vendredi 28 août 2020

Le livre noir des violences sexuelles 2004 du docteur Salmona partie 5


« Pour analyser le monde, comme nous l’avons vu, un enfant possède une boîte à outils beaucoup plus restreinte que celle des adultes (il a beaucoup moins de connaissances et d’expérience), et il est très dépendant des adultes qui l’entourent, de leur protection, de leur expertise. Son autonomie et sa liberté sont considérablement limitées pour organiser le monde qui l’entoure en fonction des dangers qu’il court et pour se protéger efficacement. Les adultes qui ne sont pas en position d’agresseur et qui pourraient le protéger, dans l’ensemble, ne comprennent rien à ce qui lui arrive. Non seulement ils ne vont pas pouvoir donner à l’enfant traumatisé des explications justes, mais ils vont lutter pied à pied avec lui pour l’empêcher de mettre en place les conduites d’évitement, de contrôle, et de sécurisation (présence rassurante d’un adulte protecteur) dont il aurait besoin. Ces adultes vont vouloir, souvent en toute bonne foi, que l’enfant s’autonomise coûte que coûte – alors qu’il se sent en grand danger –, qu’il se développe comme les autres enfants (comme ceux qui ne sont pas traumatisés ni encombrés d’une mémoire traumatique). Et ils vont le mettre en grand danger psychique en le forçant à aller de l’avant et à renoncer à ses conduites d’évitement, à ses conduites dites régressives (dormir avec l’adulte, sucer à nouveau son pouce, etc.). Encore plus que l’adulte, l’enfant peut être acculé à avoir recours à des conduites à risque dissociantes très délétères (que nous allons étudier de plus près) pour survivre. Encore plus que l’adulte, il va se sentir douloureusement différent des autres sans comprendre pourquoi, et se percevoir progressivement comme un handicapé de la vie. »
« Comme l’écrit Sandor Férenczi dans son texte Réflexion sur le traumatisme : « Il faut parfaitement connaître l’adversaire dangereux, on se met tout le temps à sa place, et on est garant de sa tranquillité. Il faut suivre chacun de ses mouvements pour s’en protéger, il faut tenter d’apaiser et d’amener à la raison le terrible tyran. » Ces obligations de se mettre continuellement à la place de l’agresseur, de devoir le comprendre, de le protéger à tout prix, font que les intérêts de l’agresseur deviennent artificiellement ceux de l’enfant et entraînent une loyauté à toute épreuve et un « pseudo-attachement ». Pour que l’enfant se sente en sécurité, il est essentiel que le parent agresseur se sente bien, ne soit pas contrarié. Cette tâche – de survie – devient la plus importante et passe bien avant ce qui devrait être les besoins primordiaux, les désirs et les intérêts de l’enfant. »
« De plus les phrases sans cesse répétées de l’agresseur avec des injonctions à lui obéir, à l’aimer, à être « loyale » avec lui quoi qu’il arrive, et les mises en scène où la victime est censée n’avoir aucun droit, aucune valeur, colonisent la victime par l’intermédiaire de la mémoire traumatique et la transforment petit à petit en esclave « dévouée ». Les mots perdent leur sens, du côté de la victime la terreur devient amour, le stress extrême devient excitation et désir, et du côté de l’agresseur la haine, la violence et la destruction deviennent amour, la cruauté devient désir, le dressage devient de l’éducation, etc., dans un retournement pervers continuel. »
« Le formatage imposé par un tyran sur un enfant entraîne chez cet enfant devenu adulte une hyperadaptation aux moindres désirs d’autrui et une anesthésie émotionnelle dissociative. Adulte, il reste essentiel de ne jamais contrarier quiconque au risque de se sentir en grand danger, par allumage d’une mémoire traumatique des violences exercées par le tyran de son enfance à chaque « contrariété ». Et pour cet adulte, il devient ensuite extrêmement difficile de dire non, d’exprimer sa volonté ou ses désirs propres, d’autant plus qu’il est dissocié et dans l’incapacité de ressentir ses émotions. Ce formatage représente un danger car il piège l’enfant victime devenu adulte dans la position d’être toujours au service et à l’écoute d’autrui, esclave potentiel parfait corvéable à merci, victime pseudo-consentante face à de nombreux abus, tellement gentille, tellement compréhensive, tellement tolérante, avec une intelligence relationnelle tellement développée... »
