes, que, dans un sursaut de colère
irréfléchie, des travailleurs aient démoli une machine qui aggravait leur
situation déjà douloureuse ; on s'explique que, bercés par certains récits et
légendes, des hommes s'imaginent naïvement que l'âge d'or est derrière nous et
non devant, et veulent revenir aux temps primitifs. Mais le remède n'est pas
là. Le mal vient du principe de Propriété qui, sous régime capitaliste, assure
à une minorité constituée en classe, la possession du sol, du sous-sol, des
moyens de production, de transport et d'échange et lui permet d'en disposer à
son gré, c'est-à de là. Le remède se discerne aisément. Il consiste à
exproprier cette minorité de profiteurs, à lui faire rendre gorge, à restituer
à la multitude la propriété sous toutes ses formes et à briser l'Etat,
protecteur, complice et défenseur. Tel est l'unique moyen de fonder l'égalité
économique, base de l'égalité sociale, source elle-même de la Paix universelle,
de la Liberté et du Bien-Etre pour tous sans exception d'aucune sorte. Alors,
toute invention marquera un pas en avant sur la route qui conduira l'humanité
vers la joie de vivre. En sociologie, les Anarchistes sont de véritables
inventeurs. Ils ont découvert que la cause de tous les maux qui accablent les
hommes, celle d'hier comme celle d'aujourd'hui, c'est l'Autorité. Ils opposent
au principe d'Autorité celui de Liberté. Ils déclarent que si la machine
sociale produit la souffrance, c'est qu'elle a pour moteur l'Autorité ; ils ont
l'indéracinable conviction que lorsqu'elle aura pour moteur la Liberté, elle
produira du bonheur et que chacun en aura sa part. L'avenir prouvera qu'ils ne
se trompent point. –
Sébastien FAURE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire