INTRODUCTION. - On peut,
d'une façon générale, désigner par le mot peinture tout emploi d'une matière
colorante sur une surface ou sur un modelé, dans un but de figuration
symbolique ou de simple ornementation. D'une façon plus étroite, ce terme est
réservé à la représentation, par la couleur, des objets, des images de la vie,
et, par cette représentation ou son simulacre, à l'expression des sentiments,
des passions, des comportements individuels ou collectifs de l'homme, et
d'abord de celui qui s'exprime, l'artiste. Les procédés mécaniques ne peuvent
donc pas entrer dans cette définition. A la suite de préoccupations et de
recherches nécessitées par des perfectionnements ou des reculs de la technique,
la représentation expressive et symbolique des images a pu, dans certaines
circonstances, faire place, plus ou moins complètement au simple jeu des
rapports de couleur et à leur prestige .sur les sens ; le but a cédé devant le
moyen. Les phases de l'évolution de la peinture oscillent, très généralement,
entre deux ordres de préoccupations ou de tendances : l'expression et la
décoration, plus ou moins distinctes ou mêlées selon les tendances générales
d'une race, d'une époque, ou les tendances particulières des artistes ; les
unes et les autres étant en partie déterminées par les conditions générales de
la vie économique et sociale et de la vie spirituelle et morale, mais tout
autant par la nature, la possibilité d’adaptation et la connaissance d'usage
des matériaux qui servent à l'élaboration de l'œuvre d'art, c'est-à grandes
réalisations de l'art sont celles où les deux tendances se fondent sans qu'il
soit possible de les distinguer, car, à vrai dire, le souci de l'expression
n'est sensible qu'au prix d'une certaine défaillance de la technique et les
recherches de la technique ne deviennent apparentes qu'au prix d'une certaine
défaillance de l'inspiration. Autour de ces préoccupations maîtresses se
développent, plus ou moins, les préoccupations de ligne, de couleur, de modelé
ou volume, de lumière et d'espace. Ce sont les variations de rapports de ces
diverses préoccupations qui permettent de différencier les styles et les
écoles. Un style n'est pas autre chose que l'utilisation d'une matière aux
besoins, aux tendances, aux idées et au goût d'une région, d'une époque, d'une
société, ou d'un artiste, compte tenu des lois particulières à la matière
employée. Aux artistes de découvrir ces lois, de pousser la découverte au delà
des sentiers battus. Il n'est pas un grand artiste qui n'ait, en quelque
manière, par enrichissement ou par simplification, modifié la technique de son
art et entraîné, dans un certain sens, l'évolution de cet art après lui. Nous
pouvons même dire que l'influence d'un artiste se mesure bien plus par les
modifications qu'il a apportées à la conception technique de son métier que par
les conceptions idéologiques dont semblent témoigner ses interprétations de la
vie. Mais pour qui sait aller plus loin que l'apparence, c'est dans ses
interprétations techniques que peut se lire le mieux sa conception de la vie.
Cette position relative des éléments constitutifs de l'œuvre d'art et la
prédominance accordée à la réalisation technique sur le « sujet » montre que
l'on distingue à tort le fond et la forme, l'invention et l'expression. Ils se
confondent, et il n'y a pas d'art qui se contente d'inventions. Comme l'ont dit
les plus anciens sages, aucune chose n'existe tant qu'elle n'a pas été nommée.
La réalisation artistique c'est ce qui donne un nom à l'invention, ce qui
l'appelle à l'existence. Cette position de vue permet de comprendre que,
pendant tant de siècles, un art comme la peinture ait pu vivre autour d'un
nombre très restreint et indéfiniment répété de motifs. Elle explique que nous
puissions considérer cent interprétations, à peu près identiques dans le fond,
d'une même apparence, mais qu'une entente particulière de la densité, de la
résistance, de la statique ou des vibrations de la forme et de la couleur, un
sens particulier de la lumière et de l'espace suffisent à différencier. La
juxtaposition de deux taches, la justesse ou la nouveauté d'un rapport, nous
sont des témoignages plus probants de l'authenticité d'un peintre que des
recherches ou des intentions qui n'ont à figurer que pour mémoire dans
l'histoire de la peinture. Mais la qualité de la matière ne suffit pas
davantage et seule à conditionner l'œuvre d'art. Les réalisations techniques
n'impliquent pas nécessairement la richesse de la matière ou le développement
des procédés industriels. Certaines époques, certaines sociétés, très riches,
très développées industriellement, n'ont produit que peu d'œuvres d'art ou des
œuvres inférieures. Par contre, aux mêmes époques d'autres peuples, ou les
mêmes peuples à d'autres époques ont, dans des conditions économiques
défavorables, avec des instruments défectueux, réalisé des œuvres d'art
parfaites. La perfection de la peinture n'est donc relative ni au sujet seul,
ni à la seule matière ; elle est l'adaptation relative des moyens d'expression
à la chose exprimée. De ce point de vue relatif, l’histoire de la peinture doit
tenir compte : 1° de la nature et de l'emploi des sur appliquée ; 2° de la
nature et de l'emploi des couleurs et des produits employés pour les combiner ;
3° de la nature et de l'emploi de l'instrument et de l'adaptation de la main.
Car la peinture est d'abord ouvrage d'ouvrier, et l'histoire de la peinture ne
peut être considérée indépendamment de l'histoire générale du travail humain.
Toutefois on ne peut l'envisager indépendamment des conditions de la vie
spirituelle des civilisations, considérée sous le double aspect de révolution
ou de la stagnation des institutions et de l'épanouissement ou de l'étouffement
des individus. Les événements politiques, à moins qu'ils n'aient été
accompagnés de vastes transformations sociales, n'ont que peu d'importance pour
l'évolution de la peinture. Des événements d'ordre privé en ont souvent
davantage. Dans les périodes de gouvernement personnel, une mort, un déplacement,
le changement de goût, d'idées morales ou religieuses de la personnalité
dirigeante peuvent avoir, dans une continuité politique parfaite, plus
d'importance pour la vie de l'Art qu'une Révolution. Dans les périodes de
gouvernement républicain, qui oscillent toujours entre l'oligarchie
théocratique ou financière et l'ochlocratie (dite démocratique), à moins
qu'elles ne les combinent profitablement, c'est aux conditions économiques
qu'appartient l'influence déterminante. Ceci posé, et toutes réserves faites
sur l'interprétation de certaines formes de la peinture qui se présentent à
nous en vestiges isolés, nous allons passer en revue les grandes manifestations
de la peinture considérée tomme moyen d'expression et d'ornement de la vie des
hommes et de leur conception caractéristique d'une « formule » universelle,
logique, harmonieuse, c'est des éléments qui les entourent. Nous ne cherchons
pas à donner un exposé historique sans lacunes. Ce qu'il nous importe de
dégager, ce n'est pas la série complète des écoles, mais seulement les phases
de la continuité artistique susceptibles de contribuer à une connaissance
positive de l'homme, comme elles ont contribué au développement de l'espèce par
le perfectionnement des individus. I. LA PRÉHISTOIRE. - A) Europe. - Il est
impossible, dans l'état présent des connaissances, de dresser un tableau, même
approximatif, des époques voisines de l’origine de l’art et de déterminer quel
est celui des arts plastiques dont l'usage est le plus ancien. Les découvertes
faites en ce domaine ne constituent encore qu'une très faible collection de
documents, que nous devons nous contenter d'enregistrer, sans conclure. Documents
relatifs : les uns aux matériaux employés, les autes aux conceptions générales
des artistes primitifs, d’autres enfin à leur style. Les premiers en date de
ces documents semblent être les restes de matières colorantes trouvées aux
Roches (Indre), à la grotte des Fées (Vienne) et aux Cottés (Vienne), dans des
dépôts de l'industrie aurignacienne (1re période archéologique), comprenant :
sanguine, terres rouges et lie de vin, grès ferrugineux, ocres rouge et jaune,
pyrolusite et oxyde de manganèse. On connaît, de la même industrie, des dessins
en couleur représentant des animaux : bovidés, chèvres, bouquetins, chevaux,
exécutés avec une sûreté de trait et une justesse d'observation déjà
remarquable, ainsi que de nombreuses représentations de mains humaines, en
blanc, sur fond noir ou rouge. Les découvertes de cette période sont, jusqu'à
ce jour, localisées en Espagne et dans le Sud-ouest de la France. Après une
longue lacune pendant l'époque solutréenne, l’art de peindre renaît avec
l'industrie magdalénienne, 3e et dernier des âges archéolithiques. Ce sont les
mêmes régions : Espagne et Sud-ouest de la France, qui nous ont livré les
documents les plus saisissants. Leurs peintures sont les plus belles de toute
la Préhistoire et certaines d'entre elles comptent parmi les plus fortement
expressives et les plus grandioses de tous les temps. Ce sont, en majorité, des
représentations animales : Mammouths, bisons, lions, loups et renards,
rhinocéros, ours, sangliers, chevaux, cerfs, élans, antilopes, bouquetins et
chevreuils et le renne, surtout, dont cette période constitue l'ultime habitat
dans nos régions, illustrent les parois des cavernes à Altamira, la Vieja, la
Morella de la Vella (Espagne) ; à Lorthet (Hautes Pyrénées), au Mus-d'Azil
(Ariège), aux Cabrerets (Lot), aux nombreux abris de la Dordogne : Laugerie,
Combarelles, Font de Gaume, les Eyzies, la Madeleine, le Moustier, et à Bruniquel
(Lot-et-Garonne). Nous y trouvons aussi des représentations de phoques et de
poissons. Les motifs tirés des végétaux ou des thèmes géométriques sont rares,
ce qui tend à prouver que l'invention décorative est postérieure à l'expression
symbolique. Enfin il faut noter que les représentations humaines, d'ailleurs
rares, sont maladroites, hésitantes, presque informes, alors que l'expression
des types animaux, de leurs caractères et de leurs mouvements dénote un art
depuis longtemps sorti des balbutiements primitifs, arrivé à un point élevé de
son évolution. Le réalisme puissant et synthétique des artistes magdaléniens,
qui élimine les détails inutiles, leur compréhension des détails maintenus dans
l'harmonie de l"ensemble et la forte structure de leurs figurations ne
peuvent être le fait d'une humanité cérébralement arriérée. Les artistes
magdaléniens nous apparaissent, au contraire, comme les détenteurs d'une
savante maîtrise. Certains préhistoriens, comme Jacques de Morgan, les estiment
mieux doués que les peuples : égyptiens, chaldéens, peut-être même que les
Hellènes dont nous avons reçu les principes de l'art, dans la période
historique. Quoi qu'il en soit, l'unité de style que nous constatons alors
entre les œuvres des diverses stations, nous permet de conclure à une certaine
communauté de civilisation entre des groupes géographiquement assez éloignés,
et par conséquent à des échanges et à une pénétration réciproque, plus
explicable par des relations pacifiques que par les guerres de clans auxquelles
naguère on les attribuait. Quand nous considérons, au contraire, l'alternance
entre des périodes d'activité artistique et des périodes de décadence, nous
pouvons conclure que les premières ont été des périodes de paix relative entre
des populations civilisées, tandis que les secondes ont été les témoins de
guerres et d'invasions barbares. Et nous pourrions expliquer ainsi l'importante
lacune qui s'ouvre, à la fin du quaternaire, avec la disparition des centres
magdaléniens, pour ne se refermer qu'après de nombreux millénaires, avec
l'apparition dans nos régions de l'industrie énéolithique, apparition de beau
postérieure aux premières manifestations esthétiques proto-historiques, de
l'Egypte, de l'Elam et de Sumer. C'est en Orient, désormais, et pour un très long
