« Il n'y a pas de bon père, c'est la règle ; qu'on n'en
tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des
enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se
fût couché sur moi de tout son long et m'eût écrasé. Par chance, il est mort en
bas âge ; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe
d'une rive à l'autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur
leurs fils pour toute la vie ; j'ai laissé derrière moi un jeune mort qui n'eut
pas le temps d'être mon père et qui pourrait être, aujourd'hui, mon fils.
Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict
d'un éminent psychanalyste : je n'ai pas de Sur-moi ».
« Mon père avait eu la galanterie de mourir à ses torts
: ma grand-mère répétait qu'il s'était dérobé à ses devoirs ; mon grand-père,
justement fier de la longévité Schweitzer, n'admettait pas qu'on disparût à
trente ans ; à la lumière de ce décès suspect, il en vint à douter que son gendre
n’eût jamais existé et, pour finir, il l'oublia. Je n'eus même pas à l’oublier
: en filant à l'anglaise, Jean-Baptiste m'avait refusé le plaisir de faire sa
connaissance. Aujourd'hui encore, je m'étonne du peu que je sais sur lui. Il a
aimé, pourtant, il a voulu vivre, il s'est vu mourir ; cela suffit pour faire
tout un homme. Mais de cet homme-là, personne, dans ma famille, n'a su me
rendre curieux. Pendant plusieurs années, j'ai pu voir, au-dessus de mon lit,
le portrait d'un petit officier aux yeux candides, au crâne rond et dégarni,
avec de fortes moustaches : quand ma mère s'est remariée, le portrait a disparu ».
« Dans une passion si publique, j'ai peine à distinguer
la sincérité de l’artifice : je ne crois pas qu'il ait témoigné beaucoup
d'affection à ses autres petits-fils ; il est vrai qu'il ne les voyait guère et
qu'ils n'avaient aucun besoin de lui. Moi, je dépendais de lui pour tout : il
adorait en moi sa générosité ».
« Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des
adultes; j'avais appris à me voir par leurs yeux; j'étais un enfant, ce monstre
qu'ils fabriquent avec leurs regrets. »
 
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