L'intuition, qu'elle soit intellectuelle ou sensible, s'oppose
à la pensée discursive ; elle implique perception immédiate d'une vérité qui
n'a pas besoin du raisonnement pour être connue. En géométrie, la formule
permettant de calculer la surface d'une circonférence n'apparaît pas évidente
de prime abord ; je dois décomposer cette surface en triangles dont la base est
infiniment petite ; et ces triangles je les rattache à des parallélogrammes,
réductibles à des rectangles qui se ramènent eux-mêmes au carré. Grâce à une
série de substitutions j'arrive à déterminer de façon certaine la surface de
figures successives. Les vérités ainsi obtenues sont essentiellement
discursives, médiates ; elles découlent de jugements logiques. Mais lorsque je
déclare : « deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles
» ou « les sommes de quantités égales sont égales », j'énonce des propositions,
qui n'ont besoin de nul raisonnement pour être évidentes, et dont je ne puis
fournir aucune démonstration rigoureuse. Ces vérités primordiales - on les
appelle axiomes commandent toute la série des déductions mathématiques, rendant
possible les substitutions de nombres en arithmétique, de lettres en algèbre,
de figures en géométrie. Dans l'ordre expérimental, connaissances immédiates de
la vue, du toucher, etc., ainsi que de la conscience constituent des intuitions
de genre différent. Mais à ces données primitives se surajoutent bientôt, par
suite d'habitudes acquises, des souvenirs, des idées, des jugements qui
s'incorporent à la perception et la modifient. D'où erreurs fréquentes,
imputables aux activités imaginatives et intellectuelles, qui brodent à leur
fantaisie sur le canevas fourni par l'expérience. Evaluer la distance d'une
cloche d'après le son qu'elle émet, la chaleur d'un poêle d'après sa couleur,
résultent ainsi d'une interprétation toute mentale ; la distance n'étant
directement perçue que par la sensibilité musculaire et tactile, peut être
aussi par la vue, la chaleur ne l'étant que par le toucher. Observer un objet
qui tombe sera une intuition sensible, alors que conclure à la chute de cet
objet, en vertu de la pesanteur, si je l'abandonne dans le vide, sera une
certitude déductive. Et quand je dis : « la même chose ne peut pas à la fois
être et ne pas être » ou « tout a une cause », je suis en présence de vérités intuitives,
évidentes avant d'être confirmées par l'expérience. Elles constituent
l'ossature de la raison, puisque sans le principe d'identité nulle pensée
logique n'apparait possible et que la causalité sert de fil d'Ariane au savant
pour se guider dans le labyrinthe des faits. Force est à l'esprit de s'arrêter
quelque part dans la série régressive de ses démonstrations ; c'est aux
certitudes intuitives, soit de l'intelligence, soit de la perception consciente
ou sensible, qu'il demande la base indispensable aux constructions de la
pensée.
Bergson et ses disciples rabaissent la connaissance
discursive au profit de l'intuition. Mais cette intuition, vue directe du réel,
ils la supposent relevant des sens ou de la conscience, pas du tout de la
raison ; de plus, loin de consister dans un enregistrement passif des données
expérimentales, elle impliquerait effort méthodique et prolongé pour se
déprendre des habitudes acquises. Une perception directe des pulsations intimes
de la matière, toujours en mouvement et non figée en formes immuables, serait
possible aux sens ramenés pour un moment à leur virginité première. Les
couleurs apparaitraient à nos yeux éblouis, animées d'éternels remous aux
nuances innombrables, les lignes droites perdraient de leur précision, tous les
objets particuliers, que nous découpons dans l'espace, fusionneraient en une
sorte d'aurore boréale, aux lumières de contours indécis. Avec ses instruments,
ses mesures, le savant, qui convertit la qualité en quantité, s'avère incapable
de saisir les faits en profondeur ; il n'en perçoit que la surface. Quand
j'entends sonner une cloche, c'est arbitrairement que j'en découpe les coups
pour les nombrer : chacun d'eux à sa nuance particulière et leur totalité
engendre une phrase musicale, un rythme inanalysable. Même déformation spatiale
dans la connaissance des sensations corporelles ou des sentiments moraux. Si je
ferme le poing et presse les doigts de plus en plus, j'éprouve un sentiment
d'effort qui croît mais reste identique, semble-t-il ; en réalité le nombre des
muscles intéressés à mon action se multiplie, gagnant toute la main, le
poignet, l'ensemble du bras, l'épaule même, et ce n'est pas d'une sensation
d'intensité variable que j'ai conscience, mais d'une série de sensations
hétérogènes, qualitativement distinctes et qui résultent de l'extension prise
par les contractions musculaires. L'aggravation continue d'une douleur mentale
ne consiste pas, comme on l'admet de prime abord, dans le grossissement
progressif d'un sentiment de même nature. Elle implique une succession de
sentiments différents, étrangers les uns aux autres, dont l'intensité répond
uniquement à la quantité d'états psychiques teintés de sa couleur. Ces analyses
bergsoniennes sont ingénieuses, mais la perception du monde extérieur, qu'elles
supposent, répond surtout à des troubles de la vue, et la notion d'intensité
psychologique subsiste dans l'immense majorité des cas. Sur le tombeau scellé
des doctrines irrationnelles, la science peut dès aujourd'hui chanter alléluia.