temps que nous devrons chercher des témoignages de l'activité artistique. Mais
nous devons, auparavant, nous demander comment et pour quelles raisons
profondes l'homme, différencié peut-être par cela même des autres animaux, a
trouvé les lois de figuration, d'expression, d'harmonie qui constituent, à
proprement parler, l'art. Sans nous attarder à exposer toutes les théories
émises à ce sujet, nous écarterons celles qui tendent à présenter l'invention
de l'art comme ayant eu pour but l'ornement des cavernes et l'agrément des
populations qui y employaient les loisirs de leurs longs hivers polaires. Il
faut remarquer en effet que la plupart des peintures, et les plus importantes,
se trouvent dans les parties les plus reculées des cavernes, et qu'elles ne sont
visibles et n'ont, par conséquent, pu être exécutées qu'à la lumière
artificielle. Et ce que nous connaissons du luminaire primitif ne laisse pas
supposer qu'elles aient pu être éclairées dans leur ensemble, pour le plaisir
des chasseurs. D'autre part, divers signes, comme les mains humaines, les
points, les traits qui couvrent les représentations animales, et la
simultanéité de figurations symboliques, vraisemblablement astrales, nous
amènent à une conception de l'invention des arts qui n'est pas celle de
l'agrément et de la récréation. Les observations qui ont été faites sur les
peuples actuels restés aux stades primitifs et les documents écrits des
premières civilisations primitives, nous permettent de formuler cette
proposition : l'art est d'essence religieuse et son premier usage est une
magie. Magie sympathique d'une part, qui, par la représentation d'un être, a
pour but soit de s'en ménager les faveurs, soit de s'en assurer la possession ;
totémisme d'autre part, c'est-à-dire, adoption par un clan d'une force,
naturelle ou animale, qui serait son ancêtre et, à la fois, sa patronne, et
dont les images se retrouvent sur les armes, dans les tatouages et dans les
lieux consacrés. C'est ainsi que s'explique le fait de la figuration exclusive,
dans certaines grottes, de certaines espèces animales, indépendamment des
conditions réelles d'habitat des espèces. De ce totémisme primitif en vertu
duquel l'homme s'assimile à la divinité animale de laquelle il se croit issu,
dérivent toutes les assimilations animales des masques, des vêtements de
sorciers et des parures ecclésiastiques. Les dieux animaux des Egyptiens, les
monstres à tête humaine sur un corps animal ou à chef animal sur un corps
humain, kheroubims, minotaures, centaures, etc., et les mythes de la
métempsychose n’ont pas d'autre origine. Il a fallu la raison grecque pour que
le culte des dieux anthropomorphes remplace celui des dieux zoomorphes et des
forces naturelles. Ainsi l'art, avec la religion, est parvenu à l'humanisme
auquel il est encore, généralement, fidèle. Si nous nous sommes attardés un peu
longuement à cette lointaine apparition de l'art dans l'humanité primitive,
c'est que les problèmes qu'elle pose et les observations qu'elle suscite ont
une portée telle qu'elle ne s'est pas encore épuisée. L'art vit toujours, comme
l'humanité elle-même, sur les thèmes les plus anciens ; et les artistes les
plus grands sont ceux qui, dans la représentation la plus humble, ont mis non
seulement leur être, avec tout ce qu'il sait et tout ce qu'il peut, mais le
trésor entier des expériences humaines, des plus obscures, des plus
inconscientes, jusqu'à celles qui, peu à peu, et sans qu'il ait à renier aucun
balbutiement des ancêtres, s’élèvent au-dessus des croyances et, par la raison
qu’il en prend, le libèrent. B) Orient Primitif. - Nous avons dit quelle lacune
s’ouvre soudain dans nos pays, à la fin des temps quaternaires. Ni les âges
mésolithiques, ni le néolithique ne nous ont laissé les traces d'une culture
artistique. Et pourtant ces périodes témoignent d'un indéniable progrès industriel,
la dernière même voit naître tous les perfectionnements de la vie sociale que
connaît depuis, l'humanité. En Orient, au contraire, la décoration par le
dessin et la couleur dénote un art raffiné. Mais il semble que celui-ci soit le
fait d'une civilisation importée. L'industrie des métaux y apparaît
contemporaine des témoignages proprement néolithiques, concurremment avec
l'emploi des matières précieuses, des pâtes colorées et des émaux dont la
présence atteste, à défaut d'œuvres indépendantes, le sens de la couleur et du
dessin qui sont à la base de l'art de peindre. C’est à la céramique que nous
devons emprunter nos documents. Les motifs de décoration proprement
néolithiques : lignes brisées et figures géométriques (triangle, carré, cercle,
spirale, etc.) sont appliqués au moyen d'une incision, remplie de blanc. Les
Susiens primitifs y ajoutent une stylisation ingénieuse des formes animales et
végétales, en rouge et en noir ; puis le style évolue vers le naturalisme. En
Egypte, la technique est plus proprement picturale ; les motifs, mouchetures,
spirales, rayures, fleurs, oiseaux, barque funéraire, sont, le plus souvent,
posés à froid, au moyen de couleurs broyées, liées par un corps gras ou
adhésif. Les îles méditerranéennes emploient les deux techniques, asiatique et
égyptienne, mais introduisent dans la décoration un goût très personnel dans
l'interprétation naturaliste. Dès qu'apparaît, en Europe occidentale, vers le
début du premier millénaire, un art saisissable, nous le voyons marqué
d'influences diverses, à la fois septentrionales (et sans doute dérivées par là
de l'orient sibérien) et méditerranéennes. II. PÉRIODES ARCHAÏQUES. - A)
Egypte. - L'impression générale hiératique produite par l'art égyptien
proprement dit est toute différente de celle que nous donnent les premières
manifestations de cet art, aux temps prépharaoniques. Il semble qu'une nouvelle
race soit ici intervenue. Quoi qu'il en soit, nous devons noter que l'art
égyptien qui nous est parvenu est un art funéraire. Les Egyptiens, au dire de
Diodore, considéraient leurs maisons comme des lieux de passage et leurs
tombeaux seuls comme des demeures durables. Cela explique le luxe des apprêts
des tombes et que nous y ayons trouvé, éternisés par l'art, ainsi que dans les
temples, les aspects de la vie et les documents de l'histoire. La peinture
égyptienne funéraire est faite de tons plats, frais et vrais, sans nuances,
sans artifices de lumière et d'ombre, cernés par un dessin rigoureux. Elle est,
par là, éminemment décorative. Ses lois générales sont les mêmes que celles du
bas-relief ; et nous ne devons pas oublier que les bas-reliefs égyptiens, et la
sculpture en ronde-bosse elle-même, étaient enluminés de couleurs. La peinture
ne joue donc qu'un rôle secondaire dans l'admirable unité de l'art égyptien.
Elle n'en est pas moins importante pour nous, et par ses qualités décoratives
et par l'abondance des documents qu'elle nous apporte sur la vie égyptienne.
Abstraction de l'illusion optique et de la perspective, souci de ce qui est et
non de ce qui se voit, en même temps recherche de l'exactitude, précision
scientifique du détail, choix de ce qui est essentiel, tels sont les caractères
qui ont fait de l'art égyptien un modèle de vie, de vérité et de style. Au
point de perfection où nous voyons, dès le troisième millénaire, le rendu de la
forme et la souplesse de la main, nous ne pouvons admettre que des artistes
pour qui nul obstacle de matière, nulle difficulté d'expression n'existait,
aient ignoré la perspective, ou le raccourci, ou le jeu des couleurs (alors
qu'ils ont créé de si chatoyants bijoux) mais plutôt qu'ils les ont jugés
inutiles et par là même les ont éliminés. Les artifices qu'ils ont admis et qui
composent le corpus de leurs conventions esthétiques, se défendent pour des
raisons de vérité permanente, de grandeur dans le style et de nécessité
symbolique, L'art égyptien est le triomphe d'une volonté raisonnée, pure de
sentimentalisme, sereinement impassible, mais, en même temps - et en
particulier dans la peinture conception architecturale qui président à la
peinture égyptienne n'en ont pas exclu la variété et la vie. Nous n'en voulons
pour témoins que les portraits, non seulement individuels, mais collectifs,
portraits de races qui accompagnent maintes scènes commémoratives ou
familières, les représentations animales et l'ornementation décorative. L'art
égyptien, qui a réalisé ses données essentielles dans la période comprise entre
la quatrième et la douzième dynastie (2900 à 1800) n'a, par la suite, que peu
évolué. Il convient cependant de signaler une véritable mais courte révolution,
sous le règne d'Aménophis IV (1372-1354 av. J.-C.) et de son gendre et
successeur Toutankhamon dieux égyptiens par le culte immatériel du dieu solaire
« Aten », une rénovation artistique introduisit, avec l'école d'El Amarna, la
spontanéité, la fraîcheur, le charme, en même temps qu'elle atteignit une
acuité inconnue dans l'expression psychologique. Mais la réforme religieuse
échoua, et, avec le pouvoir des prêtres, l'art égyptien retomba dans les
conventions rituelles. Les sujets traités par la peinture égyptienne
constituent le recueil le plus complet de documents sur la vie de cette longue
civilisation et de celles qui l'ont entourée : les dieux, leur culte et leurs
légendes, les croyances funéraires et la vie des vivants, la maison, les
jardins, les champs, la chasse et la pêche, le commerce et le travail des
métiers, les jeux et les plaisirs, la vie publique, les guerres et les défilés
de peuples. Par leur large participation aux préoccupations de la vie populaire,
les artistes égyptiens furent les premiers, et longtemps les seuls, à ajouter
aux éléments religieux de l'époque primitive un élément social. B) Asie
Occidentale. - En dehors de la céramique décorée dont la production cesse très
tôt, nous n'avons aucune œuvre peinte proprement dite des hautes époques de
l'Asie Occidentale. Il est probable que la peinture, qui était utilisée, comme
en Egypte, sur les stucs de revêtement des palais et des temples, suivit
l’évolution des autres arts, que l'on peut résumer ainsi : sur un fond commun
asiatique, apparaissant dès le début du 3e millénaire et dont la forme la plus
haute se présente, en Sumer, entre le XXVe et le XXIe siècles, chaque région de
l'Asie Occidentale a apporté ses variantes particulières ; les périodes de
domination sémitique, à partir du XXIXe siècle, sont marquées partout par un
appauvrissement de l'invention et une tendance à la stylisation. Cet art,
jusqu'à la pénétration hellénique, au IIIe siècle, est exclusivement religieux.
Les rares peintures murales assyriennes récemment découvertes ne démentent pas
les caractères généraux de stylisation hiératique et de force, révélés par la
sculpture et les bas rattacher à cet art les grandes décorations en brique
émaillées de la Perse Achéménide. La peinture, en Asie Occidentale, reste
décorative à la fois par sa conception et par son emploi, voisine du linéament
sculptural et tributaire de l'architecture. C) Pays Egéens : Crète, Chypre,
Mycènes. - La civilisation égéenne, qui, du début du troisième au début du
premier millénaire, couvrit les îles et les littoraux européen et asiatique de
ce qu'on appela plus tard l'Ionie, apporte, dans les formules que nous
connaissons par l'Egypte et l'Asie, une nouveauté singulière, ou peut-être un
singulier renouvellement. Les découvertes de Mycènes, de Tirynthe, de Cnossos,
ont mis à jour, non seulement des vases d'une ornementation toute particulière,
mais de grandes peintures murales d’un très réel intérêt. Sur le sol où
viendra, plus tard, s’installer la race hellénique, nous voyons se manifester
un sentiment nouveau, issu du naturalisme, et qui semble ne plus rien devoir à
l'inspiration religieuse. Les animaux, les végétaux, les figures humaines qui
peuplent de leur mouvement les manifestations de cet art n'obéissent plus à
aucune règle de grammaire sacrée ; leur ordonnance ne semble plus déterminée
par le souci du totémisme ou de la magie mais par l'agrément et la vérité.
