Par extension : raillerie, sorte de sarcasme qui consiste à dire le contraire
de ce que l'on veut faire entendre : « Une amère ironie ». « Une fine ironie »
. « Une cruelle ironie ». Ex. : « Plus d'un grand procès a été gagné par
l'ironie qui eùt été perdu par la colère » (Horace). « Je doute fort qu'on
puisse allier un excellent cœur à la mauvaise habitude de lancer l'ironie » (Descuret).
Au figuré : Opposition, contraste pénible, réunion de circonstances qui
ressemble à une moquerie insultante. « Le secours arrive quand le malheur est
complet et irréparable ; telle est l'ironie du sort. Quelle ironie sanglante
qu'un palais en face d'une cabans » (Th. Gauthier). En philos. « Ironie
socratique », méthode de Socrate qui, feignant l'ignorance, questionnait ses
disciples, et, par ses questions mêmes, les amenait à reconnaitre leur erreur.
L'ironie, justement maniée, à bon escient, est une arme puissante dont usent
auteurs graves et badins, orateurs sacrés ou non, et dont les uns et les autres
peuvent tirer des effets terribles ou magnifiques. Elle se montre dans le poème
épique et dans la tragédie comme dans la comédie ; mais elle prend, dans le
pamphlet, une place de tout premier ordre, entre les mains des premiers parmi
nos meilleurs auteurs. Par sa souplesse elle échappe aux contraintes sociales :
mœurs ou politique. Par sa vigueur elle renverse les sophismes créateurs de
fausses richesses morales ou matérielles. Quand, dans les sociétés, le
libre-examen est impossible, quand l'inquisition religieuse ou politique peut
empêcher toute manifestation écrite ou verbale, susceptible de porter atteinte
à l'ordre social, l'ironie est la seule arme du penseur, de l'écrivain, de
l'orateur. « Dans les écrits où l'ironie vient se mêler à des pensées graves,
elle garde un ton qui s'harmonise avec le reste de l'œuvre et ne lui enlève
rien de sa gravité. Dans les écrits plus légers, elle peut être simplement
enjouée et badine, ou devenir aigre et mordante. Quand Sedaine fait la satire
de la société sous la forme d'une épître à son habit, il reste dans le ton de
l'ironie badine. Voltaire, qui a manié l'ironie avec tant de finesse, lui a
donné surtout une tournure satirique et mordante » (Larousse). Socrate,
subversif, pauvre, laid, sut admirablement manier cette arme si subtile et
terrible contre les sophistes d'Athènes ; contre Prodicus, ce sophiste à
l'éloquence pompeuse, renommé pour la distinction et la science de son verbe ;
contre Protagoras, que sa réputation et son âge respectable plaçaient au-dessus
de tous les autres sophistes ; contre Hippias, que la République envoyait à
l'étranger comme ambassadeur aux moments difficiles : contre Gorgias, même, qui
avait sa statue au temple de Delphes. Au Lycée, à l'Académie, chez Gallias,
chez Eudicus, partout où le peuple assemblé venait entendre ses idoles, Socrate
s'introduisait. Il avait une apparence lourde, voire même stupide, aussi,
jamais, le sophiste n'était-il en garde contre ses questions insidieuses. Car
c'est par la méthode interrogative que Sucrate déboulonnait ces idoles. mais
pour parvenir à se faire entendre, « pour mettre en œuvre son procédé familier,
il avait recours à des préliminaires captieux, à des louanges exagérées qui
faisaient tomber dans le piège son interlocuteur sans défiance. De là
l'extension toute naturelle du sens du mot ironie. Les préambules des
discussions de Socrate avec les sophistes sont des modèles d'ironie, dans le
sens actuel du mot ». Après qu’il avait placé sa petitesse, sa laideur, son
ignorance, auprès de leur grandeur, leur noblesse, leur science, s'excusant de
son audace, Socrate pesait une simple question, très claire, très nette, et le
sophiste, sans voir le piège, de se lancer dans un long discours... Mais
Socrate, interrompait, et toujours humble : « Un bon coureur, un homme léger et