Une autre intuition, morte depuis longtemps, c'est celle dont nous gratifièrent
Malebranche, les Ontologistes, et d'autres disciples plus ou moins fidèles de
Platon : l'intuition de Dieu. Dès ici-bas notre intelligence communiquerait
avec l'Etre suprême, nous verrions Dieu, selon une expression chère à
Malebranche, sinon dans son essence infinie, du moins en tant que réceptacle
des Idées. Doctrine si fragile que l'Eglise a condamné ses défenseurs. Elle
s'inspirait de l'argument ontologique, invoqué par Saint Anselme et Descartes
en faveur de l'existence de Dieu. L'idée de Dieu, disaient ces derniers étant
celle d'un être parfait, implique nécessairement l'existence qui est une
perfection ; de même qu'un triangle suppose trois angles par définition. Et de
conclure : donc Dieu existe puisque nous le pensons. Ils passaient ainsi
faussement de l'ordre idéal à l'ordre réel, oubliant que si un triangle suppose
bien trois angles, il faut des preuves nouvelles pour démontrer que ce triangle
et, par conséquent, ses trois angles existent en fait. De même si Dieu avait
toutes les perfections, il aurait sans conteste l'existence ; mais rien ne
prouve que ce Dieu existe effectivement en dehors de notre esprit. Une montagne
implique des vallées ; par contre, si la montagne est imaginaire, les vallées
aussi le sont. En admettant une perception directe de Dieu, Malebranche et les
Ontologistes croyaient échapper à toute objection ; malheureusement pour eux la
psychologie expérimentale a définitivement classé l'intuition divine parmi les
mythes sans fondement. Historiquement, l'intuition, une fausse intuition, a
donc servi de base à des doctrines hautement fantaisistes. Ajoutons que
certains principes de la raison ont perdu le caractère d'évidence immédiate qui
fut leur autrefois. Ainsi la finalité nous semble illusoire quand il s'agit du
monde physique : son domaine se restreint à la vie, peut-être à la pensée.
Principes de causalité, d'identité même, pourraient bien n'avoir qu'une valeur
relative ; ce sont des hypothèses commodes et largement probables, mais dont la
rigueur n'est sans doute pas absolue. Les postulats de la géométrie euclidienne
se volatilisent aux yeux des métagéomètres. Et nous ne parlons pas des
hallucinations pures où le cerveau fait tout, sans rien demander aux sens.
Facilement reconnues dans le délire et la folie ordinaires, elles sont prises
pour des visions célestes dès qu'il s'agit d'hallucinations religieuses :
témoin celles de Marie Alacoque à Paray-le-Monial, de la petite Soubirous à
Lourdes, des deux frères Barbedette - mes homonymes et peut-être lointains
parents, car nous sommes de la même région - à Pontmain. L'Eglise, défiante,
réduisit au silence ces visionnaires : des habitants de Nevers, sa résidence,
me l'ont certifié pour la Soubirous, et l'un des Barbedette, un naïf, m'a
déclaré, à moi-même, que les chefs ecclésiastiques lui firent promettre de ne
narrer à personne comment la Vierge lui était apparue. Pour lever cette défense
on attendit qu'il eût pris de l'âge et qu'aucune imprudence ne fût à craindre
de sa part. Mais à Pontmain, comme à Lourdes, comme à Paray-le-Monial s'élèvent
de magnifiques églises où des croyants simplistes laissent des millions, chaque
année. Que ces exemples nous servent de leçons ; défions-nous même des
certitudes, car beaucoup ne résistent pas à l'épreuve d'une critique serrée !
De ce nombre sont les intuitions mystiques, les rêveries à la Bergson et les
prétendues évidences rationnelles que les traditionnalistes voudraient mettre à
l'abri de toute discussion.
- L. BARBEDETTE.
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