Certes, il n'est pas niable que l'influence égyptienne ou celle de Sumer
puissent se remarquer dans les peintures, la céramique ou la gravure, crétoise
ou chypriote, de la période minoenne (2.000 à 1.500 av. J.-C), mais c'est une
influence transposée. L’art de la mer Egée n'en constitue pas moins un monde à
part, magnifique et barbare, familier, expressif, moderne. Cet art ne semble
pas avoir inspiré directement les premières manifestations du génie grec. Mais
si l'on considère qu'avant les phéniciens, les navigateurs égéens ont colonisé
le bassin oriental et central de la Méditerranée, on comprendra que, dès le
VIIIe siècle, des formes d'art, apparentées entre elles par une discipline
commune, d'un naturalisme épuré, aient pu marquer, de l'Italie du Sud à l'Ionie
asiatique, la naissance de l'hellénisme. III. ANTIQUITÉ CLASSIQUE. - A) La
Grèce et l’Hellé révolution accomplie par le génie grec peut être définie d'un
mot : l’humanisme. Ce mot servira, à toutes les époques, à caractériser les
tendances à la liberté de la pensée et à l'épanouissement des individus selon
l'ordre de l'harmonie et le culte de la beauté. De fait, le Grec, inventeur des
mathématiques, codificateur des connaissances antérieures à lui dans l'appareil
classificateur qui constitue, à proprement parler, la Science, a trouvé aussi
la raison de l'Art et lui a donné pour de longs siècles et sur toute la Terre,
un certain visage que nous reconnaissons encore aujourd'hui. La grande peinture
grecque, qui fut très florissante et dont les auteurs de l’antiquité nous ont
laissé des descriptions et des éloges enthousiastes, ne nous est point
parvenue. Polygnote, Zeuxis, Parrhasios, Apelle, ne sont pour nous que des
noms. Nous ne pouvons juger de la conception générale, de la composition, du
dessin, du sentiment de la couleur et de la technique des peintres grecs que
d'après les copies ou les répliques alexandrines, phéniciennes, pompéiennes et
romaines. Il est possible, d'après celles-ci, de retrouver les lois générales
de cet art. Les peintures qui décoraient les murailles étaient exécutées soit à
la fresque, soit à l'encaustique, c'est-à-dire au moyen de couleurs liées à la
cire chaude. Dans la période archaïque, celle qui précéda l'hégémonie
d'Athènes, la peinture grecque garda les caractères techniques de la peinture
égyptienne. Si le dessein fut plus libre, la couleur demeura plate et sans
effets, donc purement décorative. Ce ne fut qu'à partir du IVe siècle que les
jeux de lumière et d'ombre, le sens du modelé, du mouvement et de l'espace,
introduisirent dans la peinture la vie et l'expression. La sobriété, cependant,
resta la règle de cet art. La gamme des couleurs était très limitée. Polygnote,
au milieu du IVe siècle, n’en employait que quatre : le blanc, le noir, le
rouge et le jaune. Devant l'absence des monuments authentiques de la grande
peinture, nous devons faire une place à part aux représentations des vases
peints, qui, dès le début du VIe siècle, abandonnant le style géométrique, nous
apportent sur la vie hellénique la plus abondante documentation. Les vases à
figures noires du VIe siècle, ceux à figures rouges sur fond noir et à figures
polychromes sur fond blanc des Ve et IVe, égalent en finesse, en sensibilité,
en noblesse et en charme les merveilles de la sculpture familière de Tanagra et
de Myrina. Toute l'histoire légendaire, les mythes, les croyances, les
occupations et les plaisirs de la vie revivent dans leurs figurations. Par
elles nous sommes amplement renseignés sur les jeux de ce peuple sportif ; et
c'est peut-être le culte des mouvements du corps libre, en plein air, qui
libéra définitivement l'art grec de la contrainte des lois d'équilibre et de
symétrie qu'il subit, à ses débuts, tout comme l'art des Egyptiens et des
Asiatiques. La diffusion de la culture hellénique, à la suite d'Alexandre,
réforma l'art de tous les pays où pénétra avec elle l'esprit de mesure et le
culte de l’intelligence. L'Egypte, la Syrie, l'Asie Mineure, la Mésopotamie et
la Perse et les steppes de la Caspienne, aussi bien que les remparts montagneux
de l'Afghanistan et Rome, reçurent, cultivèrent et transformèrent, selon leur
génie propre, la semence hellénique. Il est vérifié aujourd'hui que l'art de
l'Inde est né de cette influence. Les peintures bouddhiques que nous trouvons
dans la péninsule même, puis sur tout le pourtour du Gobi et dont la diffusion,
en ces régions, entre la période sélenecide et les premiers siècles de notre
Moyen-Âge (IIIe-VIIe), coïncident avec celle du bouddhisme, sont
vraisemblablement à l'origine de la peinture chinoise. Mais l'art grec rayonna
plus fortement encore dans le bassin de la Méditerranée, porté par les flottes
d'Athènes jusqu'au sein des anciennes colonies phéniciennes ; et Rome, en
imposant sa force militaire et son organisation administrative à la Grèce
elle-même et aux pays hellénisés, apprit de ceux-ci et porta au monde
occidental une formule d'art qui est une glorification pompeuse de
l'hellénisme. Ce que nous connaissons d'œuvres peintes, en Egypte (portraits),
en Phénicie (fresques tombales), en Italie du Sud par exemple nous montre l'art
hellénique, adapté aux traditions régionales, évoluait peu à peu vers des formules
dont la fortune historique sera diverse. Dès les derniers siècles de l'ère
antique, nous pouvons saisir les éléments de formation des deux grands courants
qui détermineront un jour l'art des temps modernes, tel qu'il nous apparaît, un
peu artificiellement, surgi de la Renaissance. Le courant italo-romain qui se
prolonge dans l'art chrétien des premiers siècles est à l'origine du réalisme
qu'intensifieront les barbares et qui marquera si fortement les écoles
occidentales. Ce que nous voyons, au contraire, tant en Egypte qu'en Phénicie
ou à Palmyre (vassale quelque temps des Perses Sassanides), c'est un retour aux
tendances profondes de l'Orient : d'une part stylisation des figures, d'autre
part, recherches de luxe décoratif. Sous le formulaire et l'apparat,
l'humanisme grec se voile, sans toutefois disparaître ; et nous voyons dans les
écoles orientales qu'il a un instant vivifiées et pour longtemps unifiées,
poindre la pompe, l'artifice, et la grandeur aussi du style de Byzance. Ce
style résistera longtemps, dans les écoles du Moyen Age, au réalisme
occidental, conservant les fortes disciplines des traditions techniques, et les
imposant, non sans bonheur, aux richesses d'invention des artistes d'Europe. B)
L'art chrétien du Moyen-Âge. - On peut ainsi distinguer trois courants issus du
fond commun de civilisation unifié par le génie grec. Nous laisserons de côté
les formes asiatiques qui demanderaient une étude spéciale, pour nous attacher
particulièrement à celles qui intéressent l'Europe. Le courant occidental, qui
se confond à l'origine avec l'art de la Rome païenne, se continue sans
changement jusqu'après Charlemagne. A part certains motifs, tirés des mythes de
la religion naissante, les premières peintures chrétiennes ne se distinguent ni
par le style ni par les procédés de ce que nous voyons, par exemple, à Pompéi.
La seule distinction de cet art réside dans les motifs qu'il évite : la
représentation de la divinité jusqu'au Xe siècle, et celle de la nudité dont
l'interdiction se prolongera jusqu'au XIIIe. Les motifs de décoration végétale
et florale ne sont pas particuliers au christianisme. Le plus connu de tous,
celui qui mêle le pampre, l'épi et la colombe se rencontre déjà dans
l'iconographie des cultes dionysiaques de la région syro-phénicienne. Il n'est
pas jusqu'aux figures symboliques, telles que les anges enfants ou l'âme, qui
ne soient la réplique des amours ou des génies funéraires ailés, et de la
mélancolique Psyché. La seule figure nouvelle apportée par l'iconographie
chrétienne, celle du Bon Pasteur, ne révèle aucun sentiment nouveau. En Orient,
l'art Byzantin semble remonter aux traditions de rigueurs théoriques et de faste
des Achéménides et de l'Assyrie. Même uniformité rituelle des figures el des
attitudes, même tendance au colossal, même absence de vie physique et
d'émotion. Cette tendance, commune à l'Egypte, à la Chersonèse, pénétrant en
Russie à la suite des missionnaires, maintenue dans les couvents de solitaires,
s'y prolonge bien au-delà de la chute de Constantinople, dans les fresques du
mont Athos (attribuées à Panselinos) dans les peintures du Sinaï, et dans les
icônes des sanctuaires russes. Mais l'influence de Byzance rayonne aussi sur
l'Occident. Elle y recouvre bientôt le courant italo barbare. Non seulement
l'Italie, dominée par les Goths, reçoit les leçons d'art des mosaïstes
byzantins, et les applique dans ses églises, jusqu'à la Renaissance du XIVe siècle
; mais l'Europe occidentale elle-même subit l'influence de Byzance, en même
temps qu'elle voit s'affermir les premières royautés barbares. Et plus tard,
quand aux VIIIe et IXe siècles, les empereurs iconoclastes forcent les artistes
à s’expatrier, c'est sur l'Occident pacifié qu'ils refluent; ils y déterminent
ce qu'on a appelé la Renaissance carolingienne. Mais jamais le sens décoratif
original des Barbares ne fut étouffé, et son esprit, à la fois réaliste et
fantaisiste, où se retrouve le génie des ancêtres de l'âge du fer, mêlé, dans
l'Europe méridionale, d'influences syriennes, anime, à travers un appareil
technique peut-être appris de Byzance, les inventions ornementales si
caractéristiques, le sens plastique et les ressources expressives des
décorateurs romans. IV. LES TEMPS MODERNES. - Ce qui caractérise les époques
modernes de l'histoire de la peinture, comme toutes les autres manifestations
de l'esprit humain, c'est la rapidité d'évolution des formules, les forts
écarts dans la transformation des styles, le diversité des écoles locales, en
même temps que les rapports d'analogie entre des maîtres éloignés, la profusion
des aptitudes et des génies particuliers. A partir du XIVe siècle,
principalement, la vie artistique reçoit une diffusion telle qu'en six siècles
à peine, elle nous apparaît plus riche d'inventions et de recherches que toute
l'antiquité. Et cependant, durant cette période, aucune école ne présente ce
caractère d'ensemble réussi, d'expression raciale durable que nous offrent
l'époque égyptienne on l'époque grecque, Le mouvement des cathédrales, du XIIe
au XVe siècle, est le seul auquel sa durée et sa dispersion territoriale
confèrent une certaine universalité. Les autres mouvements sont d'oscillation
courte ou d'aire localisée. Ce sont des mouvements particuliers ; et le génie
des individus y a plus de part que les formules traditionnelles ou les
disciplines rituelles. C'est dans la période dite « La Renaissance » (qui, en
Italie, commence vers 1275) que la peinture se différencie nettement des autres
arts et s'individualise ; elle échappe peu à peu au bâtiment, à l'architecture
; elle sort de son mur et vient au devant du spectateur. Toute enivrée de ce
qu'elle gagne en vitalité et en émotion, elle ne sait pas ce qu'elle perd. A)
XIIIe et XIVe siècle. - A l'aurore du XIIIe siècle, l’achèvement d'un grand
nombre d'édifices dans le nouveau style occidental, appelé improprement
gothique, amène une modification profonde de la décoration des églises. La
nécessité de tamiser, en l'utilisant à des fins mystiques et décoratives, la
trop grande lumière projetée par les baies immenses, donne naissance à un art
nouveau dont, par la suite, l'influence sur la peinture sera considérable. Dans
toute l'Europe occidentale, le vitrail sera, avec l'enluminure, toujours
pratiquée et de plus en plus assouplie, la plus riche manifestation de la
couleur. Ces deux procédés expriment fortement les types et les formules issus
du fonds occidental. Entre 1200 et 1300, les enlumineurs parisiens, les
verriers de Noyon, de Beauvais, de Saint-Denis, de Notre-Dame et de la
Sainte-Chapelle, de Reims, de Chartres et d'Amiens représentent le plus haut
point de l'art de peindre. Ils complètent la réussite des sculpteurs.
D'ailleurs, de même qu'à l'époque romane, l'influence de la sculpture, plus tôt
et plus profondément évoluée, est visible dans l'œuvre des premiers peintres
occidentaux. Les fresques de Montmorillon, de Cahors, de Clermont-Ferrand,
perpétuent, dans le dernier quart du XIIIe siècle, la tradition romane. Elles
rejoignent le mouvement qu'instaure dans le Sud-Est de la France, dans les
premières années du XIVe, le transfert de la cour papale à Avignon (1309). Les
papes amènent avec eux des fresquistes siennois qui formeront la première école
provençale. C'est à l'Italie, en effet, qu'appartient, de la fin du XIIIe
siècle jusqu'en 1430, la maîtrise incontestée de la peinture. Pour si
incertaines que soient les dates, nous sommes en possession d'œuvres
florentines et siennoises qui se dégagent alors de l'influence des mosaïstes,
et des émailleurs byzantins, qui n'ont pas cessé de former,
en Italie, des élèves. La
légende d'un de ceux-ci, Cimabue, qui aurait été le « premier peintre » est une
jolie page d'anthologie. Il est certain que des artistes italiens
s'individualisèrent dès le XIIIe siècle, et c'est à Sienne que nous trouvons la
première école. Duccio (1255-1319 ?) semble avoir, le premier, dégagé des
formules byzantines et miniaturistes la conception du tableau, avec le
sentiment de la composition. Dans cette première école de Sienne, nous citerons
encore Simone Martini, qui vint à Avignon en 1310 et y mourut en 1344, après
avoir fondé l'école à laquelle on doit les fresques du Palais des Papes
(1320-1364) et celles de Villeneuve. Mais dès la génération suivante, l'école
de Sienne se dessèche, et retombe pour longtemps dans l'illustration
allégorique. Les Lorenzetti, cependant, la maintiennent quelque temps. Les
procédés techniques des Siennois tiennent encore de la miniature ; fraîcheur de
coloration, suavité, poésie, n'y excluent pas la pauvreté de matières et
d'effets dont triompheront les florentins des lustres suivants. A Florence,
l'école semble être née de l'enseignement d'un fresquiste romain, Pietro
Cavallini, l'auteur des fresques du Transtevere ; et le maître le plus illustre,
à son aurore, fut Giotto di Bondone (1260 ?-1336). Ce fut un puissant
ordonnateur d'ensembles. Son art, architectural et sculptural encore, est animé
d'un souffle nouveau ; la vie s'introduit dans la peinture par la recherche du
modèle expressif. A part il Andrea Orcagna (1308 - 1368) et Taddeo Gaddi (1333
- 1396), les successeurs de Giotto furent en général des imitateurs ; et pour
un quart de siècle l’Italie s'appauvrit. C'est à ce moment qu'apparaissent, en
Europe occidentale, les résultats de l'admirable poussée que la peinture y
reçut de la sculpture et du vitrail. Il semble bien d'ailleurs que Siennois, ou
Romains, et Giotto lui-même soient tributaires des imagiers français du XIIe
siècle finissant et du XIIIe et que la voie de diffusion des recherches qui
introduisent, dans la peinture, la vie, soit la route des pèlerinages. En
France, comme en Italie, les sculpteurs précéderont les peintres. Les Gérard.,
d'Orléans, les Jean Bandol, de Bruges (v. 1370), Beauneveu et Jacquemart, de
Hesdin, les suivent assez tardivement. Le néerlandais Claus Sluter, sculpte, en
1390 et 1395, le portail de Champmol, précédant les peintres flamands de
Bourgogne : Jean Malouel (v. 1395), Broederlam, et les miniaturistes : Pol de
Limbourg et ses frères. Le mariage de Philippe de Bourgogne avec Jeanne de
Flandres, en 1385, fixe à Dijon la cour de Bourgogne et y attire les artistes
flamands, Une étape se crée entre la Flandre et l'Italie. Bourges en devient
une autre. Vers ces deux villes, qui font figure de capitales, affluent aussi
les apports rhénans. Dans les temps troublés de la Guerre de Cent ans, de
vastes échanges artistiques se nouent, sur une ligne qu'on peut tracer, entre
Bruges et Florence, autour de Dijon, de Bourges et d'Avignon. Mais la Bourgogne
est la charnière centrale de ces échanges. B) XVe siècle. - Dès lors la
peinture se développe avec la plus grande rapidité et s'humanise de plus en
plus. Les peintures d'autels elles-mêmes ne sont plus seulement l'illustration
mystique et décorative des thèmes religieux, mais d'abord des tableaux où la
technique, de plus en plus, se libère. Le perfectionnement des siccatifs et
l'emploi plus adroit de la peinture à l'huile, procédé connu dès le XIVe
siècle, est l'œuvre des flamands et, en particulier des frères Van Eyck. De
1400 à 1420, environ, l'art franco-flamand domine. L'œuvre de Malouel, celle de
ses neveux de Limbourg, mêlent leur influence à celle beaucoup plus forte des
Van Eyck Hubert (1370 - 1426) et Jean (1384 - 1437), maîtres de l'école des
Flandres, et du Valenciennois Robert Campin (1375 - 1444 ?), maître de l'école
de Tournai. Les « Très riches heures du Duc de Berry », point culminant de
l'art de la miniature à cette période, auxquelles tous ces artistes peuvent
avoir collaboré, sont de 1416. Après 1420, l'assassinat du duc de Bourgogne et
le traité de Troyes amènent un nouveau déplacement des centres artistiques.
