samedi 2 avril 2022

Y a-t-il une doctrine marxiste ? . Partie 2

 Ce dont des passages toujours tirés de l ouvrage de madame Simone Weil.


"C'est là l'absurdité inévitable de tout matérialisme. Si le matérialiste pouvait écarter tout souci du bien, il serait parfaitement cohérent. Mais il ne peut pas. L'être même de l'homme n'est pas autre chose qu'un effort perpétuel vers un bien ignoré. Et le matérialiste est un homme. C'est pourquoi il ne peut pas s'empêcher de finir par regarder la matière comme une machine à fabriquer du bien. La contradiction essentielle dans la vie humaine, c'est que l'homme ayant pour être même l'effort vers le bien est en même temps soumis dans son être tout entier, dans sa pensée comme dans sa chair, à une force aveugle, à une nécessité absolument indifférente au bien. C'est ainsi ; et c'est pourquoi aucune pensée humaine ne peut échapper a la contradiction, Loin que la contradiction soit toujours un critérium d'erreur, elle est quelquefois un signe de vérité. Platon le savait. Mais on peut distinguer les cas. Il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction. L'usage illégitime consiste à accoupler des pensées incompatibles comme si elles étaient compatibles. L'usage légitime consiste, d'abord, quand deux pensées incompatibles se présentent à l'esprit, à épuiser toutes les ressources de l'intelligence pour essayer d'éliminer au moins l'une des deux. Si c'est impossible, si elles s'imposent l'une et l'autre, il faut alors reconnaître la contradiction comme un fait. Puis il faut s'en servir comme d'un outil à deux branches, comme d'une pince, pour entrer par elle en contact direct avec le domaine transcendant de la vérité inaccessible aux facultés humaines. Le contact est direct, quoiqu'il se fasse par un intermédiaire, de même que le sens du toucher est directement affecte par les rugosités d'une table sur laquelle on promène, non pas la main, mais un crayon. Ce contact est réel, quoique étant au nombre des choses qui par nature sont impossibles, car il s'agit d'un contact entre l'esprit et ce qui n'est pas pensable. Il est surnaturel, mais réel. Cet usage légitime de la contradiction comme passage au transcendant a un équivalent, pour ainsi dire une image, très fréquent dans la mathématique. Il joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien, comme on peut s'en rendre compte au sujet de la Trinité, de l'Incarnation ou de tout autre exemple. Il en est de même dans d'autres traditions. Il y a là peut-être un critérium pour discerner les traditions religieuses et philosophiques authentiques. 

C'est surtout la contradiction essentielle, la contradiction entre le bien et la nécessité, ou celle équivalente entre la justice et la force, dont l'usage constitue un critérium. Le bien et la nécessité, comme l'a dit Platon, sont séparés par une distance infinie. Ils n'ont rien en commun. Ils sont totalement autres. Quoique nous soyons contraints de leur assigner une unité, cette unité est un mystère ; elle demeure pour nous un secret. La contemplation de cette unité inconnue est la vie religieuse authentique. Fabriquer une équivalent fictif, erroné de cette unité, qui serait saisissable pour les facultés humaines, c'est le fond des formes inférieures de la vie religieuse. À toute forme authentique de la vie religieuse correspond une forme inférieure, qui s'appuie en apparence sur la même doctrine, mais ne la comprend pas. Mais la réciproque n'est pas vraie. Il y a des manières de penser qui ne sont compatibles qu'avec une vie religieuse de qualité inférieure. À cet égard le matérialisme tout entier, en tant qu'il attribue à la matière la fabrication automatique du bien, est à classer parmi les formes inférieures de la vie religieuse. Cela se vérifie même pour les économistes bourgeois du me siècle, les apôtres du libéralisme, qui ont un accent véritablement religieux quand ils parlent de la production. Cela se vérifie