dimanche 31 mars 2024

Lignes N°72: Ce qui vient...

 

« Ce qui vient vient » par Alain Hobé      Partie 1


Ce qui vient. Ce qui s'annonce. Ce qui s'avance à la façon d'un événement sur lequel personne n'a prise. Ou qui ne permet plus que quiconque espère empêcher sa venue. Ce qui se présente aux mortels, aux foules, aux peuples, et qui prend forme à la façon d'une évidence. Animé de sa force intérieure et nourri de son expansion propre, en forme de fatum immanent à tout corps, physique ou symbolique, qui s'acharne à survivre, à perdurer. Ce qui vient, qui nous échoit comme animé de sa puissance à lui face à laquelle on n'aura pas été de taille à résister, ou si peu. Si petitement. Si pauvrement malgré les efforts consentis que cette résistance aura paru d'abord, et plus que tout, s'épuiser dans sa volonté propre. Et donc cruellement amenuiser, jusqu'à l'expiration, son devenir.


Ce qui obturer le deve nir dès lors que chacune et chacun, par la force des choses, sait ce qui vient. Dès lors que personne ne peut douter de ce qui, en toute dernière extrémité, vient, viendra, sera toujours à venir : la nuit grande et fermée, qui tombe incontinent. Donnant à voir la pauvreté de ce qu'on deviendrait sans prendre acte de la misérabilité de chaque instant, de chaque extrait du corps : la poussière destinale à laquelle le Qohèleth promet toute chair ayant fait effraction dans l'ordre du temps. Donnant à voir d'autant plus que ce qui vient s'impose au devenir, hypothéquant toujours déjà ce qui pourrait ne pasz venir pareillement, disant que ce qui vient est déjà dans la place : c'est de ceci qu'avec force il aura fallu faire exception pour que vivre ne soit pas qu'une attente angoissée dans l'antichambre du dernier des jugements sous l'autorité de ce qui sait, quand ce qui vient est annoncé par l'autorité du verbe haut, lointain, inaccessible, qui parle à notre place et décide en notre nom. Faire exception, et non pas abstraction, dans la mesure où vivre, accusant la longue agonie du dieu, n'aura trouvé de sens qu'à en finir, justement, avec le tribunal de la nuit grande et le lendemain toujours déjà vécu du repentir.


En finir avec ce passé toujours à venir, et toujours à revivre, de la faute et de la mortification qui lui est liée : c'est tout cela dont la révolution, l'esprit de la révolution, déclarait qu'il relevait du vieux monde échu, désormais déchu, cet ordre ancien préoccupé d'obérer le devenir par la dette du présent, cherchant à faire du monde un purgatoire à ciel ouvert, qu'il appartenait à la modernité de reléguer au rang de vieille lune. Alors le devenir ne pouvait qu'être entendu hors cette mort-là, proprement pitoyable : sa disârition de toujours dans la consommation du lendemain par le présent de la faute et la consommation du présent par le lendemain du rachat. Ce qui venait, dans cette acception-là, ne pouvait se concevoir qu'en ayant pris toute la mesure de la disparition, d'un effacement qui ne dit rien de ce qui vient. Il s'entendait comme ce qui vit, qui vient dans un devenir non oublieux mais exclusif d'un tel effacement. Il s'entendait donc comme ce qui serait tout sauf ce qui nous échoit : tout sauf ce qu'on sait toujours venant, vu qu'on ne peut rien en savoir. Tout sauf ce qui vient sans jamais être venu. Tout sauf ce qui nous menace au final dans sa forme ajournée.


Tous les arts, toute la littérature et toute la poésie auront porté la joie que c'est d'en finir avec le vieux jugement. Disant qu'il n'est pas d'enseignement devant lequel réprouver par avance ses désirs, pas d'authenticité dont édifier le mausolée, pas de monde déjà là dont il ne faille invalider les lois de la conservation : « changer la vie », comme a pu dire Rimbaud. Car les arts, la littérature et la poésie auront d'abord été ce qui contrevient. Parce qu'ils et elles auront toujours voulu répondre au paradoxe que c'est d'user ses forces à vivre ; cette aporie qui fait qu'on vient au monde et qu'on n'en finit pas d'y venir à la fois. Parce que ce sont eux, les arts, la littérature et la posésie, toute cette pensée n'ayant pas affiché son nom, qui auront ourdi le désaccord avec l'ordre du monde qui nous échoit et nous fait, prétend-il, tel qu'on est. Parce qu'elle n'aura jamais cessé de faire entendre, cette pensée, en quelle part misérable est forcément tenue la servitude des échéances et des obligations.


Toute cette pensée aura cherché à délivrer de la conditionalité du fait de vivre : hors soupçon, hors procès, hors jugement, cherchant à s'arracher à « l'homme malade parce qu'il est mal construit » qu'évoque Artaud. Pour proclamer une innocence affirmant, d'un bout à l'autre, que c'est toujours un premier jour auquel est invité tout être et toute pensée qui n'a pas voulu toujours déjà revivre la faute et le remords d'être au monde. Et c'est toute la pensée, toute la littérature et toute la poésie qui auront fait de ce qui vient ce jour nouveau, heureux jusque dans l'idée qu'il puisse advenir et prolonger, même de ses ombres et sa mélancolie, le devenir de tout être au-delà de lui-même. Par-delà le fleuve héraclitéen, au-devant de l'éternel retour du différen(d)t dionysiaque, dans la proximité de l'impossible : l'impossible auquel tout être est malgré lui, malgré tout, tenu.