Paris, ruiné ; Dijon, délaissé, ainsi que Bourges, c'est à Gand, à Tournai, à
Bruges, à Bruxelles que travaillent d'actifs ateliers. Leurs artistes apportent
au sud de la France, à Aix où vient de s'installer le roi René, des leçons qui
fructifieront dès la génération suivante. Les années 1420 à 1440 sont parmi les
plus fécondes de l'histoire de la peinture. Le grand rétable de l'Adoration de
l'Agneau des Van Eyck, achevé en 1432, est, non seulement pour l'art des
Flandres, mais pour toute l'Europe occidentale, la borne éminente des nouvelles
directions. Mais les deux frères sont aussi les premiers des grands
portraitistes, Désormais aux compositions religieuses s'ajoutent les œuvres qui
traitent la figure humaine. Enfin, et d'abord comme fond, le paysage naît. On
doit associer au nom de Campin celui du plus grand de ses élèves : Roger Van
der Weyden (1400 - 1464). Au réalisme bourgeois des Van Eyck, Roger ajoute une
note lyrique, un expressionnisme pathétique. Roger est en outre un des plus
grands coloristes de tous les temps. L'influence de ces maîtres, diversement
combinée, se retrouve dans l'école d'Aix : Le maître de l'Annonciation (v.
1445). On la retrouve aussi dans l'œuvre du Suisse Conrad Witz (né vers 1400).
L'Italie, pendant ce temps, accomplit, dans un isolement relatif, sa deuxième
Renaissance. L'école d'Ombrie, formée peut-être par les Siennois, se rattache
encore à ceux-ci, dans l'oeuvre charmante et fleurie de Gentile da Fabriano
(1360 - 1428). Transporté à Venise, son enseignement combiné avec celui de
Jacopo Bellini influence sans doute le grand peintre, graveur et sculpteur
Pisanello (1397 - 1455 ? ), élève d'Altichiero, détache les premiers maîtres de
l'Ecole vénitienne du byzantinisme des mosaïstes. Mais c'est à Florence surtout
que l'humanisation de la peinture se précise et s'intensifie. Fra Giovanni da
Fiesole, l'Angelico (1387 - 1415), contemporain du piétisme franciscain, en
exprima la béatitude sentimentale, avec une émotion communicative. Par sa
technique, il forme le passage entre Giotto et Masaccio. Celui-ci est un
maître, analogue aux Van Eyck et à Giotto par l'orientation nouvelle qu'il a
donnée à l'art de peindre. Il fut vraiment le premier italien qui exprima
l'homme moderne dans son intense réalité, avec un sens du modelé vivant et du
caractère profond qui ne le cède pas à Michel Ange lui-même. En même temps que
dans les sculptures de Donatello, tout l'art florentin du XVe siècle puise sa
source dans les fresques de ce très jeune homme (1400 - 1428). Si quelque trace
de l'imagerie d'Angelico se retrouve encore longtemps dans l'œuvre ingénue et
féerique de Benozzo Gozzoli (1420 - 1498), Angelico lui-même et ses
contemporains Andréa del Castagno et Paolo Uccello, peintre génial, orientent
l'école florentine vers la recherche des formes hautaines et un certain
héroïsme plastique. Domenico Veneziano Baldonnelli et Filippo Lippi se
partagent l'influence de Masaccio. Cependant les Siennois Sassetta, Neroccio,
Matteo di Giovanni, ressuscitent à l'écart les imageries décoratives des
maîtres du XIVe. De 1440 à 1470, la génération née dans le premier quart du
siècle arrive à la maturité ; et nous assistons, aussi bien en Italie qu'en
Flandre, à une floraison magnifique. Piero della Francescha (1416 - 1462), même
après Masaccio, est un précurseur. Un sentiment nouveau d'inquiétude tragique
ajoute à l'intensité de son sentiment de l'espace. Mais nulle émotion ne perce
cette noblesse. Les maîtres nés aux environs de 1430 à 1440, sont tourmentés
visiblement, au contraire, par la passion de l'homme à laquelle ils prêtent une
expression héroïque. Antonio Polajuolo (1429 + 1498) renchérit sur le culte de
la force et les recherches du modelé expressif de Castagno et d'Ucello, Andrea
Mantegna (1431 - 1506), inspiré par le culte de la grandeur antique qu'il
ressuscite sans en être écrasé, sera l'initiateur d'un grand essor des écoles
du nord de l'Italie et de celle de Venise. Verrocchio (1435 -1488), puissant
sculpteur et peintre, est le maître du premier des grands artistes universels,
Léonard de Vinci ; Melozzo da Forli (1435 - 1488) et Luca Signorelli (1441 -
1523) reprennent la grande leçon de leur maître Piero et l'intensifient en
l'humanisant. Signorelli surtout est un grand créateur de formes libres et de
mouvements. Antonello da Messina (1430 - 1479), introducteur vraisemblable à
Venise de la technique perfectionnée de l'huile, est un portraitiste profond.
Enfin Botticelli, Sandro Filipeppi (1444 - 1510) traduit dans la plus étonnante
arabesque, avec le plus émouvant prestige, la même inquiétude humaine, la même
tension intérieure et technique que ses contemporains. Mais c'est surtout vers
la ligne expressive et le modelé tangible que ces maîtres portent leur effort.
Ceux qui échappent à leur rigueur, qui semblent tout baignés de suavité, n'expriment
pas plus qu'eux cependant la foi tranquille des Siennois ou des Florentins du
XIVe. C'est l'athéisme renaissant qui circule avec la douceur de l'atmosphère
dans l'œuvre de Pietro Vanucci, dit le Perugin (1446 - 1523) et de Francesco
Francia (1450 - 1518). De Mantegna et des Bellini l'art des vénitiens prendra,
avec la sérénité païenne, la science et le goût des belles matières. Peut-être
aussi la grandeur de la cité et l'héritage de Byzance sensible chez les frères
Vivarini, de Murano, sont-ils pour quelque chose dans les déterminations si
particulières de cet art. Gentile Bellini (1427 - 1507) est l'illustrateur des
fastes de Venise ; Giovanni Bellini (1430 1516), son frère, est un génial
artiste, fort complexe, dont l'activité parcourt toutes les étapes, donne ou
subit toutes les influences. Carto Crivelli (1430 - 1494), artiste des plus
originaux, peint dans une matière précieuse des formes magnifiques. Il faut
rattacher à Mantegna et à l'art tendu des florentins les oeuvres d'un grand
artiste austère, Cosimo Tura, de Ferrare (1430 + 1495), maître de toute une
école qui comptera des peintres représentatifs comme Ercole de Roberti (1456 -
1495).
Ces artistes, pour la
plupart de très haut rang, ont tous marqué, de façon ou d'autre, l'évolution de
l'art après eux, et plusieurs des vastes génies du XVIe siècle ne font, en
somme, qu'épanouir, développer et achever en l'épuisant, le mouvement reçu de
leurs prédécesseurs, après y avoir imprimé leur marque de grands ouvriers. En
Flandre, les grands élèves des Van Eyck et leurs disciples, Van Ouwater,
Thierry Bouts (1410 - 1475), Petrus Christus ; ceux de Robert Campin, comme
Jacques Daret et de Roger Van der Weyden, emplissent de leurs œuvres les
églises et les demeures. Les premiers maîtres allemands restent jusqu'en 1460 à
l'abri de la forte empreinte réaliste. Le Maître de Sainte Véronique (1410),
Stephan Lochner (1390 - 1451), ou Pleidenwurf (1420 - 1472) sont encore des
enlumineurs plus que des peintres. Mais, en France, une école nouvelle, issue
des sources flamandes, revit vers 1450. Simon Marmion (1427 - 1489) y reste
disciple de Van Eyck. Mais Jean Fouquet (1415 - 1485) et Perréal (le maître de
Moulins), sont de grands artistes personnels et sûrs. Fouquet, à la fois le
dernier et le plus grand des miniaturistes et l'un des portraitistes les plus
vivants, est un novateur dans la composition. Les Flamands, en ce temps,
s’italianisent : Van der Goes (1430 - 1482). On peut trouver une synthèse des
deux tendances dans l'œuvre d'un rhénan, devenu le maître de Bruges, Hans
Memling (1430 - 1492), qui allia les suavités d'un génie délicat aux savantes
acquisitions de l'Ecole. Son disciple, Gérard David (1450 - 1523) est tout
imprégné d'italianisme. Vers le milieu du siècle, un peintre de Bourgogne,
Euguerrand Charonton (né vers 1410), s'installe à Avignon et y fonde un
atelier. Il ouvre la voie aux chefsd'œuvre d'un peintre régional, Nicolas Froment
(1435-1500). Du double courant d'influences, bourguignonne et italienne, est
animée l'œuvre la plus dramatique de toute la peinture française au XVe siècle,
la « Pieta » d'Avignon (1470). C'est vers ce temps que l'enseignement de Van
der Weyden pénètre en Allemagne. Il nourrit les probes élans de l'Ecole de
Cologne et les œuvres pathétiques des maîtres de la « Vie de Marie » (vers
1450) de la « Passion de Darmstadt » (v. 1450) de la Sainte Parenté (v. 1480)
et surtout l'auteur magnifique de « L'Autel de Saint Barthélemy » (v. 1490).
Mais déjà s'interpose l'œuvre d'un grand peintre, possesseur d'un génie
sensible, graveur d'une expression personnelle, Martin Schongauer (1450 -
1491). En Autriche, une école influencée par les maîtres de Padoue et de la
première veine vénitienne éclairée par les Ombriens, s'épanouit avec Michaël
Packer (1430 - 1498) et Reichlich. La fin du siècle, en Italie, nous montre les
disciples des grands artistes de la génération de 1430, former la transition
avec les grands artistes du XVIe. A Florence, Filippino Lippi (1467 - 1504)
procède de Botticelli ; Verrochio forme, avec Vinci, deux maîtres
considérables, Domenico Ghirlandajo (1449 - 1494) et Lorenzo di Credi (1459 -
1537) ; Mantegna et Giovanni Bellini influent, à Venise, sur Carpaccio (1460 -
1522) ; dans le nord de l’Italie, à Vicenza, sur Montagna (1450 - 1523), à
Vérone sur Morone, Liberale ; Bellini sur Cima da Conegliano (1460 - 1517). De
Mantegna, encore, la première école de Milan, formée par son condisciple Vincenzo
Foppa, et illustrée par Borgognone, tire son éclat passager.
