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« Doute pathétique, doute qu'il n'approfondit pas, car cette mort où il aperçoit tout à coup le principal obstacle à l'achèvement de son livre, dont il sait qu'elle n'est pas seulement au terme de sa vie, mais à l'oeuvre dans toutes les intermittences de sa personne, il évite de se demander si elle n'est pas aussi le centre de cette imagination qu'il appelle divine. Et nous en venons nous-mêmes à un autre doute, à une autre interrogation qui touche les conditions dans lesquelles vient de s'accomplir l'expérience si importante à laquelle est liée toute son œuvre. Cette expérience, où s'est-elle produite ? Dans quel « temps » ? Dans quel monde ? Et que est celui qui l'a éprouvée ? Est-ce Proust, le Proust réel, le fils d'Adrien Proust ? Est-ce Proust déjà devenu écrivain et racontant dans les quinze volumes de son ouvrage grandiose, comment sa vocation s'est formée, d'une manière progressive, grâce à cette maturation qui a fait de l'enfant angoissé, sans volonté et d'une sensibilité particulière, l'homme étrange, énergiquement concentré, rassemblé sur cette plume à laquelle tout ce qu'il a encore de vie, et d'enfance préservée, se communique ? Nullement, nous le savons. Au cun de ces Proust n'est en cause. Les dates, si elles étaient nécessaires, le prouveraient, puisque cette révélation à laquelle « le temps retrouvé » fait allusion comme à l'évènement décisif qui va mettre en branle l'oeuvre qui n'est pas encore écrite, a lieu – dans le livre – pendant la guerre, à une époque où Swann est déjà publié et composée une grande partie de l'ouvrage. Proust ne dit donc pas la vérité ? Mais cette vérité, il ne nous la doit pas et il serait incapable de nous la dire. Il ne pourrait l'exprimer, la rendre réelle, concrète et vraie qu'en la projetant dans le temps même dont elle est la mise en œuvre, d'où l'oeuvre tient sa nécessité : ce temps du récit où, bien qu'il dise « je », ce n'est plus le Proust réel, ni le Proust écrivain qui ont pouvoir de parler, mais leur métamorphose en cette ombre qu'est le narrateur devenu « personnage » du livre, lequel dans le récit écrit un récit qui est l'oeuvre elle-même et produit à son tour les autres métamorphoses de lui-même que sont les différents « moi » dont il raconte les expériences. Proust est devenu insaisissable, parce qu'il est devenu inséparable de cette quadruple métamorphose qui n'est que le mouvement du livre vers l'oeuvre. Et, de même, l'évènement qu'il décrit est non seulement événement qui se produit dans le monde du récit, dans cette société Guermantes qui n'a de vérité que par la fiction, mais événement et avènement du récit lui-même et réalisation, dans le récit, de ce temps originel du récit dont il ne fait que cristalliser la structure fascinante, ce pouvoir qui fait coincider, en un même point fabuleux, le présent, le passé et même, bien que Proust paraisse le négliger, l'avenir, puisqu'en ce point tout l'avenir de l'oeuvre est présent, est donné avec la littérature ».
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