samedi 23 avril 2022

Les yeux plus grands que le ventre par François Cavanna

 "Et voilà qu'un matin on m'appelle. Elle se plaignait depuis deux jours, ne mangeait plus. Un interne futé avait trouvé: occlusion. Son éventration qui, après quarante-six ans de calme sournois, passait brusquement à l'attaque. On l'avait transportée aussitôt à la clinique même où avait été opéré son fémur, c'était fait, je pouvais aller la voir.

Le choc passé, elle était terrorisée.

-François!

-Oui maman.

-Ecoute.

-Oui?

-Plus près!

-oui!

-Tu sais ce qu'ils m'ont fait?

-Ils t'ont ôté le bout du boyau abîmé et ils ont recollé, c'est simple. Et ils t'ont rentré tes tripes à leur place, ce qui aurait d'être fait il y a longtemps. Tu vas être toute neuve, maintenant, le ventre plat comme une jeune fille.

-Mais tu sais pas - elle chuchotait , honteuse- je fais mes besoins par le côté.

Elle se mit à pleurer.

-Mais si, je sais, maman. Le chirurgien me l'a dit. Il faut bien que ton intestin cicatrice. On l'a mis en repos. C'est provisoire. Il m'a jur que dans deux mois tout serait de nouveau en ordre.

La peur était dans ses yeux.

-Mais c'est ce qu'ils ont fait à mon pauv'vieux! Tu te rappelles? Juste la même chose, et...et...

-Mais non maman! Rien à voir. Papa avait un cancer, il était perdu, on l'a su tout de suite. Toi, c'est rien du tout, comme une appendicite, pareil.

Elle voulait me croire, essayait d'être vaillante, mais elle n'en pouvait plus. Ses larmes coulaient toutes seules sur ses joues flétries, c'est épouvantable, une petite vieille qui pleure, c'est le désespoir absolu, absolu...Et c'était ma petite vieille à moi, que j'avais si mal aimée, si distraitement. Que j'avais tellement déçue. Que je venais voir en pestant pour le temps perdu, tout crispé d'avance par son sale caractère. Qu'il aurait été si facile de faire sourire, en se donnant un peu de mal, en étant un peu habile...Quel gâchis, une vie! Elle était posée sur l'oreiller, les larmes coulaient, sans un sanglot, sans une plainte. Son petit chignon perché, pas plus gros qu'une cerise, tirait vers le haut ce qui lui restait de cheveux. La peau de ses bras pendait sur l'os. J'ai pleuré aussi, je lui ai pris la tête, je lui ai dit ma petite beauté, ma petite chérie, ne pleure pas, ne pleure pas, c'est fini la misère, tu vas beaucoup mieux, ne pleure pas, ma petite maman, ne pleure pas...Mais c'était trop tard. J'avais eu cinquante ans pour lui dire tout ça. On ne rattrape pas cinquante ans pour lui dire tout ça. Elle a dit seulement: "Je voudrais bien être où qu'est mon pauv'vieux."


Aucun commentaire: