Après nous être trouvés d’accord sur l’obligation d’être instruit dans une société où chaque jour on profite des lumières d’autrui ; après avoir reconnu la nécessité que l’enseignement soit en même temps scientifique et professionnel, nous nous sommes radicalement divisés sur les moyens de la répandre ; les uns affirmant que cette charge incombe à la famille ; les autres, qu’elle doit être supportée par la société. Les convictions étant également profondes de part et d’autre, nous croyons devoir indiquer ici les principes que nous avons pris pour guide dans l’étude de cette question. Ces principes se résument en deux mots : justice, liberté. Justice dans les rapports sociaux, c’est-à-dire égalité de droits et de devoirs, égalité dans les moyens d’action mis par la société à la disposition de l’individu, égalité pour les individus dans les charges de la société.
Liberté individuelle, c’est-à-dire pour chacun le droit et le pouvoir d’employer ses facultés et d’en user selon son gré. Tant que les individus ne pourront disposer que de moyens d’actions inégaux, tant que les charges qui leur incombent seront inégales, la justice n’existera pas. Tant qu’une entrave empêchera l’emploi de soi-même, la liberté n’existera pas. Cela dit, entrons dans les faits. La complète incapacité de l’être humain, à sa naissance, nécessite en sa faveur une avance de services dont il aura à tenir compte, lorsque le développement de ses facultés l’aura mis, pour ainsi dire, en possession de luimême, lorsqu’il sera devenu un être capable d’action. Chez l’homme à l’état de nature, il suffit à l’enfant d’une somme de services relativement peu considérable : Que la mère dirige ses premiers pas ; que le père lui apprenne à chasser et à cueillir les fruits dont il doit se nourrir et son éducation est faite. Il peut vivre librement et dans des conditions d’égalité complète avec ses semblables. Le nombre de ses frères, la perte même de ses parents ne seront pas pour lui des causes d’inégalité ; le peu d’exigence d’une telle éducation est la garantie qu’il la recevra d’un être fort, quel qu’il soit. Dans l’état civilisé, c’est autre chose : L’homme s’étant créé des jouissances, que l’habitude a transformées en besoins, pour les satisfaire, il faut produire, produire beaucoup ; la force musculaire ne suffit plus, il faut mettre en œuvre l’intelligence. Dès lors, l’éducation se complique ; au développement physique s’ajoute le développement intellectuel et moral. Plus les facultés de l’homme seront développées, plus et mieux il produira, plus il sera utile et plus il devra être heureux.
Moins il sera instruit, moins il sera utile et plus il sera misérable, car l’infériorité c’est la misère. Or la somme d’avances que nécessite une éducation capable de développer toutes les facultés de l’enfant et de la mettre au niveau de la science et de l’industrie étant considérable, il n’est plus indifférent de rechercher par qui elle sera fournie. Il est juste que ce soit par qui doit en profiter : mais ce qui importe surtout, c’est que tous les enfants soient assurés de la recevoir complète, afin qu’aucun ne commence la vie dans des conditions d’infériorité. On affirme que c’est à la famille qu’incombe la charge de l’éducation ! La famille peut-elle fournir à tous les enfants des moyens d’enseignement égaux ? Non. Selon que la famille comptera plus ou moins d’enfants, elle disposera de ressources plus ou moins grandes ; et tandis que le père d’un seul pourra, sans se priver, lui donner non seulement l’instruction primaire, mais aussi l’instruction secondaire et même supérieure, le père chargé d’enfants leur donnera à peine l’instruction élémentaire. Le fils du premier deviendra directeur d’entreprises dont les enfants du second seront les manœuvres. Inégalité pour les enfants dans les résultats, inégalité de charges pour les familles, donc pas de justice. Pour parer à ces inégalités choquantes, les partisans de l’éducation par la famille proposent de fonder des sociétés coopératives d’assurance pour subvenir, à parts égales, aux frais d’éducation de leurs enfants, quel qu’en soit le nombre. Cette idée est certainement très louable, mais est-elle capable de garantir l’enseignement à tous les enfants ? Non. Il y aura toujours des pères imprévoyants, peu soucieux de leur dignité et des intérêts de leurs enfants, ils ne s’ assureront pas ; et, si l’éducation devient pour eux une charge trop lourde, ils la négligeront. Quantité d’enfants se trouveront donc encore exposés à manquer d’instruction ou à ne la devoir qu’à la charité publique ou privée que nos contradicteurs repoussent énergiquement, comme il convient à des hommes qui ont conscience de leur dignité. Mais s’il est bien de se garantir de toute protection, de toute charité, ne serait-il pas mieux encore de les détruire en ne leur laissant aucune place, aucun vide à remplir. Quant