Dans le système de Fourier
(l772-1837), la phalange représente le groupe élémentaire sur lequel repose la
commune sociétaire et le phalanstère est le nom que, s'inspirant très
probablement du mot « monastère », Fourier a donné à l'ensemble des
constructions destinées à abriter la phalange. Ce grand penseur trace de la
manière que voici le plan du phalanstère : La phalange comprend une réunion de
1.500 à 1.800 personnes, exécutant les travaux de ménage, de culture,
d'industrie, d'art, de science, d'éducation, d’ad terrain. Quant au phalanstère,
ce doit être un magnifique édifice, ayant une façade de plusieurs centaines de
mètres, projetant, à droite et à gauche, de vastes ailes en fer à cheval et
repliées sur elles-mêmes, de manière à se doubler et à former des cours
intérieures spacieuses et ombragées, séparées par des couloirs, sur colonnes
jetées d'un corps de bâtiments sur l'autre et servant de terrasse et de serre.
Les ateliers bruyants seront établis dans une des ailes et, dans une autre,
ceux où règne le silence ; au centre, se trouveront la bourse, la bibliothèque,
le musée, les réfectoires, la tour d'ordre avec beffroi, horloge et télégraphe,
le théâtre, le bureau de la Régence et un Temple. Une rue-galerie, à hauteur du
premier étage, chauffée l'hiver, ventilée l'été, où seront exposés les produits
industriels et artistiques, serpentera autour de l'édifice, établissant entre
toutes ces parties, une communication facile. Chaque famille trouvera à se
loger, selon ses convenances, dans des appartements somptueux ou simples, mais
dont le moins riche offrira, par sa distribution bien entendue, un degré de
confort et d'élégance qu'on trouve rarement dans les habitations de la classe
aisée. Elle choisira de même parmi les mets, tous sains et nutritifs, mais plus
ou moins recherchés, préparés au restaurant commun, ceux qui conviendront le
mieux à ses goûts ou à sa fortune. Les plus jeunes enfants seront réunis dans
des salles vastes et bien aérées, où seront établies, à hauteur d'appui, des
nattes élastiques, séparées par des cordons de soie, qui soutiendront l'enfant
fatigué du berceau, sans le priver du mouvement et lui permettront de se livrer
à ses instincts de sociabilité, qui sont, après les besoins purement moraux,
les premiers à se développer. Cette partie de la théorie reçoit une ample
confirmation des salles d'asile, où plusieurs centaines d'enfants s'ébattent
joyeusement, sous la garde de deux femmes qui, malgré leur aptitude spéciale,
ne réussiraient pas à faire taire les cris ou à réprimer la fatigante
turbulence d'un enfant isolé.
Les bâtiments affectés à
l'exploitation rurale se trouveront sur l'autre côté de la route, communiquant
avec 18 phalanstères par des galeries couvertes et, dans la campagne,
s'élèveront des pavillons où le travailleur se reposera pendant la chaleur du
jour ou à l'heure du repas. Frappé et douloureusement ému par le spectacle des
masures à la campagne et des taudis en ville, dans lesquels étaient logées les
classes laborieuses et pauvres de son temps (celles de nos jours sont aussi mal
abritées, meublées, installées, éclairées, ventilées), le fameux sociologue
voulait, grâce à la fondation et à la multiplication des phalanstères édifiés
sur le plan ci-dessus indiqué, remplacer, par chaque groupement phalanstérien,
quatre cents masures rurales environ, ou quatre cents de ces infects réduits où
sont entassées quatre cents familles plus ou moins indigentes qui, privées
d'air, de lumière, de propreté et d'hygiène, grouillent dans les agglomérations
citadines. Pour compléter les indications que comporte le mot phalanstère,
ajoutons que les travaux devaient y être rétribués en raison composée du
Capital, du Travail et du Talent. Quelques essais de phalanstère ont été tentés
en France, notamment à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) et en Amérique, par
Victor Considérant, un des plus illustres apôtres du Fouriérisme. Ces essais
n'ont pas donné les résultats qu'on en attendait. Je suis porté à attribuer cet
échec au mode de rétribution des travaux en honneur et en pratique au sein du
phalanstère. Je ne prétends pas, tant s'en faut, que ce système de rétribution
soit l’unique cause de l'échec en question ; mais j'estime qu’elle en est la
principale. La théorie fouriériste a pour but la réalisation d'une harmonie
sociale remplaçant l'état d’opposition, de méfiance, d'hostilité, de
concurrence et de rivalité qui est le propre des sociétés modernes. Il est de
certitude élémentaire que pour atteindre ce résultat, il est indispensable
d'éliminer des rapports sociaux toutes les sources de compétition qui
jaillissent du système politique, économique et moral de pratique actuelle. On
imagine aisément les contestations et désaccords que devait fatalement provoquer,
au sein de l'association phalanstérienne, cette triple attribution fixant la
part du Capital, du Travail et du Talent. Il n'est pas douteux que, dans le
dosage à établir, chacun de ces bénéficiaires : Capital, Travail et Talent,
devait faire effort pour que la meilleure part lui fût accordée et il est
certain que, quelle que soit la part attribuée à chacun de ces trois associés -
cette part, fût-elle la même satisfait et que, par conséquent, chacun devait :
d'une part, concevoir de l'injustice dont il se prétendait victime, une
certaine irritation sourde ou avouée ; d'autre part, travailler à la réparation
de cette injustice. On pouvait, on devait, dans ces conditions, dire adieu à
l'Harmonie rêvée. Celle-ci s'avérait rapidement impossible. Au sein d'un
groupement, d'une association, d'une collectivité, bref d'une société
quelconque, l'harmonie (c'est-à-dire l'entente, l'accord) ne peut être réalisée
que par un régime se rapportant le plus et le mieux possible, à un principe
égalitaire. Egalité dans l'effort à accomplir et égalité dans la satisfaction
des besoins ressentis. Je ne dis pas identité, je dis égalité. Il serait
injuste et déraisonnable de demander à une personne de seize ans un travail
aussi soigné et fini que celui d'une personne de trente-cinq ans, familiarisée
avec la technique et les moindres détails d'une besogne professionnelle ; il
serait déraisonnable et injuste d'exiger qu'un être plutôt faible - quoique
bien portant - dépensât la même somme d'énergie physique qu'un être
exceptionnellement vigoureux et endurant. Il serait tout aussi injuste et
déraisonnable d'assigner la même limite aux besoins - d'alimentation, par
exemple de deux individus d'âge très différent, de constitution opposée ou de
goût dissemblables. Par contre, il est raisonnable et juste de demander à
chacun qu'il collabore, dans la mesure de ses connaissances et de ses forces à
la production commune, de lui reconnaître, en échange, la faculté de puiser
dans le grand tout alimenté par l'effort de tous - le sien et celui des autres
- de quoi satisfaire ses besoins. Cette égalité dans l'effort à accomplir et
dans la faculté de satisfaire les besoins éprouvés, c'est l'application de
cette formule : « De chacun selon ses forces à chacun selon ses besoins ».
Cette formule est spécifiquement et exclusivement libertaire. Sa mise en
pratique est, seule, de nature à faire naître et à fortifier l'harmonie sociale.
–
Sébastien FAURE.
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