jeudi 21 mai 2020

INTUITION 2 encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure




L'intuition, qu'elle soit intellectuelle ou sensible, s'oppose à la pensée discursive ; elle implique perception immédiate d'une vérité qui n'a pas besoin du raisonnement pour être connue. En géométrie, la formule permettant de calculer la surface d'une circonférence n'apparaît pas évidente de prime abord ; je dois décomposer cette surface en triangles dont la base est infiniment petite ; et ces triangles je les rattache à des parallélogrammes, réductibles à des rectangles qui se ramènent eux-mêmes au carré. Grâce à une série de substitutions j'arrive à déterminer de façon certaine la surface de figures successives. Les vérités ainsi obtenues sont essentiellement discursives, médiates ; elles découlent de jugements logiques. Mais lorsque je déclare : « deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles » ou « les sommes de quantités égales sont égales », j'énonce des propositions, qui n'ont besoin de nul raisonnement pour être évidentes, et dont je ne puis fournir aucune démonstration rigoureuse. Ces vérités primordiales - on les appelle axiomes commandent toute la série des déductions mathématiques, rendant possible les substitutions de nombres en arithmétique, de lettres en algèbre, de figures en géométrie. Dans l'ordre expérimental, connaissances immédiates de la vue, du toucher, etc., ainsi que de la conscience constituent des intuitions de genre différent. Mais à ces données primitives se surajoutent bientôt, par suite d'habitudes acquises, des souvenirs, des idées, des jugements qui s'incorporent à la perception et la modifient. D'où erreurs fréquentes, imputables aux activités imaginatives et intellectuelles, qui brodent à leur fantaisie sur le canevas fourni par l'expérience. Evaluer la distance d'une cloche d'après le son qu'elle émet, la chaleur d'un poêle d'après sa couleur, résultent ainsi d'une interprétation toute mentale ; la distance n'étant directement perçue que par la sensibilité musculaire et tactile, peut être aussi par la vue, la chaleur ne l'étant que par le toucher. Observer un objet qui tombe sera une intuition sensible, alors que conclure à la chute de cet objet, en vertu de la pesanteur, si je l'abandonne dans le vide, sera une certitude déductive. Et quand je dis : « la même chose ne peut pas à la fois être et ne pas être » ou « tout a une cause », je suis en présence de vérités intuitives, évidentes avant d'être confirmées par l'expérience. Elles constituent l'ossature de la raison, puisque sans le principe d'identité nulle pensée logique n'apparait possible et que la causalité sert de fil d'Ariane au savant pour se guider dans le labyrinthe des faits. Force est à l'esprit de s'arrêter quelque part dans la série régressive de ses démonstrations ; c'est aux certitudes intuitives, soit de l'intelligence, soit de la perception consciente ou sensible, qu'il demande la base indispensable aux constructions de la pensée.
Bergson et ses disciples rabaissent la connaissance discursive au profit de l'intuition. Mais cette intuition, vue directe du réel, ils la supposent relevant des sens ou de la conscience, pas du tout de la raison ; de plus, loin de consister dans un enregistrement passif des données expérimentales, elle impliquerait effort méthodique et prolongé pour se déprendre des habitudes acquises. Une perception directe des pulsations intimes de la matière, toujours en mouvement et non figée en formes immuables, serait possible aux sens ramenés pour un moment à leur virginité première. Les couleurs apparaitraient à nos yeux éblouis, animées d'éternels remous aux nuances innombrables, les lignes droites perdraient de leur précision, tous les objets particuliers, que nous découpons dans l'espace, fusionneraient en une sorte d'aurore boréale, aux lumières de contours indécis. Avec ses instruments, ses mesures, le savant, qui convertit la qualité en quantité, s'avère incapable de saisir les faits en profondeur ; il n'en perçoit que la surface. Quand j'entends sonner une cloche, c'est arbitrairement que j'en découpe les coups pour les nombrer : chacun d'eux à sa nuance particulière et leur totalité engendre une phrase musicale, un rythme inanalysable. Même déformation spatiale dans la connaissance des sensations corporelles ou des sentiments moraux. Si je ferme le poing et presse les doigts de plus en plus, j'éprouve un sentiment d'effort qui croît mais reste identique, semble-t-il ; en réalité le nombre des muscles intéressés à mon action se multiplie, gagnant toute la