« Pour analyser le monde,
comme nous l’avons vu, un enfant possède une boîte à outils beaucoup plus
restreinte que celle des adultes (il a beaucoup moins de connaissances et
d’expérience), et il est très dépendant des adultes qui l’entourent, de leur
protection, de leur expertise. Son autonomie et sa liberté sont
considérablement limitées pour organiser le monde qui l’entoure en fonction des
dangers qu’il court et pour se protéger efficacement. Les adultes qui ne sont
pas en position d’agresseur et qui pourraient le protéger, dans l’ensemble, ne
comprennent rien à ce qui lui arrive. Non seulement ils ne vont pas pouvoir
donner à l’enfant traumatisé des explications justes, mais ils vont lutter pied
à pied avec lui pour l’empêcher de mettre en place les conduites d’évitement,
de contrôle, et de sécurisation (présence rassurante d’un adulte protecteur)
dont il aurait besoin. Ces adultes vont vouloir, souvent en toute bonne foi,
que l’enfant s’autonomise coûte que coûte – alors qu’il se sent en grand danger
–, qu’il se développe comme les autres enfants (comme ceux qui ne sont pas
traumatisés ni encombrés d’une mémoire traumatique). Et ils vont le mettre en
grand danger psychique en le forçant à aller de l’avant et à renoncer à ses
conduites d’évitement, à ses conduites dites régressives (dormir avec l’adulte,
sucer à nouveau son pouce, etc.). Encore plus que l’adulte, l’enfant peut être
acculé à avoir recours à des conduites à risque dissociantes très délétères
(que nous allons étudier de plus près) pour survivre. Encore plus que l’adulte,
il va se sentir douloureusement différent des autres sans comprendre pourquoi,
et se percevoir progressivement comme un handicapé de la vie. »
« Comme l’écrit Sandor Férenczi
dans son texte Réflexion sur le traumatisme : « Il faut parfaitement connaître
l’adversaire dangereux, on se met tout le temps à sa place, et on est garant de
sa tranquillité. Il faut suivre chacun de ses mouvements pour s’en protéger, il
faut tenter d’apaiser et d’amener à la raison le terrible tyran. » Ces
obligations de se mettre continuellement à la place de l’agresseur, de devoir
le comprendre, de le protéger à tout prix, font que les intérêts de l’agresseur
deviennent artificiellement ceux de l’enfant et entraînent une loyauté à toute
épreuve et un « pseudo-attachement ». Pour que l’enfant se sente en sécurité,
il est essentiel que le parent agresseur se sente bien, ne soit pas contrarié.
Cette tâche – de survie – devient la plus importante et passe bien avant ce qui
devrait être les besoins primordiaux, les désirs et les intérêts de l’enfant. »
« De plus les phrases sans
cesse répétées de l’agresseur avec des injonctions à lui obéir, à l’aimer, à
être « loyale » avec lui quoi qu’il arrive, et les mises en scène où la victime
est censée n’avoir aucun droit, aucune valeur, colonisent la victime par l’intermédiaire
de la mémoire traumatique et la transforment petit à petit en esclave « dévouée
». Les mots perdent leur sens, du côté de la victime la terreur devient amour,
le stress extrême devient excitation et désir, et du côté de l’agresseur la
haine, la violence et la destruction deviennent amour, la cruauté devient
désir, le dressage devient de l’éducation, etc., dans un retournement pervers
continuel. »
« Le formatage imposé par un
tyran sur un enfant entraîne chez cet enfant devenu adulte une hyperadaptation
aux moindres désirs d’autrui et une anesthésie émotionnelle dissociative.