Pérugin, maître de l'espace,
formé par les Ombriens parmi lesquels se détache seul avant lui Nicolo de
Foligno, enseigne à son tour Pintoricchio, et contribue à former l'idéal du
jeune Raphaël. L'école bolonaise, fondée par Lorenzo Costa, issu de l'école de
Ferrare, et enrichie par Francia, y contribue aussi, par le truchement d'un
élève de celui-ci, Timoteo Viti, qui, émigré à Urbin en 1495, fut le premier
maître du jeune Sanzio. Par ces maîtres intermédiaires nous sortons de
l'ascétisme, de la tension linéaire, de l'héroïsme. Des formes rondes, des
couleurs chaudes ou légères, une heureuse sensualité, voilà ce qu'ils apportent
au XVIe siècle. Mais ils furent devancés et dépassés par un initiateur plus
puissant qui, non seulement fond en lui toutes les acquisitions antérieures,
mais qui projette de luimême, sur toutes choses, une lumière intérieure :
Leonardo da Vinci (1452 - 1519), l'un des « hommes représentatifs » de la plus
haute humanité. Génie universel, à la fois peintre et sculpteur, ingénieur et
inventeur, savant et philosophe, Léonard, le premier, rompit avec la technique
prudente et éprouvée des peintres du XVe siècle. Afin d'éviter la sécheresse,
d'obtenir l'atmosphère, la fluidité des tons, le fondu du modelé, le
clair-obscur, de s'élever de la géométrie des contours à celle des plans, de
renforcer l'expression plastique par la vibration de la vie intérieure, Vinci
usa de moyens compliqués, et qu'il était le premier à essayer, qui ont fait la
fragilité de son œuvre. Il n'en subsiste pas moins, dans celles qui nous sont
parvenues à peu près intactes, un dessin sensible et fort, d'un équilibre
serein et souple qui semble la solution des recherches de Verrochio, son
maître, de Botticelli, et de Mantegna, un charme qui dépasse le laisser-aller
de Perugin ; et par-dessus cela qui est la conclusion d'un siècle, une sensibilité
de l'espace, une alchimie de la couleur, une ambiance de vie secrète, qui
posent la question personnelle que tout grand artiste apporte avec lui, et qui
ouvrent le XVIe siècle. C) XVIe siècle. - Libérée du cerne des lignes et de la
tyrannie des murs, la peinture peut revendiquer, désormais, un rôle autonome
d’incantation sensorielle. Vinci, Toscan, répandit hors de la région
florentine, l'art dont il fut l'initiateur. C'est à Milan, où s'écoula une
partie de sa vie, qu'une école tout entière suit sa manière. Da Predis,
Solario, Beltraffio, Luini (1475-1532), artistes de talent secondaire, mais
savants, amenuisent vers le joli, le charme du maître. Giovanni Bazzi, dit le
Sodoma (1478-1549), fonde, à sa suite, la nouvelle école de Sienne. Mais
l'influence de Vinci est encore sensible, jusqu'à l'imitation, chez de nombreux
peintres du Nord, et les Flamands et Hollandais lui doivent en partie leurs
recherches des effets et de la savoureuse matière. Enfin, Raphaël lui-même
ajoute aux leçons indirectes de Francia, à la pratique apprise dans l’atelier
de Pérugin, à la grandeur antique puisée chez Michel-Ange, quelque chose de
plus secret qui vient de Léonard de Vinci. Fra Bartolomeo (1475-1517) et, plus
que lui, son disciple Andrea del Sarto (1486 - 1531) combinent cette influence
avec celle naissante de Michel-Ange. Les derniers florentins sont emportés par
le grand vent qui fond alors les écoles, à la fois vers le métier simple et
libre de Venise, et vers l'emphase théâtrale qui achèvera lamentablement le
siècle. Après eux, Pontormo et Bronzino, grand portraitiste, donnent parfois
dans le maniérisme. Mais l'Ecole florentine, entre temps, a éclaté sous la
poussée formidable du génie de Michel Ange. Michel-Ange Buonarroti, florentin
(1475 - 1564), remplit tout le XVIe siècle. Formé à la peinture par
Ghirlandajo, à la sculpture par un disciple de Donatello, il n'a plus, à partir
de 18 ans, d’autres maîtres que les antiques qu'il interprète à sa manière.
Sculpteur avant tout, architecte et poète, il ne devient peintre que par force,
quand le pape Jules II lui impose, en 1508, de décorer le plafond de la
Sixtine. La gageure se répète, en 1535, et le Jugement dernier complète le
plafond. MichelAnge organise la surface peinte en architecte. Il n'a souci
d'aucun artifice : clairobscur, transparence, jeu des couleurs. Avec des moyens
pauvres et comme méprisants de la matière, il impose à la peinture une œuvre
colossale qui violente la peinture et la dépasse. Il remonte, au-delà du XIVe
siècle, à la conception idéaliste de l'œuvre d'art, au point extrême où il n'y
a plus rien entre l'artiste et sa création que la projection idéale de
lui-même. Lui disparu, la peinture n'est plus, sur les épaules de ses suiveurs,
qu'une irréelle défroque. Un seul de ses disciples, Daniel de Volterra (1510 -
1566) n’est pas toujours inférieur à ses efforts vers le sublime. Quand
Michel-Ange meurt, le dernier peut-on dire, il convient de noter que récole
même de Raphaël a, depuis vingt ans, disparu. Nous avons vu de quelles
influences s'est formé le grand éclectique dont le nom a longtemps passé pour
le parangon de toute peinture. Rafaele Santi, ou Sanzio (1483-1520) est né à Urbin,
en Ombrie. Il vient à Rome en 1508 et, jusqu'à sa mort, comblé d'honneur, de
gloire et de plaisirs, il accumule une oeuvre immense, dont il abandonna trop
souvent l'exécution à des élèves. Cet illustrateur génial, cet adaptateur
prodigieux est peut ait existé. Mais les symptômes de décadence qui germent
dans l'art italien, Raphaël les porte déjà en lui : la virtuosité, une certaine
négligence, un amollissement de la forme et la monotonie de la couleur. La
force du contour et du modelé, la maîtrise du mouvement, conquises durement par
les artistes volontaires du XVIe, tombent dans l'agrément de l'art facile, dans
une formule de bon ton qui est la loi de l'académisme. Le meilleur élève de
Rafaël, Jules Romain (1492-1546), acheva certaines de ses oeuvres. Avant
d'aborder l'Ecole de Venise, qui résistera et survivra seule à l'académisme,
nous devons étudier un autre maître dont l'influence contrebalança celle de
Michel-Ange et de Rafaël. Allegri, dit le Corrège (1494 Parme, formé à l'école
de Ferrare, introduit dans l'art italien un élément nouveau de sensualité
directe et charnelle, fait d'un clair obscur caressé de lumières, de couleurs
chaudes, de formes enveloppées. Dans une atmosphère de Vinci, des formes belles
et puissantes, qui semblent d'un Michel seuls purent le faire, par la suite,
les Vénitiens et Rubens. Corrège fut exploité par les jésuites et la
contre-réforme. On employa son œuvre et sa manière, attirantes par leur
sensualité, à l'aide de l'Eglise de Rome mise en péril par les chrétiens rigides
du Nord et qui revenait, avec son sens naturel de l'adaptation, dans une
société paganisée, à sa source païenne. L'Ecole issue de Corrège compte un
peintre secondaire, Francesco Mazolla, dit le parmesan (1503-1540).
A Venise, Giovanni Bellini
relie le XVe au XVIe. Mais Giorgione (14781510), son élève, à qui on a attribué
longtemps trop d'oeuvres et trop d'influence, induit pourtant la peinture
vénitienne à des recherches d'incantation purement picturales : mythographe de
la vie contemporaine, luministe et coloriste sensuel, Giorgione n'est pas sans
action sur l'œuvre de ses successeurs. Tiziano Vecelli, le Titien (1488-1576),
issu, comme Giorgione, de Giovanni Bellini, ne cessa, au cours de sa longue
existence, d'approfondir et de libérer son génie propre. Son œuvre, immense et
de la plus grande variété, donne parfois dans l'éloquence théâtrale ; mais la
matière est une des plus belles qui soient. Ces qualités de matière et de
couleur distinguent aussi bien les contemporains du Titien, que sa gloire ne
doit pas éclipser : Palma l'Ancien (1480-1528) ; Lorenzo Lotto (1480-1547) ;
Sébastiano del Piombo (1485-1547), artistes personnels et diversement
savoureux. Mais deux très grands maîtres apparaissent, dans la génération des
élèves : Tintoret (1518 -1594) et Paolo Cagliari, dit le Véronèse (1528 -1588).
Tintoret est de tous les peintres de Venise celui qui, par sa force, sa
fécondité d'invention, sa hardiesse et sa nouveauté, rappelle le plus
Michel-Ange. Véronèse s'assimile la plénitude vénitienne avec une solennité qui
semble presque espagnole, mais qui n'est, à tout prendre, que la magnificence
hautaine de ses prédécesseurs de l'Italie du Nord. Il n'est pas sans intérêt de
rapprocher de lui le grand peintre de Brescia, Moretto (1498 -1555) et son
élève G. Moroni (1520-1578). Avec Véronèse et Tintoret, Bonifazio et son élève
Jacopo Bassano (1510 -1592), prolongent jusqu'à la fin du siècle le grand âge
de la peinture vénitienne. C'est aux maîtres de Venise et de l'Italie du Nord,
que les Néerlandais et les Flamands du XVIe siècle demandent leur inspiration.
En Quintin Matsys, d'Anvers, (1466-1530) survit pourtant une pointe de réalisme
mystique à la Van der Weyden. Mais Jean Gossaert de Mabuse (1470-1541), grand
technicien, Van Orley (1488 – 1541) n'évitent que dans le portrait les
déviations de l'italianisme. Lucas de Leyde (1494-1533) est plus personnel et,
dans son œuvre de graveur, entièrement original et grandiose. Jérôme Bosch
(1465-1516) et ses grotesques, Joachim de Patinir (14751524) et plus encore
Pieter Brueghel (1520-1569) gardent la tradition flamande. Les figures du
dernier sont un étonnant mélange de rusticité fruste et de grandeur humaine.
Joos Van Cleve le Jeune (1510 Key (1515 -1568) suivent, au contraire, de près,
l'exemple de Mabuse et de Van Orley. Anthony Mor (1512 -1576), l'un des
premiers maîtres hollandais, est, dans le portrait surtout, égal aux plus
grands. Par contre, le XVIe siècle est, pour l'école allemande, la grande
période d'activité. De nombreux maîtres y apparaissent : Bernard Strigel (1460
-1528) encore près des enlumineurs, Zeitblom, inspiré des sculpteurs sur bois
de la Souabe, Hans Fries, et ses vierges suisses (1465-1518), Holbein le Vieux,
puissant et lourd. Tous ces maîtres sont dépassés par un homme au génie
universel, Albrecht Dürer (1471-1528), de Nuremberg. Dürer, comme les Flamands
de son temps, fut imprégné d'influence italienne ; mais à travers les italiens,
c'est l'antiquité elle même qu'il veut atteindre. En ce sens, il est le premier
à poser et à résoudre le problème de l'humanisme allemand, comme le posera et
le résoudra Goethe. En dehors de son œuvre de peintre, Dürer accumula toute sa
vie, dans la gravure, des chefs-d'œuvre d'une invention, d'une beauté de forme
et d'une exécution incomparables. L'influence de Dürer sur la peinture
allemande fut immense, même sur ses contemporains dont plusieurs furent d'un
réel mérite. Hans Von Kulmbach (1476 -1522) reste près des tailleurs de bois
franconiens ; Schaüffelein (1480-1540) annonce déjà le style baroque. Martin
Schaffner (1480-1541) et Beham (1502 1540) sont plus italianisés. Mais bien
plus significatifs sont l'alsacien Hans Baldung Grien (1480 le bavarois
Albrecht Alldorfer (1480-1538), poète aux rêves grandioses, génial paysagiste,
étonnant romantique. Coloriste aux effets neufs, qui parfois annonce Greco,
Alldorfer est le plus puissant inventeur que l'art allemand ait connu entre
Dürer et Mathias Grünewald (œuvre entre 1500 et 1529). Celui-ci est un grand
peintre, le plus peintre des Allemands, d'un réalisme et d'un mysticisme également
saisissants, et d'une personnalité intense dans le dessin, âpre et tragique. Le
courant flamand n'est pas cependant, en Allemagne, entièrement épuisé. Joos Van
Cleve le Vieux (mort vers 1540) détermine à la flamande toute l'école de
Cologne. Bruyn (1493-1555), son disciple direct, est le dernier artiste notable
de ce milieu. En Westphalie, les frères Heinrich et Victor Dünwegge doivent
aussi beaucoup à cet enseignement. Mais en dehors de ces deux courants, flamand
et italien, si bien fondus dans le grand humanisme de Dürer, Lucas Cranach
(1472-1553) inaugure un art qu'on peut dire propre à la Réforme allemande.
Observateur précis, peintre sec et dessinateur sans ampleur, Cranach donne
l'expression la plus typique de l'art populaire à tendances nationales. Hans
Holbein, le jeune (1497 - 1543) est un génie tout différent. Sans aucune trace
d'influence de Dürer, il est, lui aussi, et plus que Dürer même, un humaniste.
Pour ce déraciné, mêlé à la société intellectuelle de France, de Hollande et
d'Angleterre, la question de l'alliance de l'âme antique et du génie allemand
ne se pose pas. Portraitiste d'une acuité presque unique, Holbein dépasse son
temps comme il dépasse son pays et atteint à l'humanité universelle. Dans l'art
du portrait, son successeur Amberger (1500-1561) mêle à son influence celle
visible des Vénitiens. Après cette génération, dès le milieu du XVIe siècle,
l'art allemand s'éteint. Muelich (1516 - 1573) n'est plus qu'un reflet de
Venise. De même l'Ecole française, naguère si vivace, se raréfie et s'amenuise,
mais elle donne, en même temps, son expression la plus française dans l'œuvre
de quelques artistes, néerlandais ou italiens. L'Ecole du Midi est morte après
la Grande Pieta. Simon de Châlon : (1532 - 1562) y apporte la tradition néo-flamande,
mais ne la ressuscite pas. Perréal prolonge jusqu'en 1516 récole du Centre.