à nous, nous n’admettons pas qu’un seul enfant puisse être privé d’instruction, que la charité trouve un seul enfant à instruire. Que la société prenne l’éducation à sa charge et les inégalités cessent, la charité disparaît. L’enseignement devient un droit égal pour tous, payé par tous les citoyens, non plus en raison du nombre de leurs enfants, mais en raison de leurs capacités contributives. D’ailleurs, qui profitera de l’éducation de l’enfant ? N’est-ce pas la société tout entière plutôt que la famille ? Or, si c’est la société, que ce soit elle qui en fasse les frais. Mais il n’y a pas là seulement une question de charges, de dépenses ; il y a aussi, et surtout, une question de direction et c’est ce à quoi les partisans de l’éducation par la famille tiennent le plus. La crainte de l’absorption de l’individu par l’État, la terreur de l’enseignement officiel, leur font oublier tous les frais d’éducation, toutes les inégalités sociales qu’entraîne l’inégalité d’instruction. Certes, nous ne pouvons qu’approuver leurs critiques de l’enseignement universitaire, qu’applaudir aux coups portés par eux au monopole de l’enseignement, car ce n’est pas à nous que tout cela s’adresse. Nous faisons même cette déclaration que s’il n’y avait qu’à choisir entre le monopole de l’enseignement aux mains d’un pouvoir despotique et absolu, du gouvernement d’un homme ou de quelques hommes et la liberté de l’enseignement à la charge de la famille, nous opterions pour la liberté. Mais quand nous demandons que l’enseignement soit à la charge de la société, nous entendons une société vraiment démocratique dans laquelle la direction de l’enseignement serait la volonté de tous. On nous objectera sans doute que tous n’auront jamais la même volonté et que la minorité devra subir la majorité. Cela arriverait même avec l’assurance mutuelle. Mais il est permis d’espérer que l’habitude de la liberté amènera les citoyens à se faire des concessions réciproques et que les programmes d’études seront formulés dans le sens des idées généralement admises, excluant surtout les affirmations sans preuves et n’admettant que les sciences et choses raisonnables. Dans notre esprit, l’administration centrale, après avoir formulé un programme d’étude comprenant seulement les notions essentielles et d’utilité universelle, laisserait aux communes le soin d’y ajouter ce qui leur semblerait bon et utile par rapport aux lieux, mœurs et industrie du pays et de choisir leurs professeurs, ouvrir et diriger leurs écoles. De plus, cet enseignement par la société trouverait un excellent correctif dans la liberté d’enseignement, c’està-dire le droit naturel qu’a l’individu d’enseigner ce qu’il sait, d’appendre ce qu’il ignore. Droit dont nous sommes privés actuellement et que tous nous sommes résolus à réclamer de toute notre énergie. Ce droit d’enseignement permettrait non seulement à des professeurs de faire des cours concurremment avec les écoles publiques, soit pour des études générales, soit le plus souvent pour des études spéciales ; mais encore, en laissant à chacun la faculté de faire des cours ou conférences critiques sur les points trouvés incomplets ou défectueux dans l’enseignement, permettrait de présenter la contradiction aux élèves et au public qui jugeraient. Cela forcerait les professeurs publics à se tenir au niveau de la science et des perfectionnements des méthodes afin de laisser le moins de prise possible à la critique. Il nous semble que de cette façon, les parents auraient une part aussi grande que désirable dans la direction de l’enseignement et les enfants seraient assurés de recevoir tous une éducation aussi complète que nécessaire. Mais pour que tous soient assurés de recevoir cette instruction, il faut qu’il y ait obligation ! Doit-elle être réelle ou simplement morale ? Si l’obligation est réelle, nous diton, vous portez atteinte à la liberté de l’enfant et à l’autorité du père de famille. Quant à la liberté de l’enfant, nous répondons : pour être libre, il faut avoir la jouissance de toutes ses facultés et pouvoir suffire à son existence ; or, l’enfant n’est pas libre, et pour le devenir, il a justement besoin de l’instruction. Pour ce qui est de l’autorité paternelle, un père n’a pas le droit de refuser l’éducation à son enfant. Or, la société ayant le devoir de sauvegarder les intérêts de ses membres, au nom de l’intérêt de l’enfant lorsque son père le laisse dans l’ignorance, elle doit le prendre et l’instruire. Nous concluons donc à l’enseignement par la société, sous la direction des parents, et obligatoire pour tous les enfants ; mais nous demandons aussi, quoi qu’il arrive, la liberté d’enseignement. frEy1
7 septembre 1866 Compte rendu de la séance du 7 septembre au congrès ouvrier de Genève Article IV du programme Travail des femmes et des enfants
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