main, le poignet, l'ensemble du bras, l'épaule même, et ce n'est pas d'une sensation d'intensité variable que j'ai conscience, mais d'une série de sensations hétérogènes, qualitativement distinctes et qui résultent de l'extension prise par les contractions musculaires. L'aggravation continue d'une douleur mentale ne consiste pas, comme on l'admet de prime abord, dans le grossissement progressif d'un sentiment de même nature. Elle implique une succession de sentiments différents, étrangers les uns aux autres, dont l'intensité répond uniquement à la quantité d'états psychiques teintés de sa couleur. Ces analyses bergsoniennes sont ingénieuses, mais la perception du monde extérieur, qu'elles supposent, répond surtout à des troubles de la vue, et la notion d'intensité psychologique subsiste dans l'immense majorité des cas. Sur le tombeau scellé des doctrines irrationnelles, la science peut dès aujourd'hui chanter alléluia. Une autre intuition, morte depuis longtemps, c'est celle dont nous gratifièrent Malebranche, les Ontologistes, et d'autres disciples plus ou moins fidèles de Platon : l'intuition de Dieu. Dès ici-bas notre intelligence communiquerait avec l'Etre suprême, nous verrions Dieu, selon une expression chère à Malebranche, sinon dans son essence infinie, du moins en tant que réceptacle des Idées. Doctrine si fragile que l'Eglise a condamné ses défenseurs. Elle s'inspirait de l'argument ontologique, invoqué par Saint Anselme et Descartes en faveur de l'existence de Dieu. L'idée de Dieu, disaient ces derniers étant celle d'un être parfait, implique nécessairement l'existence qui est une perfection ; de même qu'un triangle suppose trois angles par définition. Et de conclure : donc Dieu existe puisque nous le pensons. Ils passaient ainsi faussement de l'ordre idéal à l'ordre réel, oubliant que si un triangle suppose bien trois angles, il faut des preuves nouvelles pour démontrer que ce triangle et, par conséquent, ses trois angles existent en fait. De même si Dieu avait toutes les perfections, il aurait sans conteste l'existence ; mais rien ne prouve que ce Dieu existe effectivement en dehors de notre esprit. Une montagne implique des vallées ; par contre, si la montagne est imaginaire, les vallées aussi le sont. En admettant une perception directe de Dieu, Malebranche et les Ontologistes croyaient échapper à toute objection ; malheureusement pour eux la psychologie expérimentale a définitivement classé l'intuition divine parmi les mythes sans fondement. Historiquement, l'intuition, une fausse intuition, a donc servi de base à des doctrines hautement fantaisistes. Ajoutons que certains principes de la raison ont perdu le caractère d'évidence immédiate qui fut leur autrefois. Ainsi la finalité nous semble illusoire quand il s'agit du monde physique : son domaine se restreint à la vie, peut-être à la pensée. Principes de causalité, d'identité même, pourraient bien n'avoir qu'une valeur relative ; ce sont des hypothèses commodes et largement probables, mais dont la rigueur n'est sans doute pas absolue. Les postulats de la géométrie euclidienne se volatilisent aux yeux des métagéomètres. Et nous ne parlons pas des hallucinations pures où le cerveau fait tout, sans rien demander aux sens. Facilement reconnues dans le délire et la folie ordinaires, elles sont prises pour des visions célestes dès qu'il s'agit d'hallucinations religieuses : témoin celles de Marie Alacoque à Paray-le-Monial, de la petite Soubirous à Lourdes, des deux frères Barbedette - mes homonymes et peut-être lointains parents, car nous sommes de la même région - à Pontmain. L'Eglise, défiante, réduisit au silence ces visionnaires : des habitants de Nevers, sa résidence, me l'ont certifié pour la Soubirous, et l'un des Barbedette, un naïf, m'a déclaré, à moi-même, que les chefs ecclésiastiques lui firent promettre de ne narrer à personne comment la Vierge lui était apparue. Pour lever cette défense on attendit qu'il eût pris de l'âge et qu'aucune imprudence ne fût à craindre de sa part. Mais à Pontmain, comme à Lourdes, comme à Paray-le-Monial s'élèvent de magnifiques églises où des croyants simplistes laissent des millions, chaque année. Que ces exemples nous servent de leçons ; défions-nous même des certitudes, car beaucoup ne résistent pas à l'épreuve d'une critique serrée ! De ce nombre sont les intuitions mystiques, les rêveries à la Bergson et les prétendues évidences rationnelles que les traditionnalistes voudraient mettre à l'abri de toute discussion.
- L. BARBEDETTE.

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