jeudi 14 mars 2024

Lignes N° 72 : "Ce qui vient..." ultime numéro de la collection

 Article : "Elle est ce qui vient"  de Marc Nichanian


"Ce que j'ai raconté plus haut, sur l'instauration de la citoyenneté comme instauration de l'intolérance, et donc  sur la privatisation forcenée de la différence, ce n'est rien de nouveau, tout le monde le sait. On peut réfléchir à l'infini sur le phénomène, on n'y changera rien. Ce qu'on sait moins, en revanche, c'est que ce sont pas seulement les états-nations qui sont souverains et qui ne sont pas ce qu'ils sont qu'en tant que souverains. Ce sont aussi les langues, bien sûr, les langues de ces états-nations. C'est à partir de leur souveraineté et en tant que souveraines qu'elles font l'expérience et "l'épreuve de l'étranger", comme disait Antoine Berman. J'ai expliqué cela en maintes occasions. Et c'est somme toute un phénomène assez récent. Il date précisément de l'époque où le poète allemand disait: nous avons presque perdu la langue à l'étranger. Il était obligé, lui, déjà, de traduire dans cette langue perdue, presque perdue à l'étranger. Et non pas dans la langue souveraine. Il s'obligeait à traduire, déjà, dans la langue qui reste, la langue survivante. Il savait déjà qu'il y avait, à l'encontre de la souveraineté et de l'intolérance, cet impératif : "se faire le témoin de la perte. Et pour se faire le témoin de la perte, il faut trouver le moyen de s'en faire le contemporain. Car elle est à ve nir, la perte. "Elle est ce qui vient". Etrange modalité de ce qui est à venir. Elle s'est produite, la perte, elle est derrière nous, cachée dans le sein des langues souveraines, mais il faut encore qu'elle arrive jusqu'à nous, comme un "écho", disait-il, comme une lumière sidérale. Et pour qu'elle arrive jusqu'à nous, il faut du temps, "lang ist die Zeit". Elle n'arrivera pas sans nous. En attendant, il faut que nous nous fassions les contemporains de cette perte, les ouvriers de la langue survivante. Que nous traduisions. Que nous traduisions la perte dans la langue presque perdue. C'est la seule façon, peut-être, de déprivatiser la différence ou de dénoncer sa privatisation, contre toute souveraineté et toute intolérance."

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