samedi 2 avril 2022

Y a-t-il une doctrine marxiste ? . Partie 3

 Ce texte est issu de l ouvrage "oppression et liberté" de Simone Weil


"Dans le jeu de cette nécessité qui régit les pensées et les actes des hommes, les rapports de la société et de l'individu sont très complexes. Mais la primauté du social saute aux yeux. Marx a eu raison de commencer par poser la réalité d'une matière sociale, d'une nécessité sociale, dont il faut au moins entrevoir les lois avant d'oser penser aux destinées du genre humain. Cette idée était originale par rapport à son temps ; mais absolument parlant elle ne l'est pas. D'ailleurs il est probable qu'aucune vérité n'est vraiment originale. Élaborer une mécanique des rapports sociaux a été très probablement la véritable intention de Machiavel, qui était un grand esprit. Mais bien plus anciennement Platon a eu constamment présente à la pensée la réalité de la nécessité sociale. Platon sentait surtout très vivement que la matière sociale est un obstacle infiniment plus difficile à franchir que la chair proprement dite entre l'âme et le bien. C'est aussi la pensée chrétienne. Saint Paul dit qu'il n'y a pas a lutter contre la chair, mais contre le diable ; et le diable est chez lui dans la matière sociale, puisqu'il a pu dire au Christ, en lui montrant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui lui est attachée, car elles m'ont été abandonnées. »Aussi est-il nommé le Prince de ce monde. Puisqu'il est le père du mensonge, c'est donc que la matière sociale est le milieu de culture et de prolifération par excellence pour le mensonge et l'erreur. Telle est bien la pensée de Platon. Il comparait la société a un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et dont ils étudient les réflexes pour en tirer leurs convictions concernant le bien et le mal. Le christianisme a gardé cette image. La bête de l'Apocalypse est sœur de celle de Platon. La pensée centrale, essentielle de Platon, qui est elle aussi une pensée chrétienne, c'est que tous les hommes sont absolument incapables d'avoir sur le bien et le mal d'autres opinions que celles dictées par les réflexes de l'animal, excepte les âmes prédestinées qu'une grâce surnaturelle tire vers Dieu. Il n'a pas beaucoup développé cette pensée, quoi qu'elle soit présente derrière tout ce qu'il écrit, sans doute parce qu'il savait que l'animal est méchant et se venge. C'est un thème de réflexion presque inexploré. Il s'en faut de beaucoup qu'il y ait là une vérité évidente ; c'est une vérité très profondément cachée. Elle est cachée notamment par les conflits d'opinion. Si deux hommes sont en désaccord violent sur le bien et le mal, on peut difficilement croire que tous deux sont aveuglement soumis a l'opinion de la société qui les entoure. En particulier, celui qui réfléchit sur ces quelques lignes de Platon est très vivement tente d'expliquer par l'influence de l'animal les opinions des gens  avec qui  il  discute, tout en expliquant les siennes propres par une vue  exacte de  la  justice  et  du bien. Or on n'a compris la vérité formulée par Platon que lorsqu'on l'a reconnue vraie pour soi-même. En réalité, à une époque donnée, dans un ensemble social donné, les divergences d'opinion sont beaucoup moindres qu'il ne paraît. Il y a beaucoup moins de divergences  que de conflits. Les luttes les plus  violentes opposent souvent des gens qui pensent exactement ou presque exactement la même  chose. Notre époque est très féconde en paradoxes de ce genre. Le fonds commun aux différents courants d'opinion à une époque donnée est l'opinion du gros animal à cette époque. Par exemple, depuis dix ans, chaque tendance politique, y compris les plus petits groupuscules, accusait toutes les autres, sans exception, de  fascisme, et subissait en retour la même accusation ; excepte,  bien entendu, ceux qui regardaient cette épithète comme un éloge. Probablement l'épithète était toujours partiellement justifiée. Le gros animal  européen du Xe siècle a un goût prononcé pour le fascisme. Un autre exemple amusant est le  problème des populations de couleur. Chaque pays est très sentimental au sujet du malheur de celles qui dépendent d'autres pays, mais s'indigne si l'on met en  doute le bonheur parfait dont jouissent les siennes. Il y a beaucoup de cas analogues,  où la divergence apparente des attitudes est en réalité une identité. D'autre part,  l'animal étant gigantesque et les hommes tout petits, chacun est différemment situé par rapport a lui. En suivant l'image de Platon, on peut imaginer que parmi les gens chargés de l'étriller, un s'occupe d'un genou, un autre d'un ongle, un autre du cou, un autre du dos. Il peut aimer qu'on le chatouille sous le menton et qu'on lui tapote le dos. Un de  ses serviteurs soutiendra en  conséquence que c'est le chatouillement qui est le plus grand des biens ; un autre, que c'est le tapotement. Autrement dit, la société est faite de groupes qui s'entrecroisent de toutes sortes de manières, et la morale sociale varie de groupe en groupe. On ne pourrait pas trouver deux  individus dont les milieux sociaux  soient vraiment identiques ; le milieu de chacun est fait d'un enchevêtrement de groupes qui nulle part ailleurs ne se retrouve tel quel. Ainsi l'originalité apparente des individus ne contredit pas la thèse d'une subordination totale de la pensée à l'opinion socialeCette thèse  est celle même de Marx. La  seule différence