bien plus encore pour le marxisme. Le marxisme est tout à fait une religion, au sens le plus impur de ce mot. Il a notamment en commun avec toutes les formes inférieures de la vie religieuse le fait d'avoir été continuellement utilisé, selon la parole si juste de Marx, comme un opium du peuple. Au reste une spiritualité comme celle de Platon n'est séparée du matérialisme que par une nuance, un infiniment petit. Il dit, non pas que le bien est un produit automatique de la nécessité, mais que l'Esprit domine la nécessité par la persuasion ; il lui persuade de faire tourner vers le bien la plupart des choses qui se produisent ; et la nécessité est vaincue par cette sage persuasion. De même Eschyle disait : « Dieu ne s'arme d'aucune violence. Tout ce qui est divin est sans effort. Demeurant en haut, sa sagesse parvient de la néanmoins à opérer, de son siège pur. » La même pensée se trouve en Chine, en Inde, dans le christianisme. Elle est exprimée par la première ligne du Pater, qu'il vaudrait mieux traduire : « Notre Père, celui des cieux » ; et plus encore par la merveilleuse parole : « Votre Père qui est dans le secret. » 

La part du surnaturel ici-bas, c'est le secret, le silence, l'infiniment petit. Mais l'opération de cet infiniment petit est décisive. Proserpine croyait ne s'engager à rien quand, moitié contrainte, moitié séduite, elle a consenti à manger un seul grain de grenade ; mais dès cet instant, pour toujours, l'autre monde a été son royaume et sa patrie. Une perle dans un champ n'est guère visible. Le grain de sénevé est la plus petite des graines... L'opération décisive de l'infiniment petit est un paradoxe ; l'intelligence humaine a du mal à la reconnaître ; mais la nature, qui est un miroir des vérités divines, en présente partout des images. Ainsi les catalyseurs, les bactéries, les ferments. Par rapport à un corps solide, un point est un infiniment petit. Pourtant, dans chaque corps, il est un point qui l'emporte sur la masse entière, de sorte que si ce point est soutenu, le corps ne tombe pas. La clef de voûte porte d'en haut tout un édifice. Archimède disait : « Donne-moi un point d'appui et je soulèverai le monde. » La présence muette du surnaturel ici-bas est ce point d'appui. C'est pourquoi, dans les premiers siècles, on comparait la Croix à une balance. Si une île tout à fait séparée n'avait jamais été peuplée que d'aveugles, la lumière serait pour eux ce qu'est pour nous le surnaturel. On est tenté de croire d'abord que pour eux elle ne serait rien, qu'en faisant à leur usage une physique d'où toute théorie de la lumière soit absente on leur donnerait une explication complète de leur monde. Car la lumière ne heurte pas, ne pousse pas, ne pèse pas, n'est pas mangée. Pour eux, elle est absente. Mais on ne peut pas la laisser hors du compte. Par elle seule les arbres et les plantes montent vers le ciel malgré la pesanteur. Par elle seule mûrissent les graines, les fruits et tout ce qu'on mange. En assignant au bien et à la nécessité une unité transcendante, on donne au problème humain essentiel une solution incompréhensible, surtout lorsqu'on y ajoute, comme il est indispensable, la croyance plus incompréhensible encore qu'il se communique quelque chose de cette unité transcendante à ceux qui, sans la comprendre, sans pouvoir faire à son égard aucun usage ni de leur intelligence ni de leur volonté, la contemplent avec amour et désir. Ce qui échappe aux facultés humaines ne peut être, par définition, ni vérifié ni réfuté. Mais il en procède des conséquences qui sont situées au niveau d'audessous, dans le domaine accessible à nos facultés ; ces conséquences peuvent être soumises à une vérification. En fait cette épreuve réussit. Une seconde vérification  indirecte est constituée par le consentement universel. En apparence l'extrême variété des religions et  des philosophies indiquerait  que cette preuve n'existe pas ; cette considération