Mais les artistes marquants du XVIe siècle sont les trois Clouet. Jean I, le
père venu des Flandres vers 1492, Jean II, le fils (1485 - 1540) et François
(1522 - 1572). Le plus grand des trois est Jean II, dessinateur et peintre
sobre et fin, d'une pureté classique, dont les portraits résistent aux plus
hautes comparaisons. Ses contemporains, comme Bellegambe, ses successeurs :
Quesnel et Dumonstier maintiennent la tradition du portrait habile où excellera
bien plus qu'eux, dans ses petits tableaux si fouillés et si vivants,
Corneille, de la Haye, dit Corneille de Lyon (1533 - 1576). L'Ecole de
Fontainebleau, fondée par les italiens Rossi et Primatice, ramenés par François
Ier, fut supérieure en général à l'enseignement qu'elle reçut. Celui-ci,
inspiré du poncif de Michel-Ange, apporte en France l'enflure et le goût
décoratif du style baroque. La Contre-Réforme qui, après l'Italie, va conquérir
la France, insinue déjà dans son art la tendance théâtrale à l'éloquence et au
creux. Jean Cousin (+1590) est, à ce point de vue, très représentatif. Que
reste-t-il, en effet, à prendre, à l'Italie ? Le mauvais goût, la fadeur,
l'éclectisme composent la formule académique qui pèsera sur toute l'Europe du
XVIIe siècle, aux deux seules exceptions, d'autant plus glorieuses, de
l'Espagne et de la Hollande. Cette formule qui parut salutaire, après
l'imitation désordonnée des maîtres, est due à Louis Carrache (1555 - 1600) et
à ses deux neveux, Augustin (1557 - 1602) et Annibal (1560 - 1609). C'est de
Bologne, leur ville natale, que partit le mot d'ordre qui était d'allier « le
dessin de l'école romaine le mouvement et les ombres des Vénitiens, le beau
coloris de la Lombardie, le style terrible de Michel On voit à quelle confusion
l’application de ces théories pouvait conduire des hommes sans génie. Une
réaction de réalisme bouleversa, vers la fin du siècle, ce formulaire des
recettes de la médiocrité. Un gâcheur de plâtre, Amerighi, dit le Caravage
(1569 1609) introduisit dans la peinture les figures de la rue. Son goût de la
vie est rendu efficace par le sens profond des formes et du mouvement et
l'intensité des effets. Sa manière, rude et sombre, eut sur toute la peinture,
en Italie, en Espagne et en France une influence durable jusqu'au XIXe siècle.
Les éclectiques eux-mêmes l’ajoutèrent à leur recueil de recettes. D) XVIIe-XVIIIe
siècles. - La décadence de la peinture résultant, si l'on peut ainsi dire, du
surmenage du XVe siècle et du début du XVIe, pèse également sur tous les pays
dans les premières années du XVIIe. Plus encore qu'au XVIe, les caractères
généraux des écoles disparaissent devant les caractères individuels des
peintres. Les exceptions elles-mêmes à la décadence générale sont individuelles
et paraissent d'autant plus fortes. Les successeurs italiens des Carrache qui
ont rempli d'œuvres innombrables les musées et les collections particulières,
ajoutent à l'impersonnalité de leurs maîtres la fausse grâce du style jésuite,
son sentimentalisme mystico-érotique, le tarabiscotage qui a valu à l'époque le
qualificatif de baroque. Albane (1578 - 1660) ; le Dominiquin (1581 - 1641) ;
Guido Reni (1575 - 1642) ; Guerchin (1591 - 1660) sont des compositeurs habiles
et des peintres vulgaires. Les tendances des éclectiques mêlées à l'influence
de Caravage sont manifestes dans l'œuvre des décorateurs de l'Ecole romaine :
Pierre de Cortone et son fâcheux élève Luca Giordano. Le produit de ces
confusions est un art grossier,
tapageur, et sans
conscience. Salvator Rosa (1615 - 1673), de l'école de Naples, a créé un genre
de paysage théâtral, qui fut longtemps imité. Les artistes les moins sensibles
à l'influence bolonaise sont néanmoins des suiveurs ; le meilleur des romains
de cette époque : Sassoferrato (1605 - 1685) emprunte à la première manière de
Raphaël. Les deux florentins Alexandre et Christophe Allori, sont des
académistes chez qui subsiste encore le goût et le style propres à leur région.
Mais ce qui domine bientôt, à côté des airs de parade foraine des décorateurs,
c'est un style dégénéré et douceâtre dont le trop célèbre Carlo Doici est le
représentant. Avec la survivance de l'école vénitienne nous touchons à la
première exception dans la décadence générale, qui dépasse quelque peu les
individualités honorables. Venise a échappé à l'éclectisme, parce que plus
qu'ailleurs, l'esprit païen de la Renaissance s'est intégré à la vie de la
cité. Ni la réforme, ni la contreréforme n'ont eu prise sur elle. En outre et
de même qu'en Hollande, le génie pictural, évolué de la représentation mythique
vers le naturalisme plus vaste, trouve précisément dans la nature elle-même les
qualités d'espace, de lumière, de couleur, qui vivifient la peinture. Le
paysage, la vie en plein air, la vie civile sont les ressources de l'école
vénitienne du XVIIe et XVIIIe, comme de l'école hollandaise. C'est à cette
veine intime et populaire que les deux fils de Jacopo Bassano, et, après eux,
Pietro Longhi, Mganasco (1667 - 1749), Piazzetta (1682 - 1754) doivent de
rester de vrais peintres. Canaletto (1697 - 1767) et Guardi sont des
paysagistes expressifs, des interprètes émus de la lumière et de l'espace, de
charmants notateurs du détail pittoresque. Mais le plus grand artiste de
Venise, au XVIIIe, est JeanBaptiste Tiepolo (1696 liberté de sa couleur, relie
la Renaissance au romantisme, si bien qu'on a pu le définir le dernier des
grands peintres anciens et le premier des grands modernes. A Rome, Panini, et
surtout le grand graveur Piranesi, fondent sur l'archéologie un art qui marquera
sur la fin du XVIIIe siècle. En France, aux deux extrémités d'une époque
pompeuse et pauvre, des réalistes, les Le Nain, d'une part : Antoine (1588 -
1649), Louis (1593 - 1648) et Mathieu (1607 - 1671) et Callot (1593 - 1631) ;
d'autre part, Chardin (1699 - 1780) échappent à la grandiloquence et au creux
par l'expression simple de la vie et de l'homme. Egalement, mais dans un autre
sens, de grands maîtres de la forme et du mouvement, des passionnés du style et
de l'équilibre s'opposent à la médiocrité des formules : le plus grand, Nicolas
Poussin (1594-1665) et, à l'autre bout de l'époque, Louis David. Le premier,
isolé dans sa noblesse intérieure, le second chef d'école, ramenant l'un et
l'autre, avec des moyens différents, la peinture à des fins élevées, à la
pureté ou à l'héroïsme ; celui-ci, par la rupture éclatante avec les mièvreries
du XVIIIe, permettant l'éclosion admirable du XIXe siècle français. Tirons
encore hors de pair, un Philippe de Champaigne (1602 + 1674), scrutateur
austère du visage humain ; et tout différents, mais non moindres, ces grands
poètes de l'espace, ces magiciens de la lumière : Claude Gelée (1600 - 1682),
la plus haute expression, peut-être, avec Poussin, de l'art du paysage jusqu'à
lui, et Antoine Watteau (1684 1721). Les autres sont marqués par l'époque et
secondaires, qu'ils suivent les Carrache comme Simon Vouet (1590-1649), Le
Sueur (1616-1655) ; qu'ils les dépassent même, sans les égaler comme peintres,
par une ampleur de style et un sens indéniable de la décoration, comme Le Brun
(1619-1690) ou Jouvenet (16441717) ; ou qu’ils transportent leur éclectisme
dans le portrait, comme Rigaud, Pierre Mignard, ou Largillière, auxquels peut
s'appliquer la critique de Poussin à l'un d'eux qu'il trouvait froids et
fardés. A côté de ces maîtres ennuyeux, le Valentin, Sébastien Bourdon semblent
vivants et savoureux. Le débridement des instincts, qui, à la mort de Louis
XIV, succède à l'oppression religieuse, ne relève pas la peinture. Jamais avec
des mains plus glacées n'ont été tentées de plus chaudes parties. Ni Lancret,
ni Pater, suiveurs sensuels de Watteau, ni Boucher (1704 - 1770), peintre d'un
rococo si surfait, mais bon décorateur, ni les Coypel, les Van Loo, les
Lagrenée, aucun de ces peintres pour désœuvrés décadents ne s'élève, par sa
conception, au-dessus de l'anecdote, par son faire, au-dessus d'un petit
agrément. Ce sont les portraitistes Nattier (1685-1765), malgré sa sécheresse ;
Tocqué (1696-1772), qui n'est pas sans profondeur; Aved (1702 - 1766) ; les
pastellistes si subtils La Tour (1703 - 1788) et Perronneau , ou encore les
provinciaux : Grimou, Subleyras, Duplessis, qui font figure de peintres. Greuze,
luimême, aux compositions si niaisement fades, se sauve par des portraits
tendres ou vigoureux. Mais, par dessus tous, Chardin, le plus authentique
peintre du XVIIIe siècle, rappelle les hollandais par la beauté de la matière.
A la fin du siècle et avant David auquel tout l'oppose, Honoré Fragonard (1732
- 1806) est un vrai peintre, parfois un grand peintre, au métier souple, hérité
de Rubens et annonciateur des romantiques. Les noms d'Hubert Robert, de C.-J.
Vernet, élève, à travers Manglard, de Lorrain, marquent la charmante faiblesse
de l'art du paysage. Les décorateurs et les tapissiers, Ondry, Le Prince,
rejoignent, par Desportes, le XVIIe siècle, et adaptent au luxe des intérieurs,
les petites manières en vogue dans une société déliquescente. Dans ces deux
siècles, où seuls nous avons vu émerger des individus isolés, et mise à part la
survivance de Venise, des écoles pourtant fortement caractérisées, naissent et
s'établissent : au sud-ouest de l'Europe l'école espagnole ; au Nord-ouest,
l'école hollandaise et la nouvelle école flamande de qui naîtra l'école
anglaise. Inauguré par le génial isolé, par cet opposant, cet étranger que
désigne son sobriquet d'El Greco, le mouvement de la peinture espagnole se
dégage, dès les premières années du XVIIe siècle, des influences napolitaine et
vénitienne. Le Greco (Theotocopouli, 1550-1614) est, en réalité, un homme du
XVIe siècle. Il transforme à des fins si neuves le grand enseignement de ses
maîtres vénitiens, que nulle autre peinture ne peut être comparée à la sienne.
La stylisation des formes humaines, l'expression, la force de la couleur y
atteignent une acuité sans repos, mais inégalée. Plus directement inspiré des
Italiens, et en particulier du Caravage, Ribera (1588-1652) qui vécut une
partie de sa vie à Naples, reste pourtant foncièrement espagnol, par son
réalisme et l'âpreté de son style. A Séville, succédant aux mystiques encore inspirés
de Van des Weyden, tel que Moralès, Herrera le Vieux introduit, vers 1620,
l'influence italienne, mais il transpose avec une vigueur naturaliste
saisissante. Zurbaran (1598-1664) est un maître aussi expressif et tragique,
mais plus peintre. Alonso Cano (1601- 1667) adoucit la manière et précède
Murillo (1618 inconsistant, mais d'une couleur séduisante. Le grand peintre de
l'Espagne du XVIIe siècle et l'un des plus grands artistes de tous les temps
est Vélasquez (1599-1660). Rénovateur de la technique, le premier qui ait
employé les couleurs à l'huile directement, le plus savant sans doute des
techniciens et le plus habile, Vélasquez est en même temps le plus simple, le
plus dépouillé, le plus objectif des peintres. Avec une richesse de matière
égale à celle des Hollandais, un sens de la couleur égal à celui des grands
Vénitiens, il rejoint la sobriété, la grandeur de style et la vérité nue des
grands Italiens du XVe, la majesté d'un Piere Della Francescha. Après une
éclipse assez longue, l'art espagnol revit, à la fin du XVIIIe siècle, avec une
force renouvelée, dans l'œuvre de Goya (1746-1828). Cet homme prodigieux,
dessinateur et graveur d'une passion ardente, peintre dont la largeur et la
sûreté égalent presque celles de Vélasquez, Goya eut une influence
considérable, au XIXe siècle, sur les peintres français et anglais. Par lui,
comme par Vélasquez, l'école espagnole dépasse les conditions d'une école
nationale et atteint une expansion universelle. Cependant, au nord de l'Europe
Occidentale, l'école flamande surgit de la couvaison italienne en un bouquet
prestigieux de flammes ardentes et charnelles. Rubens (1577-1640) qui allume ce
beau feu sort de l'enseignement assez obscur de Van Noort et d’Otto Venius.
Mais il puise à la source même, à Venise, et son génie est assez fort pour
ressusciter, à travers le métier de ses inspirateurs, la grande verve
naturaliste des premiers Flamands. Sa fécondité exceptionnelle de narrateur,
son sens du modelé vivant et des couleurs expressives, sa fougue incomparable
le rapprochent à la fois de Véronèse et de Michel Ange. Mais il a su, à un
degré unique, rendre la vibration sensuelle de la chair et le délire sacré de
la nature. Ses contemporains Frans Pourbus (1579-1622), Snyders (1579-1657),
Cornelis de Voos (1585-1651), participent diversement à son entraînement.