entre lui et Platon à ce sujet, c'est qu'il ignore la possibilité d'exceptions opérées par l'intervention surnaturelle de la grâce. Cette lacune  laisse  tout à fait intacte la vérité d'une partie de ses recherches, mais est cause  que le reste est seulement du verbiage. Marx a cherché a concevoir le mécanisme de l'opinion sociale. Le phénomène de la morale professionnelle  lui en a fourni la clef. Chaque groupe professionnel se fabrique une morale en vertu de laquelle l'exercice de la  profession,  dès lors qu'il est soustrait aux règles, est hors de toute  atteinte du mal. C'est là  un  besoin presque vital, car la tension du travail, quel qu'il soit, est par elle-même si grande qu'elle serait intolérable  s'il s'y mêlait le souci harcelant du bien et du mal. Pour s'en protéger, il faut une armure. La morale  à l'usage de la profession joue ce rôle. Par exemple, un médecin à qui l'on donne a soigner un condamné à mort ne se posera généralement pas la question extrêmement angoissante de savoir s'il est bon de le guérir. Il est admis qu'un médecin essaie de guérir. Même  pour les esclaves de Rome, il y avait une morale à leur  usage, selon  laquelle un esclave ne peut jamais mal faire s'il obéit à son maître ou agit dans ses intérêts. Bien entendu, cette morale était propagée par les maîtres ; mais elle était dans une large mesure adoptée par les esclaves, et c'est pourquoi les révoltes d'esclaves ont été rares, eu égard à leur  nombre et à leur horrible malheur. Au temps où la guerre était une profession, les hommes de guerre avaient une  morale selon laquelle tout acte de guerre, conforme aux coutumes de la guerre,  et utile à la victoire, est légitime et bon ; y compris, par exemple, les viols de  femmes ou les meurtres d'enfants au cours des sacs de villes,  car la licence accordée aux soldats en ces  occasions était indispensable au moral de l'armée. Au  commerce correspond une morale où le vol est le crime par excellence,  et où tout échange avantageux d'un objet contre de l'argent est légitime  et bon. Le caractère commun à toutes ces morales, et à toute espèce de morale sociale, a été exprimé par Platon en  une formule définitive : « Ils nomment justes et belles les choses  nécessaires, car ils ignorent combien est grande en réalité la distance qui sépare l'essence du nécessaire et celle du bien. » La conception de Marx, c'est que l'atmosphère morale d'une société donnée, atmosphère qui pénètre partout et se combine avec la morale particulière de chaque milieu, est elle-même composée par  un mélange des  morales  de groupe, avec un dosage qui reflète exactement la quantité de puissance exercée par chaque groupe. Ainsi selon qu'une société est dominée par les propriétaires de vastes entreprises  agricoles, ou par des  militaires,  ou par des commerçants, ou  par des industriels, ou par des banquiers, ou par des bureaucrates, elle sera imprégnée tout entière par la conception du monde liée a la morale professionnelle des propriétaires, ou des militaires, et ainsi de suite. Cette conception du  monde s'exprimera partout, dans la politique, dans les lois, même  dans les spéculations abstraites et en apparence désintéressées des  intellectuels. Chacun y sera soumis, mais personne n'en aura conscience, car chacun croira qu'il s'agit, non d'une conception particulière, mais d'une manière de penser  inhérente à la nature humaine. Tout cela est en grande partie vrai et  facile à vérifier. Pour ne citer qu'un exemple, il est singulier de voir quelle place tient le vol dans le code pénal français. Avec certaines circonstances aggravantes, il est plus sévèrement puni que le viol des enfants. Pourtant les hommes qui ont fait ce code n'avaient pas seulement de l'argent, mais aussi des enfants que sans doute ils aimaient ; s'ils avaient eu a choisir entre perdre une partie de leur fortune et voir souiller leurs enfants, rien n'autorise à supposer qu'ils auraient préféré l'argent. Mais en rédigeant le code ils n'étaient à leur propre insu que les organes des réflexes sociaux ; et dans une société fondée sur le commerce, le vol est l'acte antisocial par  excellence.  Au lieu que la traite des femmes, par exemple, est une espèce de commerce ; aussi s'eston difficilement et mollement décidé à la punir. Tant de faits cependant semblent contredire la  théorie qu'elle serait réfutée aussitôt qu'examinée, s'il ne fallait la nuancer par la considération  du  temps. L'homme est conservateur, et le passe  à tendance à demeurer par son propre poids. Par exemple, une grande partie du code vient d'un temps où le commerce était bien plus important qu'aujourd'hui ; ainsi, d'une manière générale, l'atmosphère morale d'une société contient des éléments qui proviennent  de classes autrefois dominantes, depuis lors disparues ou plus ou moins déchues. Mais l'inverse aussi est vrai, Comme un chef de l'opposition,  destiné à devenir premier ministre, a déjà une clientèle, de même  une classe  plus ou moins faible, mais destinée à bientôt dominer, a déjà autour d'elle une  ébauche du courant d'idées qui dominera avec et par elle. C'est ainsi que Marx expliquait le socialisme  de son époque, y compris le phénomène Marx. Il se regardait comme étant l'hirondelle dont la simple présence annonce par elle-même  l'imminence du printemps, c'est-à-dire de la révolution. Il était pour lui-même  un présage. 



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