Cette pensée de l'impossible heurtait la politique, édidemment. Elle heurtait la volonté réconciliatrice à laquelle la politique avait lié sa pratique. Et cependant, elle ne lui donnait pas moins à réfléchir, à infléchir ses prétentions à gouverner les gens de bout en bout. Parce qu'il s'agissait alors de faire d'eux autre chose que les sujets du pouvoir, dès lors que la politique ne pouvait que rencontrer la nécessité d'affronter la nudité singulière de l'individu aux prises avec la honte de n'être en vérité que soi, de naitre que soi : l'individu tout autant atterré de finitude que rempli de l'orgueil du vivant ; celui pour qui l'art, la littérature et la poésie auront permis de surmonter l'aporie qu'est toute présence au monde. Et non pas consoler d'elle au moyen des amusoires et des dévotions.


Or aux contradictions premières, ou natives (a quoi bon vivre et se former, se grandir par le savoir, puisqu'il faudra mourir un jour ? Pourquoi penser puique la pensée sans cesse se reforme et change ? Comme ne pas vouloir jouir de tout, maintenant, puisque l'âge un jour empêchera qu'on jouisse autant qu'on veut ? Etc), aux conflictualités intérieures et légitimes, aux antinomies qui n'auront cessé de nourrir la pensée, ce que devient aujourd'hui le pouvoir répond par le déni des dissonances et du désœuvrement : par l'assomption des solitudes et leur compensation sous l'effet des plaisirs régressifs ou des communions fascinées. Sous l'édredon comme cdans les flux. Dans les enfantillages et les frivolités non moins que dans les désirs et les effrois xcompulsifs auxquels est exposé l'individu de cette contemporanéité tout éblouie.


Le pouvoir aujourd'hui fait de l'individu cet être seul, dont l'existence est par nécessité bornée, conduite, administrée, dès lorsq qu'elle est, pour ce pouvoir, trop inconstante. Il ouvre un horizon qui n'est qu'étroit dès lors qu'il est donné, sécurisé dit-il, tant est certain le droit chemin des objectifs en direction desquels, avec lui, toute existence se tend. Tant est acquise aussi pour lui la certitude de ne pouvoir rien espérer qui ne soit entrepris. Tant rien n'est estimable qui ne soit investi : tant rien n'est estimé qui ne soit prifitable. En passant sous silence les dépenses improductives objectées par Bataille à l'ordre bourgeois. Faisant fi des enjeux proposés par la pensée : par ce qui se déduit d'un art, d'une littérature et d'une poésie n'ayant qu'un rapport très lointain avec ce loisir récréatif, cet art de plaire et de divertir par lequel la bourgeoisie trompe la viduité du conformisme et des nostalgies.


Si le goût des essences est à ce point marqué, si le conservatisme se donne des airs de principe d'existence, si le réactionnaire politique tient tribune à l'écran, dans la presse ou ailleurs et menace en faisant entendre sa passion de l'ordre et de l'immaculé, c'est que n'ont plus cours, en amont, les désirs autres, ceux dont était porteuse cette pensée révolutionnaire. Quelque chose s'est perdu des arts, de la littérature et de la poésie, qui, précisément, nous rappellent obstinément au souvenir de l'impur et de la part informe, manquée, maudité dirait Bataille, des corps, de leurs rapports et de la pensée même. Quelque chose s'est perdu qui en appelait à renverser le possible : il n'est guère permis d'espérer répondre au mot d'ordre de Rimbaud. Du moins pas dans l'organisation du monde actuelle où ce n'est guère que de changer de vie qu'il est question, sans toucher au milieu qui la détermine.


La contre-révolution d'aujourd'hui n'a pas moins de prétention anthropologique que n'en avait la révolution dont elle a pris la place. Le pouvoir qui la mène et mène avec elle la forclusion politique qui en est la condition, méprise une pensée qu'il a tout l'air de vouloir non pas brûler mais abolir à sa façon : neutraliser comme on embaume un corps glorieux dans sa morbidité. Toute une pensée reversée dans le grand recyclage, par le régime marchand, patrimonial aussi, de tout ce qui s'oppose à lui : un non-savoir qui n'est pas une ignorance assumée mais un placement du savoir spéculé. La reconfiguration de la pensée sous la forme d'un investissement. Non plus l'exception faite du jugement final par la pensée, mais l'exception faite de la pensée par le jugement de chaque instant sur fond de féerie numérique et de nostalgie conjuguées.


C'est ce non-savoir dont le pouvoir qui vient tend à donner la non-mesure : la non-mesure de ce qu'il est, la non-mesure de ce qu'on est. Ce qui veut dire : déboussoler. Déboussoler les corps et les esprits, déboussoler les mots. Désarmer la pensée, donc augmenter la part d'incertitude, donc d'anxiété, pour au final exalter les bonheurs de l'aveuglement. A commencer par l'aveuglement à ce qu'est ce pouvoir lui-même, ce qu'il veut, ce qu'il recouvre et qu'il suppose. Ce qu'il annonce aussi. Comme une morbidité d'avenir qui se veut désirable, offerte à celles et ceux dont il se veut ou se dit le gouvernement mais qu'au mieux il administre, il régente, il manage , sans jamais gouverner : celles et ceux qu'il dépossède du pouvoir de dépassement de leurs contradictions. Une population qu'embarque une expérience alors inintelligible. Une population sans la pensée seule à même de la sauver du désastre de la confusion. De l'effroi qui s'ensuit. De l'affolement qui l'emporte. Et la désespérance aprèsqu'est annulé le temps de la lente désillusion des paradoxes incombant à tout individu né pour mourir un jour.

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