a même  conduit beaucoup d'esprits au scepticisme. Mais un examen plus attentif montre que, excepté dans les pays qui ont subordonné leur vie spirituelle à  l'impérialisme, toute religion porte en son centre secret une doctrine mystique ; et quoique les doctrines mystiques diffèrent entre elles, elles sont non pas simplement semblables, mais absolument identiques en un certain nombre de points essentiels. Une troisième vérification indirecte, c'est l'expérience intérieure. C'est une preuve indirecte, même, pour ceux qui font l'expérience, en  ce sens que c'est une  expérience qui échappe a leurs  facultés ; ils n'en saisissent que l'apparence extérieure et le savent. Pourtant ils en savent aussi la signification. Il y a, tout au long des siècles passés, un très petit nombre d'être humains, évidemment incapables, non seulement de mensonge, mais aussi d'autosuggestion, dont le témoignage en  cette matière est décisif. Ces trois preuves sont  peut-être les seules possibles ; mais elles suffisent. On peut y ajouter l'équivalent d'une preuve par l'absurde en examinant les autres solutions, celles qui fabriquent pour le bien et  la nécessite une unité fictive au niveau des facultés humaines. Elles ont des conséquences absurdes, et dont l'absurdité est vérifiable à la fois par le raisonnement et par l'expérience. Parmi toutes  ces solutions insuffisantes, les meilleures de loin, les  plus  utilisables, les seules peut-être qui contiennent  des fragments de vérité pure sont les solutions matérialistes. Le matérialisme  rend compte de tout, à l'exception du surnaturel. Ce n'est pas une petite lacune, car dans  le surnaturel tout est contenu et infiniment dépasse. Mais si l'on ne tient  pas compte du surnaturel, on a raison d'être matérialiste. Cet univers, avec le surnaturel en moins, n'est que matière. En le décrivant seulement comme matière, on saisit une parcelle de vérité. En le décrivant comme une combinaison de matière et de forces spécifiquement morales qui appartiendraient à ce monde, qui seraient au niveau de la nature, on fausse tout. C'est pourquoi, pour un chrétien, les écrits de Marx sont bien plus précieux que ceux, par exemple, de Voltaire et des Encyclopédistes, qui  trouvaient moyen d'être athées  sans être matérialistes. Ils étaient athées, non  pas simplement en  ce sens qu'ils excluaient plus ou moins nettement la notion d'un Dieu personnel, ce qui est le cas pour certaines sectes bouddhistes qui malgré cela se sont élevées jusqu'à la vie mystique, mais en ce sens qu'ils excluaient tout ce qui n'est pas de ce monde. Ils croyaient, les naïfs, que la justice est de ce monde. C'est là l'illusion extrêmement dangereuse enfermée dans ce qu'on nomme les principes de 1789, la foi laïque, et ainsi de suite. Parmi toutes les formes de matérialisme, l'œuvre  de Marx contient une indication extrêmement précieuse, quoiqu'il n'en ait guère fait un usage réel, et ses adhérents encore bien moins. C'est la notion de matière non physique. Marx, regardant avec raison la société comme étant en ce monde le fait humain primordial, n’a fait attention  qu'à la  matière  sociale ; mais on  peut considérer de même, en second lieu, la matière psychologique ; il y a plusieurs courants en ce sens dans la psychologie moderne, quoique, sauf erreur, la notion n’en ait pas été formulée. Un certain nombre de préjugés courants  empêche qu'elle le soit. L'idée est celle-ci ; elle est indispensable à toute doctrine solide ; elle est centrale. Il y a sous tous les phénomènes d'ordre moral, soit collectifs, soit individuels, quelque chose d’analogue à la matière proprement dite. Quelque chose d'analogue ; non pas la matière elle-même. C'est  pourquoi les systèmes que Marx classait dans ce qu'il nommait le matérialisme mécanique, avec une nuance de mépris justifie, systèmes, qui cherchent à expliquer toute la pensée humaine par un mécanisme  physiologique, ne sont que niaiserie.  