Adulte, il reste essentiel de ne jamais contrarier quiconque au risque de se
sentir en grand danger, par allumage d’une mémoire traumatique des violences
exercées par le tyran de son enfance à chaque « contrariété ». Et pour cet
adulte, il devient ensuite extrêmement difficile de dire non, d’exprimer sa
volonté ou ses désirs propres, d’autant plus qu’il est dissocié et dans
l’incapacité de ressentir ses émotions. Ce formatage représente un danger car
il piège l’enfant victime devenu adulte dans la position d’être toujours au
service et à l’écoute d’autrui, esclave potentiel parfait corvéable à merci,
victime pseudo-consentante face à de nombreux abus, tellement gentille, tellement
compréhensive, tellement tolérante, avec une intelligence relationnelle
tellement développée... »
« Devant la nécessité
impérative d’arriver à disjoncter, une compulsion à se faire mal vient « tout
naturellement » : se taper la tête contre les murs, se frapper, se mordre, se
pincer, s’arracher les cheveux, se griffer, se couper, se brûler. La victime,
comme dans un état de manque, va rechercher activement la mise en danger ou la
violence qui pourrait la soulager efficacement, et elle a beau essayer de se
raisonner, le plus souvent rien n’y fait, elle sait qu’elle va sombrer. Ces
conduites dissociantes dangereuses et violentes mises en œuvre pour arriver à
disjoncter, même quand elles sont uniquement auto-agressives et qu’elles ne
portent pas atteinte à autrui, sont reprochées aux victimes. Spontanément, la
plupart des personnes, professionnelles ou non, qui sont confrontées à une
victime en plein accès d’explosion de sa mémoire traumatique et qui est dans
l’impossibilité de se calmer ou de disjoncter, auront tendance à utiliser elles
aussi en premier recours des conduites dissociantes violentes au lieu d’une
parole apaisante. Elles se mettront à hurler, à donner une claque, voire des
coups, à lancer un verre d’eau à la figure, à mettre la victime sous une douche
froide, à la secouer de violemment, à la menacer d’abandon (« si tu n’arrêtes
pas de hurler je te laisse là, ou je pars... »), à l’enfermer, ou à utiliser
des moyens de contentions violents (liens, camisole de force), ou une
contention chimique (des traitements psychotropes puissamment dissociants). Ces
violences utilisées pour « calmer » la victime traumatisée « qui pète les
plombs » sont malheureusement « efficaces », et vont la faire disjoncter, ce
qui aura pour effet de l’anesthésier au prix d’une aggravation de la mémoire
traumatique. »
« Il est très facile d’avoir
sous la main de l’alcool : la première prise d’alcool en France est très
précoce, en moyenne vers 8 ans, la première ivresse avant 13 ans. Les études
montrent que lorsque l’on présente des troubles psychotraumatiques, le risque
de développer un alcoolisme ou une toxicomanie est important : 58 % des hommes
et 28 % des femmes vont consommer de l’alcool, 35 % des hommes et 27 % des
femmes vont consommer des substances psychoactives. Inversement, chez près de
90 % des grands alcooliques et des toxicomanes, on retrouve des antécédents de
traumatismes et de maltraitance dans l’enfance. À l’évidence on ne devient pas
alcoolique ou toxicomane sans raison ! »
« Une autre façon de
s’anesthésier par le stress extrême est de se faire peur sans se mettre en
danger direct et sans instrumentaliser autrui, se faire peur avec des polars ou
des films d’horreur, mais aussi avec des scénarios imaginaires où l’on est
exposé à des dangers terribles, des tentatives de meurtre, des tortures, des
tentatives de viols, des maladies graves. Ces scénarios peuvent devenir
envahissants et se structurer en un délire de persécution, surtout chez les
femmes âgées qui ont vécu dans leur enfance des violences sexuelles incestueuses
et qui n’ont jamais pu en parler. »
« La seule liberté qu’il
reste aux victimes est celle du choix de la conduite dissociante, et c’est là
ce qui fera la différence entre celles qui resteront dans leur position de
victime en choisissant des conduites dangereuses pour elles-mêmes, et comme
nous allons le voir celles qui choisiront de devenir des agresseurs et qui
instrumentaliseront des personnes ou des animaux pour disjoncter par
procuration (les animaux paient aussi un lourd tribut à la mémoire traumatique
de certains de leurs « maîtres » enfants ou adultes). »
« L’être humain est
normalement dans l’incapacité d’exercer des violences « inhumaines », une
sonnette d’alarme (la réponse émotionnelle) intolérable se déclenche aussitôt
pour les rendre impossibles, mais quand cette sonnette d’alarme est recherchée
pour elle-même parce que des violences inhumaines ont déjà été subies, qu’une
expérience de disjonction a eu lieu et qu’une mémoire traumatique s’est mise en
place, tout se met alors à dérailler. L’agresseur peut franchir les barrières
les plus impossibles à dépasser, le risque d’y laisser sa peau et son âme ne
l’arrêtera pas, il est déjà mort au monde et donc « immortel », comme Don Juan
convoquant la statue du Commandeur, les feux de l’Enfer ne l’effraient pas, il
en est déjà revenu. »
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