Pieter Brueghel, le jeune, collabore avec lui. Mais son émule le plus proche,
Jordaens (1593-1678) qui pousse à l'extrême, semble-t-il, sa forte liesse de
gas de Kermesse, a, parfois, avec un éclat égal, plus d'équilibre dans la
densité et plus de solidité. Van Dyck (1599-1644) est tout autre. Disciple de
Rubens dans son rôle mondain, ce peintre plein de distinction est un des
maîtres les plus féconds, les plus agréables et les moins profonds. Il plut aux
gentlemen de l'Angleterre raffinée et toute l'école anglaise s'est inspirée de
lui. Après ces maîtres, David Téniers (1610-1690) le Jeune et plus encore
Adrian Brouwer (1605-1639) doivent aux Hollandais le goût des intérieurs et de
la vie quotidienne. Les écoles de Hollande, (car elles furent aussi nombreuses
que dans l'Italie du XVe siècle), se différencient, dès le XVIe, avec Lucas de
Leyde, Schoorel et Van Hemskerke, dans le courant néerlandais. Mais c'est au
XVIIe, alors qu'expire l'Italie artistique, qu'une grande poussée de sève fait
de la Hollande le pays des peintres. La Réforme, qui partout ailleurs produit
un appauvrissement artistique, aboutit, au contraire, par la séparation des
provinces protestantes, à un épanouissement des vertus hollandaises. L'art
naturaliste et bourgeois des Hollandais, tourné vers les satisfactions
quotidiennes, diffère de tous les autres arts avant lui. L'abandon des grands
sujets est compensé par la grandeur de style que confère à cette peinture la
beauté de la matière et la dignité du grand métier. A ce point de vue, aucune
époque ne peut être comparée au XVIIe siècle hollandais. De Frans Hals à Hobbema,
un siècle entier s'étend, aussi riche, aussi varié que les grands siècles de la
Renaissance italienne, prodigieux par le nombre des habiles et, même si l'on
excepte pour une gloire sans voisinage le solitaire Rembrandt, marqué par de
très grands ouvriers et de singuliers génies. Des écoles naissent, à Utrecht et
à Delft, avec Mierevelt et Honthorst à la Haye, avec Esaias Van de Velde, à
Amsterdam, avec Eliasz et de Keyser. Frans Hals (1580-1666), de Harlem, est un
maître de la matière comparable à Vélasquez et un portraitiste qui ne le cène
qu'à Rembrandt. Dans cette longue vie, le peintre évolue en simplifiant sa
manière pour aboutir aux œuvres dépouillées et fortes des dernières années. Les
élèves de Hals lui doivent leur prodigieuse technique : Brouwer, Adrian Van
Ostade (1610-1685), Isaac Van Ostade (16211649), Jan Steen (1626-1679) sont
plus que des conteurs pleins de verve et de mouvement Mais les générations
suivantes renonceront à cet élément d'intérêt. Déjà les intérieurs de Gérard
Dow (1613 d'autre sujet réel que le jeu des rapports de couleur dans la
lumière. Deux grands maîtres, Pieter de Hooch (1636 1675) porteront à la
hauteur des plus grandes réalisations de l'art, et par la seule magie de la
peinture, le simple aspect d'un intérieur, d'un paysage urbain, de figures
calmes et profondes. Le sens de l'espace, que les grands Ombriens ont cherché
dans les perspectives lointaines, ils le trouvent et l'introduisent sous une
fenêtre discrète, autour d'une table. La lumière est entre leurs mains l'élément
d'incantation du tableau. Mais il faut reconnaître là l'influence - qui, pour
certains fut écrasante - du plus grand magicien de la peinture : Rembrandt
(1606-1669). Nul peintre peut-être n'est plus complet. Il n'y a pour lui ni
genres ni techniques particulières. Ce qu'il a peint, gravé ou dessiné, il l'a,
pour ainsi dire, recréé. Il y a le Monde des apparences, et le Monde de
Rembrandt. Qui est autre, comme il y a la lumière de Rembrandt et l'étrange
vibration de sa peinture. Sa matière, au début brillante et ferme, évolue,
comme celle de Frans Hals, vers une liberté, une simplicité, égales à celles de
Vélasquez. Mais il y introduit un élément que ses glorieux émules ont ignoré et
qui est la marque particulière de son génie. Une lumière intérieure, une
atmosphère d'ombre rayonnante baignent toutes ses œuvres et leur assurent une
emprise que le mot seul de magie représente sans l'exprimer. Comparés à lui,
ses disciples de l'école d'Amsterdam et ses contemporains nous paraissent ou
froids ou pauvres. Isolés de lui, ils reprennent leur rang qui est encore celui
d'excellents peintres. Ferdinand Bol (1616-1689), Govaert Flinck (1616-1660), Niklas Maes (1632-1693) ; et plus
encore Van der Helst (1612-1670) sont des maîtres de la figure humaine. L'école
de Harlem, illustrée en premier lieu, par Frans Hals, est encore l'école des
grands paysagistes : Salomon Ruijsdaël (1600-1670), Everdingen (1621-1675),
Wouwerman (1619-1668) et Jacob Ruijsdaël (1629-1682), le premier, en Hollande,
des compositeurs de paysage, l'un des plus saisissants interprètes, avant
Corot, des transparences de l'espace. Après eux, Nicolas Berchem, Berckeyden,
vulgarisent le paysage et le rendent décoratif. Amsterdam eut aussi de bon
paysagistes : Asselyn, Aest Van der Neer, Philippe et Salomon de Koninck, Karel
Dujardin et le grand animalier ingénu : Paul Potter (1625-1655). Mais le seul
rival des Ruysdaël, en cette école, est Mindert Hobbema (1638-1709) qui, avec
Albert Cuyp (1620-1691), le plus grand des animaliers, prolongent aux abords et
au début du XVIIIe siècle, la grande tradition du paysage hollandais. Mais la
Hollande a produit encore d’étonnants peintres de la mer, les plus vrais, les
plus saisissants avant les modernes. Le premier et le plus grand sans doute :
Jan Van Goyen (1586-1657), de La Haye, est le maître des ciels mouillés et des
transparences marines. Après lui, les deux Guillaume Van de Velde, Van de
Capelle, Van der Meer, Backhuysen enfin, illustrent diversement un genre
spécifiquement hollandais. On pourrait en dire autant des innombrables peintres
de natures mortes, dont l'habileté dégénère parfois en virtuosité, mais parmi
lesquels de vrais maîtres : Kalf, Van Beyerem, Van Huijsum ont laissé des
œuvres fortes ou charmantes. Mais cette immense et savoureuse école s'éteint
d'un coup dès la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe, il n'y a plus rien que
quelques disciples glacés et mièvres de Gérard Dow et de Van Mieris, plongés
dans un académisme de petit genre, de conversations galantes et d'élégances de
salon, qui ne se distingue en rien, sinon par sa faiblesse plus grande, de
l'esprit des petits maîtres français. C'est pourtant en partie à la Hollande, mais
plus encore à la Flandre et particulièrement à Van Dyck que l'école anglaise du
XVIIIe siècle doit sa naissance et son développement. Mais ce n'est qu'avec un
retard de près d'un siècle que se produit cette éclosion. Et l'art anglais
apparaît aussitôt fortement caractérisé dans ses éléments de terroir auxquels
il doit peut-être de rayonner, à la fin du XVIIIe siècle, sur toutes les autres
écoles. Hogarth (1697-1764), le premier de ses peintres, ennuyeux dans ses
sujets moralisateurs est pourtant un bon peintre, franc et expressif. Mais
c'est surtout à la génération suivante que les influences mêlées des Flandres,
de Venise et d'Espagne font surgir les grands portraitistes mondains, parmi
lesquels Reynolds (1723-1792) et Gainsborough (1727-1788) tiennent une place
particulière, celui-ci plus complet, plus génial et l'un des premiers maîtres
du paysage où l'école anglaise se distinguera. Après eux, Rneburn, Romaney,
Hoppner, Opie ; et Lawrence (17691830) qui les égale presque en renom. En même
temps le paysage, naturaliste à la manière hollandaise mais avec une
originalité savoureuse, se développe à la suite de Gainsborough et de John
Crome (1769-1831). Mais ses plus belles réalisations et ses directives
magistrales, celles qui de Constable et de Turner viendront influencer le
romantisme français, appartiennent déjà au XIXe siècle. XIXe siècle. - La
grande fermentation des esprits qui précède la Révolution française n'a pas son
équivalent dans l'histoire de la peinture ; mais son pendant, s'y retrouve. Si
l'on veut bien comprendre que l'œuvre de la Révolution fut moins l'explosion de
passions populaires qu'une imitation de juristes épris d'héroïsme à l'antique,
on ne manquera pas de noter la réaction archéologique qui se produisit en
peinture, environ le milieu du XVIIIe siècle et dont Vieu, J.-B. Pierre,
Regnault., Peyron et, plus que tous, David (1748-1825), furent les truchements
ou les prophètes. C'est un nouvel académisme, non plus inspiré de la
Renaissance, mais puisant directement à l'antique compris à la façon de
Montesquieu, un paganisme sans volupté, cérébral, une conception de moralistes.
Cette réaction contre les polissonneries et les manières de la peinture de
boudoir, cette tendance au grandiose n'eût donné que des œuvres ennuyeuses si
David n'avait été, à côté d'un théoricien pompeux, un grand peintre simple. Son
exemple plus que ses leçons restituèrent à la peinture ses nobles ambitions, la
conscience et le respect du beau métier. On n'accepta plus le faire facile, ni
la hâte. A cette rigueur l'école française dut de s'élever au grand art qu'elle
avait entrevu et manqué au XVIIe ; mais si, cette fois, elle y réussit, c'est
que des éléments d'une technique forte et vivante lui vinrent, à la fois, des
espagnols, des vénitiens, des flamands, des hollandais et des anglais et
qu'elle sut les utiliser sans s'y asservir. C'est aussi qu'elle rencontra dès
les premières années du XIXe quelques puissants génies qui l'empêchèrent de
dévier. Les débuts de cet âge, le plus grand, le plus vivant de la peinture
française, ne manquent pas de confusion. Il brillera d'ailleurs plus par la
profusion des génies particuliers que par l'unité de tendances. Le classicisme
à la romaine de David est dominé par ses fortes réalisations. En même temps un
romantisme d'inspiration, une inquiétude sentimentale, pénètrent l'école, à la
suite des littérateurs. En marge P.-P. Prud'hon (1758-1823), qui n'échappe pas toujours
à l'allégorie, est un séduisant coloriste, influencé tardivement par Léonard et
par Corrège. Mais Guérin, Gérard et Girodet sont assez fades. Il semble que la
sève appauvrie des petits maîtres du XVIIIe, s'essaie vainement, avec eux au
grand art. Gros (1771-1835), au contraire, transpose dans l'exaltation des
héros contemporains le fort enseignement davidien ; il y ajoute le culte de
Michel-Ange et y apporte une fougue particulière et de singuliers dons de
coloriste. C'est de lui que le génial Géricault (1791-1824) tient son
modernisme réaliste et sa hardiesse. Mais les Anglais, qu'il connut chez eux,
et Rubens renouvelèrent et libérèrent sa technique. On doit noter ici comme un
élément important de l'enrichissement de la peinture au XIXe siècle, le perfectionnement
par les Anglais et la diffusion de l'aquarelle. Delacroix (1798-1863), génie
inquiet et magnifique, semble l'incarnation du romantisme. Mais ce serait
insuffisamment le définir. Car si par l'expansion somptueuse qu'il lui a
donnée, il impose, contre la tyrannie de l'antique, le goût du moyen âge, de
l'exotisme ou du moderne déjà vivaces chez Gros et Géricault, il convient de
noter que du point de vue de l'invention el des sujets, Ingres, son grand
rival, n'est pas moins en opposition avec les antiques ; et que si Delacroix,
délaissant l'archéologie, reprend la tradition aux Vénitiens, il la cherche
plus haut, chez les Florentins du XVe et chez Raphaël. Cette courte digression
doit suffire à montrer la vanité des appellations et l'insuffisance du choix
des sujets à distinguer entre eux les peintres. Peu importe le bric-à-brac
d'accessoires historiques auquel Delacroix fit souvent appel. Où Delacroix a
réussi quelques-unes des plus fortes pages de l'histoire de la peinture,
Delaroche, avec les mêmes éléments, n'a rien produit que d'ennuyeuses images.
C'est de l'influence mêlée de Delacroix et des Anglais que procèdent maints petits
maîtres du paysage et de l'exotisme : Paul Huet, Isabey, Decamps, et des
intimistes comme Tassaert. Ingres (1780-1867) hérite de David l'autorité sur
l'école. Ce dessinateur prodigieux, interprète des « valeurs tactiles » aussi
sûr que les Florentins du XVe, est un peintre sec et sans vibration. Ses
portraits, ses nus s'imposent pourtant, les uns par une certaine grandeur
d'expression et de composition, les autres par le sentiment très aigu de la
volupté des formes. Rien, au con l'école des Nazaréens allemands : Cornelius,
Schnorr, Overbeck ne sont que de tristes intentionnistes. L'Ecole d'Ingres est
en grande partie responsable de l'académisme officiel qui pesa sur tout le
milieu et le troisième quart du XIXe siècle et d'où il ne fallut rien moins que
le génie de Courbet d'une part et la révolution impressionniste d'autre part,
pour sauver la peinture. Flandrin et Mottez, plus peintre, se sauvent par leur
dignité et leur conscience. En réalité, comme au XVIIe, ce sont les
éclectiques, Gleyre, Cabanel, Delaunay ou de faux romantiques Ary Scheffer,
Couture et Baudry qui causent l'affaiblissement de la peinture. Chassériau
(1818-1856), qu'on a voulu prendre comme un moyen terme entre Ingres et
Delacroix, est, en réalité, un maître personnel, non qu'il soit sans contacts,
en particulier avec Delacroix, mais sa sensibilité et son charme le font
distinct et reconnaissable. Le début et la première moitié du siècle ont
méconnu deux très grands maîtres qui, en dehors des écoles et de la mode,
poursuivirent, diversement, une œuvre riche d'humanité et d'amour : Corot et
Daumier, que le XXe siècle a mis à leur place réelle. J.-B. Corot (1796 aspect
de paysagiste, est aussi un peintre de figures d'une simple et émouvante
grandeur. Mais nul n'a mieux que lui exprimé la douceur charnelle et comme
intime de la nature et de l'atmosphère. Daumier (1809-1879), peintre, graveur,
aquarelliste et lithographe, est un puissant témoin des mœurs et des
caractères. On l'a comparé à Molière, mais s'il n’est pas moins profond, il est
moins complaisant. Sa révolte a cinglé les puissants avec une grandeur tragique
qui l'apparente à Goya. Celui-ci termine en 1828 une longue et puissante
carrière. Après lui, l'école espagnole s'éteint dans ses initiateurs, dont le
plus brillant est Lucas.