« Devant la nécessité impérative d’arriver à disjoncter, une compulsion à se faire mal vient « tout naturellement » : se taper la tête contre les murs, se frapper, se mordre, se pincer, s’arracher les cheveux, se griffer, se couper, se brûler. La victime, comme dans un état de manque, va rechercher activement la mise en danger ou la violence qui pourrait la soulager efficacement, et elle a beau essayer de se raisonner, le plus souvent rien n’y fait, elle sait qu’elle va sombrer. Ces conduites dissociantes dangereuses et violentes mises en œuvre pour arriver à disjoncter, même quand elles sont uniquement auto-agressives et qu’elles ne portent pas atteinte à autrui, sont reprochées aux victimes. Spontanément, la plupart des personnes, professionnelles ou non, qui sont confrontées à une victime en plein accès d’explosion de sa mémoire traumatique et qui est dans l’impossibilité de se calmer ou de disjoncter, auront tendance à utiliser elles aussi en premier recours des conduites dissociantes violentes au lieu d’une parole apaisante. Elles se mettront à hurler, à donner une claque, voire des coups, à lancer un verre d’eau à la figure, à mettre la victime sous une douche froide, à la secouer de violemment, à la menacer d’abandon (« si tu n’arrêtes pas de hurler je te laisse là, ou je pars... »), à l’enfermer, ou à utiliser des moyens de contentions violents (liens, camisole de force), ou une contention chimique (des traitements psychotropes puissamment dissociants). Ces violences utilisées pour « calmer » la victime traumatisée « qui pète les plombs » sont malheureusement « efficaces », et vont la faire disjoncter, ce qui aura pour effet de l’anesthésier au prix d’une aggravation de la mémoire traumatique. »
« Il est très facile d’avoir sous la main de l’alcool : la première prise d’alcool en France est très précoce, en moyenne vers 8 ans, la première ivresse avant 13 ans. Les études montrent que lorsque l’on présente des troubles psychotraumatiques, le risque de développer un alcoolisme ou une toxicomanie est important : 58 % des hommes et 28 % des femmes vont consommer de l’alcool, 35 % des hommes et 27 % des femmes vont consommer des substances psychoactives. Inversement, chez près de 90 % des grands alcooliques et des toxicomanes, on retrouve des antécédents de traumatismes et de maltraitance dans l’enfance. À l’évidence on ne devient pas alcoolique ou toxicomane sans raison ! »
« Une autre façon de s’anesthésier par le stress extrême est de se faire peur sans se mettre en danger direct et sans instrumentaliser autrui, se faire peur avec des polars ou des films d’horreur, mais aussi avec des scénarios imaginaires où l’on est exposé à des dangers terribles, des tentatives de meurtre, des tortures, des tentatives de viols, des maladies graves. Ces scénarios peuvent devenir envahissants et se structurer en un délire de persécution, surtout chez les femmes âgées qui ont vécu dans leur enfance des violences sexuelles incestueuses et qui n’ont jamais pu en parler. »
« La seule liberté qu’il reste aux victimes est celle du choix de la conduite dissociante, et c’est là ce qui fera la différence entre celles qui resteront dans leur position de victime en choisissant des conduites dangereuses pour elles-mêmes, et comme nous allons le voir celles qui choisiront de devenir des agresseurs et qui instrumentaliseront des personnes ou des animaux pour disjoncter par procuration (les animaux paient aussi un lourd tribut à la mémoire traumatique de certains de leurs « maîtres » enfants ou adultes). »
« L’être humain est normalement dans l’incapacité d’exercer des violences « inhumaines », une sonnette d’alarme (la réponse émotionnelle) intolérable se déclenche aussitôt pour les rendre impossibles, mais quand cette sonnette d’alarme est recherchée pour elle-même parce que des violences inhumaines ont déjà été subies, qu’une expérience de disjonction a eu lieu et qu’une mémoire traumatique s’est mise en place, tout se met alors à dérailler. L’agresseur peut franchir les barrières les plus impossibles à dépasser, le risque d’y laisser sa peau et son âme ne l’arrêtera pas, il est déjà mort au monde et donc « immortel », comme Don Juan convoquant la statue du Commandeur, les feux de l’Enfer ne l’effraient pas, il en est déjà revenu. »

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