Les pensées sont  soumises a un mécanisme  qui leur est propre. Mais c'est un mécanisme. Quand nous pensons la matière, nous pensons  un système mécanique de forces soumises à une aveugle et rigoureuse nécessité. Il en  est de même pour cette matière non tangible qui est la substance de nos pensées. Seulement il est très difficile d'y saisir la notion de force et de concevoir les lois de cette nécessité. Mais même  avant d'y être parvenu, il est déjà extrêmement utile de savoir que cette nécessité spécifique existe. Cela permet d'éviter deux erreurs dans lesquelles on tombe sans cesse, car dès qu'on sort de l’une on tombe dans l'autre. L'une est de croire que les phénomènes moraux sont calqués sur les phénomènes matériels ; par exemple, que le bien-être moral résulte automatiquement et exclusivement du bien-être physique. L'autre est de croire  que les phénomènes  moraux sont arbitraires et qu'ils peuvent être provoqués par l'autosuggestion ou la suggestion extérieure, ou encore par un acte de volonté. Ils ne sont pas soumis à la nécessité physique, mais ils sont soumis à la nécessité. Ils subissent la répercussion des phénomènes  physiques, mais une répercussion spécifique, conforme  aux lois propres de la nécessité a laquelle ils sont soumis. Tout ce qui est réel est soumis à la nécessité. Il n'y a rien de plus réel que l'imagination ; ce qui est imaginé n'est pas réel, mais l'état où se trouve l'imagination est un fait. Un certain état de l'imagination étant donné, il ne peut être modifié que si les causes susceptibles de produire un tel effet sont mises en jeu. Ces causes n'ont aucun rapport direct avec les choses imaginées ; mais d'un autre  côté elles ne sont pas n'importe quoi. La relation de cause à effet est aussi rigoureusement déterminée dans ce domaine que dans celui de la pesanteur. Elle est seulement plus difficile à connaître. Les erreurs sur ce point sont innombrables et sont causes de souffrances innombrables dans la vie quotidienne. Par exemple, si un enfant dit qu'il se sent malade, ne va pas à l'école, et trouve soudain des forces pour jouer avec de petits camarades, la famille indignée pense qu'il a  menti. On lui dit : « Puisque tu avais la force de jouer, tu avais aussi celle de travailler.  » Or l'enfant peut très bien avoir été sincère. Il a été retenu  par un  sentiment d'épuisement réel que la vue des petits camarades et l'attrait du jeu ont réellement  fait disparaître, au lieu que l'étude ne contenait pas un stimulant suffisant pour produire cet effet. De même, il est naïf de notre part de nous étonner quand nous prenons fermement une résolution et ne la tenons pas. Quelque chose nous stimulait à prendre la résolution, mais ce quelque chose n'était pas assez fort pour nous pousser a l'exécution ; bien plus, l'acte même de prendre une résolution a pu épuiser le stimulant et empêcher ainsi même un commencement d'exécution. C'est ce qui se produit souvent quand il s'agit d'actions extrêmement difficiles. Le cas bien connu de saint Pierre en est gans doute un exemple. Cette espèce d'ignorance intervient constamment, pour les vicier, dans les rapports entre les gouvernements et les peuples, entre les classes dominantes et les masses. Par exemple, les patrons ne conçoivent que deux manières de rendre leurs ouvriers heureux ; ou bien élever leur salaire, ou bien leur dire  qu'ils sont heureux et chasser les méchants communistes qui leur  assurent le contraire. Ils ne peuvent pas comprendre que d'une part, le bonheur  d'un ouvrier consiste avant tout dans une certaine disposition d'esprit à l'égard de  son  travail ; et que d'autre part cette disposition d'esprit n'apparaît que si sont  réalisées certaines conditions objectives, impossibles à connaître sans une étude sérieuse. Cette double vérité, convenablement transposée, est la clef de tous les problèmes pratiques de la vie humaine. 


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