A la suite des salons où
exposèrent les grands paysagistes anglais Constable (1776-1837) et Bonnington,
un amour puissant de la nature souleva l'enthousiasme de jeunes artistes.
Retirés dans la forêt de Fontainebleau, en contact avec la nature, Théodore
Rousseau (1812-1867), Daubigny (1817-1878), Jules et Victor Dupré, Diaz,
Troyon, renoncèrent au paysage composé, cherchèrent la simple grandeur de
l'expression directe où ils avaient été, sans le savoir, précédés par Georges
Michel. Millet (1816-1875), leur voisin de forêt, les dépasse par la grandeur
qu'il sait donner au travail humain. D'autres paysagistes, partis en Orient, à
l'exemple de Delacroix et de Decamps, y cherchèrent moins le pittoresque qu'une
vérité un peu courte. Fromentin et, mieux que lui, Marilhat; expriment cette
tendance. Il est étrange et inexplicable qu'au temps presque où la sève de
Constable et de Bonington portait ses fruits, où Tur générations suivantes,
toute une formation d'artistes anglais se soit délibérément refusée à une
emprise que recevait l'Europe, ait laissé tarir cette veine. Les préraphaëlites
: Millais, Burne Jones, Wats, Madox Brown, Rossetti sont sortis de la vie par
amour du XVe siècle ; et si quelques-uns, comme Millais et Wats ont gardé le
sens de la peinture, c'est quand ils ont oublié leurs théories. Après eux,
Walter Crane, Kate Grineway, Brangwyn sont des illustrateurs. La première
moitié du siècle vit naître en France des écoles provinciales : celle de
Provence, avec Granet, élève de Constantin et de David, celle de Lyon avec
Berjon, Grobon et les inspirés d'Ingres, comme Orsel et Jeannot. Mais en 1850,
une affirmation puissante marque une nouvelle détermination de la peinture.
Courbet (1819-1877) avec « l'Enterrement à Ornans », réagit à la fois contre
l'académisme et contre l'éclectisme. On ne peut se contenter de voir en lui
l'aboutissement de petits maîtres, Cals ou Bonvn. Aux dernières années de
Delacroix il apporte sa forte prétention de successeur légitime. Ce génie
robuste et limité, l'un des plus parfaits ouvriers de la peinture, a produit,
une œuvre où la sève populaire circule avec la sensualité la plus saine. La
haine bourgeoise lui fit payer, de son vivant et après sa mort, sa
participation à la Commune. A la suite d'un voyage à Francfort et de son exil
définitif en Suisse, Courbet peut être considéré comme l'initiateur en Europe
Centrale sinon d'une école, du moins de quelques peintres, les plus vivaces et
les plus vrais. Leibl, Liebermann sont des portraitistes un peu mous mais
délicats. Hans Von Marées, malgré sa grandiloquence, est un peintre. L'école
russe, assez tardive, produit vers le même temps, des œuvres secondaires. En France,
la libération des formules qu'inaugura Courbet ne fut pas perdue. Il convient
de noter d'ailleurs l'influence bienfaisante qu'un maître de l'école, Lecocq de
Boisbaudran,eut alors sur toute une génération de jeunes gens : Fantin Latour
(1836-1904), Alphonse Legros, le grand Américain Whistler. Fantin est un
peintre des plus sensibles et des plus fins. Il semble qu'en ce moment de 1860,
l'air circule plus à l'aise dans la peinture. Les peintres sont sortis, les uns
de la tension romantique, les autres de la forêt. Le grand exemple de Corot,
sensible chez Lépine, celui de Delacroix, inspirent respect et admiration. Mais
aux italiens, aux flamands, aux anglais, voici que, comme excitant étranger,
succèdent les espagnols hautains.
Cependant un Ricard
(1823-1872), isolé volontairement dans son culte des maîtres, a donné
quelques-unes des effigies les plus aiguës et les plus modernes. Les écoles
locales, à ce moment, brillent encore avant de disparaître. L'origine
provençale rapproche ici de Ricard Guigou (1833-1871), maître incomplet, mais
sensible et vrai. Manet (1832-1883) est un peintre de grande race et de grand
goût. Il réagit contre les couleurs sombres de Courbet, de Théodule Ribot,
d'autres encore. S’il doit aux maîtres espagnols, c'est à Vélasquez et à Goya ;
mais avec un sentiment si personnel, un accent si authentique que toute la
peinture après lui en est marquée. Si ceux qu'on appelle les impressionnistes
l'ont devancé dans leurs recherches du plein air, ils ne sont pas moins, pour
leur conception générale de l'art, ses disciples. Mais, en même temps que lui,
un autre maître qui, par sa possession du mouvement des lignes s'égale aux
grands, marque également, bien que diversement, sur les peintres qui le
suivirent : Edgar Degas (1834-1917). Dans une veine pessimiste, apparentée,
Forain, maître dessinateur, ainsi que Steinlen ont laissé des pages émouvantes.
N'est-ce pas un peu à Manet, puis au-delà de lui à Courbet et aux peintres de
Fontainebleau que l'école hollandaise du milieu du siècle, l'école de la Haye
doit son puissant et bref renouvellement ? Mais la vieille sève hollandaise y
est aussi pour beaucoup. Bosboom (1817-1891) procède également de Bonington et
de Jules Dupré. Josef Israëls (1827-1900 ?) ne semble rien devoir aux maîtres
éclectiques français, avec qui il étudia, non plus qu'à Ary Scheffer. Son
réalisme à la fois sombre et lyrique, son habileté manuelle et sa souplesse de
matière remontent dans le temps, aux ancêtres du XVIIe, à l'émotion issue de
Rembrandt. Autour de lui et après lui, les frères Maris Jacob et Wilhem,
peintres de matière riche, évocateurs de paysages, puis Anton Mauve et Mesdag,
portent dans le paysage la même sève et le même esprit. L'école belge procède
également des maîtres français : De Navez, élève talentueux de David, à Alfred
Stevens, marqué par Courbet et Fantin, à Constantin Meunier. Vers la fin du
siècle pourtant, des maîtres moindres, Laermans, Brackeleer réagissent ; mais
c'est pour suivre de loin leurs ancêtres du XVe siècle ou du XVIIe. Tandis que
Manet et Degas tirent de la veine réaliste et contemporaine la matière de leur
élévation picturale, un génial isolé : Puvis de Chavannes (18241898) construit,
avec des moyens aussi modernes, ses visions de l'humanité éternelle. Puvis
restera le grand décorateur de la seconde partie du XIXe, comme Delacroix fut
celui de la première. S'il est moins peintre, moins vibrant, moins inventif, il
a davantage le sens de la surface à décorer. Alors que tant d'écoles, depuis
Ingres jusqu’aux pré-raphaëlites anglais, en passant par les Nazaréens
allemands s'épuisèrent à rechercher l'esprit des italiens des XIVe et XVe
siècles, en voulant imiter leur manière et leurs sujets, Puvis y atteint par
des moyens modernes avec des sujets qui ne doivent rien à aucune autre
mythologie que celle de l'humanité nue.
Le mouvement
impressionniste, qui est à proprement parler le réalisme appliqué à
l'expression des rapports de la lumière en plein air, est moins isolé qu'il ne
semble. Les paysagistes anglais, et le plus grand de tous, Turner (1775-1851),
visionnaire génial des brumes et du soleil, le hollandais Jongkind (1819-1891),
le havrais Boudin (1824-1898), le marseillais Monticelli (1824-1886),
prestigieux visionnaires ; les lyonnais Ravier, Guichard, Carrand et Vernay,
peuvent, diversement et à divers moments de leur carrière, être considérés
comme des précurseurs. Cela ne doit rien retirer au mérite de ceux qui
codifièrent, si l'on peut dire, les recherches, et leur donnèrent leur plus
forte expression : Camille Pissarro (1830-1903), l'anglais Alfred Sisley
(1839-1899), Maximilien Luce (1858) et surtout Claude Monet (1840 lumière.
Alfred Renoir (1841-1920) et Cézanne (1839-1906) s'ils ont passé par
l'impressionnisme, le dépassent. Renoir, par la puissance de sa vision,
l'allégresse de ses nus, revient, avec des moyens renouvelés, à la grande
tradition vénitienne. Cézanne est plus particulier encore. Le plus peintre des
peintres, il semble qu'il réinvente la peinture. Nul plus que lui n’a su rendre
la vibration tactile des volumes colorés. Tout pour lui est couleur et le
modelé ne s'exprime par aucune ombre, mais par un ton opposé à un ton. Cézanne
est l'initiateur de toutes les recherches de synthèse. Avec Van Gogh (1853 avec
Toulouse-Lautrec (1864-1901), évocateur d'une époque, avec Odilon Redon (1840-1916)
pur et féerique, les moyens impressionnistes encore servent à la reconstruction
du Monde. Seurat, que suivent Signac et Cross, inaugure les recherches d'un art
plus exactement scientifique. Paul Gauguin (1848-1903) retrouve à Tahiti un
nouvel exotisme et le sens de la synthèse. C'est de lui, de Cézanne et de Van
Gogh que procèdent, à leurs débuts, les Fauves : Friesz, Manguin, Marquet, et
le plus original, Henri Matisse, de plus en plus orienté vers les formules
libres et les plus rares vérités de la couleur. Vuillard, dans des gammes
fondues et sourdes, Bonnard, avec des tons nacrés et des rapports aigus ; Piot,
Roussel, Puy, Dufrénoy expriment l'aboutissement précieux de cet âge. Cependant
que Vlaminck, le Fauconnier et Segonzac remontent, par les Flamands, les
Hollandais, ou leur tempérament propre, au réalisme de Courbet et que d'autres
reviennent au classicisme par l'éclectisme. D'ailleurs les ardentes divisions
qui mirent en lutte les « partis » de la peinture, dans les premières années du
XIXe siècle, disparaissent peu à peu, en même temps que disparaissent les
résistances des tenants de la vieille académie. Des hommes du « centre »
pourrait-on dire, Chartes Cottet, Lucien Ménard, Albert Besnard, Aman Jean
participent aux mêmes expositions que les Fauves. Le Suisse Félix Valotton fut,
avant la lettre, avec un souci serré de la forme et des valeurs tactiles, un
rénovateur du classicisme. Les théories surtout de Maurice Denis aidèrent ce
mouvement. Le mouvement cubiste fut une réaction violente à la fois contre les
tendances et contre l'esprit de l'impressionnisme et de toute la peinture
antérieure. Jamais révolution plus complète d'un idéalisme plus absolu ne fut
tentée contre la nature.
En dépit des variétés
d'aptitude de Picasso, du talent de Brague, le cubisme n'a réussi qu'à
orienter, dans un sens expressif par sa simplicité même, la décoration moderne
et l'art de la publicité. Désormais, il n'y a plus, en peinture, d'écoles
locales. Paris est le creuset où convergent et se fondent toutes les tendances.
Seule l'école allemande, issue, à travers Corinth, des romantiques, a une
vitalité propre, moins picturale que graphique, avec des artistes expressifs,
Pechstein, Nolde, Grosz. Les tendances expressionnistes ne sont pas sans
influence sur les Belges contemporains : Permeck ou Masereel. Mais la Belgique,
l'Angleterre centrale, la Hollande et le Japon même vivent du même foyer international
et à leur tour l'alimentent. Nous n'avons rien dit, au cours de cet exposé
incomplet, des écoles extrême orientales. Leur examen, fort différent de celle
des artistes de mentalité européenne, exigerait une préparation et des
préambules qui excéderaient cette étude. Mais ce que nous avons dit, en
débutant, des caractères généraux et du rôle de l'œuvre d'art comme expression
d'une race ou d'un individu, s'applique aussi bien à ces formes d'art qu'à
celles qui nous sont plus habituelles, qui, d'ailleurs, ont subi en maintes
époques, et en particulier à la fin du XVIIIe, puis autour de 1880, l'influence
des Asiatiques. Actuellement, il faut noter aussi l'attraction exercée sur les
artistes par les styles nègres et polynésiens, attraction moins due à une pénétration
profonde et fraternelle de ces races qu'à un snobisme désœuvré et maniaque. –
TIBURCE.
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