vigoureux, disait-il, peut, par complaisance, marcher lentement et
proportionner la vitesse de sa marche à la faiblesse de celui qui ne saurait
aller vite ; mais un homme faible n'égalera jamais la vitesse d'un excellent
coureur. Il en est de même ici. Vous êtes sans doute capable de faire des
discours longs et magnifiques, mais je ne suis pas capable, moi, de vous
suivre. Mon esprit ébloui ne sait à quoi s'arrêter, et ma mémoire ne suffit pas
pour retenir tant de belles choses. Vous pouvez bien accommoder vos paroles à
mon intelligence ; vous pouvez d'un seul mot satisfaire à mes questions, ou
procéder par interrogations comme on fait avec les enfants ; car de mon côté,
tout ce que je puis, se réduit à interroger ou à répondre ». Le peuple, riait
de la leçon, et des jeunes gens venaient grossir les rangs des disciples de
Socrate. Notre littérature est riche en morceaux d'ironie. On ne peut passer
sous silence ce monument des lettres que constitue l'œuvre de Rabelais et que
L. Barré présente ainsi dans une édition de Garnier : « Toute reconstruction
présuppose démolition. De hardis pionniers, précédant 1e gros des travailleurs,
ont pour mission de déblayer le terrain et de frayer les voies. Rabelais
remplit ce rôle à la tête de l'armée intellectuelle de son époque. Il osa le
premier attaquer tout ce que les temps antérieurs avaient légué au sien de
germes avortés et corrompus. Vieilles idées, vieilles coutumes, antiques
préjugés, croyances absurdes, respects usurpés, il sapa hardiment tout ce qui
s'opposait à l'établissement d'un ordre nouveau fondé sur le développement
autonomique de la raison et de la science. Mais dans l'accomplissement de cette
mission, il lui fallut souvent, comme les soldats d'avant-garde auxquels nous
l'avons comparé, recourir au stratagème pour cacher sa marche et ses desseins.
La classe de ses contemporains sur laquelle il voulait agir, celle dont l'appui
matériel lui était nécessaire, c'était la France officielle de cette époque. Or
cette classe, bien qu'ayant le sentiment assez vif d'un certain raffinement
artistique et l'instinct plus confus de la science, était grossière, obscène
dans ses mœurs et son langage, et se montrait préoccupée avant tout de
l'étalage du luxe et des jouissances sensuelles. Rabelais ne pouvait, sous
peine d'insuccès, se poser en frondeur universel et tirer sur les siens ; car
c'est là ce qui fait la perte et le discrédit de tout moraliste intraitable. Il
affecta donc le côté frivole de la vie sociale, et s'en fit un voile pour le
sérieux de sa pensée. En face de la profusion des cours, il peignit un luxe
colossal de festins et de parures ; aux passions belliqueuses de son temps, il
fournit, non sans une ironie bien sensible, mainte description de batailles
entre géants ; le libertinage grossier trouva chez lui tout son vocabulaire
effronté et ses railleuses anecdotes. Enfin un autre genre de prodigalité fut
également redressé par l'excès qu'il en étala, à savoir le luxe de l'érudition
grecque, latine, hébraïque, historique, médicale et juridique : brillant défaut
qu'il est donné à peu d'esprits de pousser aussi loin. Mais tout cela n'était
que la forme ou l'enveloppe, la coque de l'amande, l'os qui recèle la moelle.
L'exagération même révélait aux esprits qui commençaient à s'exercer, le sens
caché de ces paraboles. Les lieues carrées de velours et de satin, levées pour
l'habillement d'un enfant, laissaient percer les haillons des misérables
écrasés par l'impôt ; les océans de vin, les montagnes de victuailles, criaient
la soif et la faim du peuple ; la vigueur indomptable du colosse réduisait à
néant la gloire des Picrocholes ; et l'étalage scientifique prouvait aux
sorbonistes qu'il était facile de les dépasser dans ce qu'ils avaient de moins
contestable, leurs efforts de mémoire et leur science rétrospective.
L'obscénité triviale, outrée, jusqu'à provoquer aujourd'hui un dégoût légitime,
cette obscénité qui était alors dans les mœurs, les habitudes, le langage, non
point des tavernes et des antichambres, mais des boudoirs, des salons, des
palais et de la salle du trône, cette obscénité même, il serait facile de
prouver que chez Rabelais elle n'est la plupart du temps que factice. En
l'étalant comme à plaisir, l'auteur jouait le rôle de l'esclave ivre de
Lacédémone ». Rabelais lutta avec la seule arme possible : l'ironie. «
L'estrapade et le bûcher, ou tout au moins la misère dans l'exil, ne savent
point avoir tort, Parmi les contemporains de Rabelais, voyez Dolet, brûlé à
Paris en 1546 ; les Etienne, morts dans l'exil et à l'hôpital ; Clément Marot,
fugitif et vagabond ; Morus, décapité ; Erasme, inquiété malgré son extrême
réserve ; Ramus, victime de haines mesquines dont la Saint-Barthélemy fut le
couvert ; Servet, jeté au feu par son ami Calvin ; Zwingle, tué dans la guerre
de Cappel ; Vésale, mort de faim à Zante ; Jean Hus, livré au bûcher clérical
en violation de l'impérial sauf-conduit ; Bonaventure des Périers, poussé à se
donner la mort ; Camoëns, expiant de misère et de désespoir, etc. » Cependant
que Rabelais réussissait à publier la dernière partie de son œuvre, naissait à
Alcala de Henares (Espagne), un autre écrivain de grand talent dont l'œuvre
maîtresse était pétrie d'ironie, Miguel Cervantès. Son Don Quichotte n'est pas
sans rapport avec l'œuvre de Rabelais. Obligé de tenir compte du clergé
tout-puissant, Cervantès, comme Rabelais, voile sa pensée, ses critiques, sous
un grand air de foi et de naïveté. L'ironie, seule arme possible quand l'examen
est si férocement comprimé, passe de mains en mains, sensible seulement aux
esprits exercés. Mais, en même temps que la pensée se dégage du vieux carcan
religieux, l'ironie s'affine, porte de plus rudes coups et sape toute autorité,
tant dans les hautes que les basses classes. L'esprit se complaît en ces
luttes, où la victoire ne va jamais ni au prêtre, ni au juge, ni au soldat,
mais à l'écrivain. Racine avec ses Plaideurs ; tout Molière, dans toute son
œuvre ; Voltaire, le maître incontesté du genre ; Beaumarchais, avec ses
Mémoires ; Pigault-Lebrun, avec son inoubliable Le Citateur ; Paul
Louis-Courier, dans ses vigoureux Pamphlets, relient Rabelais aux pamphlétaires
du siècle dernier, tous armés d'ironie, dressés vaillamment contre
l'oppression. Peut-on s'étonner de trouver au premier rang les anarchistes,
dont l'ironie amère parfois, sarcastique, féroce aussi, a su fouailler la
tourbe impayable de ridicule, de laideur, de ladrerie, des bourgeois des XIXème
et XXème siècle ? Qui jamais atteignit à la somptuosité corrosive des «
discours civiques » d'un Laurent Tailhade ? A la mordante et aristocratique
verve d'un Zo d'Axa? A celle plus ample d'un Octave Mirbeau? D'ailleurs, qui
peut, mieux que les anarchistes, user de cette arme à double tranchant, forts
qu'ils sont de l'irréfutable logique de leur philosophie, riche de tous les
enseignements du passé, de tous les vouloirs du présent et de tous les espoirs
de l'avenir? L'ironie du bourgeois est macabre et n'atteint que lui ; l'ironie
de l'anarchiste porte à tout coup et prétend réapprendre le rire à l'humanité. –
A. LAPEYRE.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire