samedi 2 avril 2022

Y a-t-il une doctrine marxiste ? . Partie 1

 Beaucoup de gens se déclarent ou adversaires, ou partisans, ou partisans mitigés de la doctrine marxiste. On ne pense guère à se demander : Marx avait-il une doctrine ? On n'imagine pas qu'une chose qui a excité tant de controverses puisse ne pas exister. Pourtant le cas est fréquent. La question vaut la peine d'être posée et examinée. Après un examen attentif, il y a peut-être lieu de répondre négativement. On est généralement d'accord pour dire que Marx est matérialiste. Il ne l'a pas toujours été. Dans sa jeunesse, il était parti pour élaborer une philosophie du travail dans un esprit très proche au fond de celui de Proudhon. Une philosophie du travail n'est pas matérialiste. Elle dispose tous les problèmes relatifs à l'homme autour d'un acte qui, constituant une prise directe et réelle sur la matière, enferme la relation de l'homme -avec le terme antagoniste. Le terme antagoniste, c'est la matière. L'homme n'y est pas ramené, il y est opposé. Dans cette voie, le jeune Marx n'a même pas commencé l'ébauche d'une ébauche. Il n'a guère fourni que quelques indications. Proudhon, de son côté, a seulement jeté quelques éclairs parmi beaucoup de fumée. Une telle philosophie reste à faire. Elle est peut-être indispensable. Elle est peut-être plus particulièrement un besoin de cette époque-ci. Plusieurs signes montrent qu'au siècle dernier il s'en préparait un embryon. Mais il n'en est rien sorti. Peut-être est-ce une création réservée à notre siècle. Marx a été arrêté jeune encore par un  accident  très fréquent au XIX e siècle ; il s'est pris  au sérieux. Il a été saisi d'une  sorte d'illusion  messianique qui lui a fait croire qu'un rôle décisif lui était réservé pour le salut du genre humain. Dès lors il ne pouvait pas conserver la capacité de penser au sens complet du mot. La philosophie du travail qui germait en lui, il l'a abandonnée, quoiqu'il ait continué, mais de plus en plus rarement avec le temps, à mettre çà et là dans ses écrits des formules qui sen inspiraient. Étant hors d'état d'élaborer une doctrine, il a pris les deux croyances les plus courantes à son époque, l'une et l'autre pauvres, sommaires, médiocres, et de plus impossibles à penser  ensemble. L'une est le scientisme, l'autre le socialisme  utopique. Pour les adopter ensemble, il leur a donné une unité fictive au moyen de formules qui, si on leur demande leur signification, n'en révèlent en fin de compte aucune, sinon un état sentimental. Mais quand un auteur choisit les mots habilement, le lecteur a rarement l'impolitesse  de poser une telle question. Moins une formule a de signification, plus épais est le voile qui couvre les contradictions illégitimes d'une pensée. Ce n'est pas, bien entendu, que Marx ait jamais eu l'intention de tromper le public. Le public qu'il avait besoin de tromper pour pouvoir vivre, c'était luimême. C'est  pourquoi il a entouré le fond de sa conception de nuages métaphysiques qui, lorsqu'on les regarde fixement pendant un certain temps, deviennent transparents,  mais se révèlent vides. Mais ces deux systèmes qu'il a pris tout faits, il ne leur a pas seulement fabrique une liaison fictive, il les a aussi repensés. Son esprit, d'une portée inférieure à ce qu'exige la mise au jour d'une doctrine,  était capable d'idées de génie. Il y a dans son oeuvre des fragments compacts, inaltérables de vérité, qui ont naturellement leur place dans  toute doctrine vraie. C'est ainsi qu'ils ne  sont pas seulement compatibles avec le christianisme, mais infiniment précieux pour lui. Ils doivent être repris à Marx. C'est  d'autant  plus  facile que ce qu'on nomme aujourd'hui le marxisme, c'est-à-dire le courant de pensée qui se  réclame de Marx, n'en fait aucun usage. La  vérité est trop dangereuse à toucher. C'est un explosif. 

Le scientisme du XIXe siècle était la croyance que la science de l'époque, au moyen d'un simple développement dans des directions déjà définies par les résultats obtenus, fournirait une réponse certaine à tous les problèmes susceptibles de se poser aux hommes, sans exception. Ce qui s'est passé en fait, c'est qu'après avoir pris un peu d'expansion la science elle-même a craqué. Celle qui est en faveur aujourd'hui, bien qu'elle dérive de celle-là, est une autre science. Celle du XIXe siècle a été déposée respectueusement au musée avec l'étiquette : science classique. Elle était bien construite, simple et homogène. La mécanique y était reine. La physique en était le centre. Comme c'était la branche qui avait obtenu de loin les résultats les plus brillants, elle influençait naturellement beaucoup toutes les autres études. L'idée d'étudier l'homme comme le physicien étudie la matière inerte devait dès lors s'imposer, et était effectivement très répandue. Mais on ne pensait guère à l'homme que comme individu. La matière était dès lors la chair ; ou bien on s'efforçait de définir un équivalent psychologique de l'atome. Ceux qui réagissaient contre cette obsession de l'individu étaient aussi en réaction contre le scientisme. Marx le premier, et sauf erreur le seul - car on n'a pas continue ses recherches - a eu la double pensée de prendre la société comme fait humain fondamental et d'y étudier, comme le physicien dans la matière, les rapports de force. C'est là une idée de génie, au sens complet du mot. Ce n'est pas une doctrine, C'est un instrument d'étude, de recherche, d’exploration et peut-être de construction pour toute doctrine qui ne risque pas de tomber en poussière au contact dune vérité. Marx, ayant eu cette idée, s'est empressé de la rendre stérile, autant qu'il dépendait de lui, en plaquant dessus le misérable scientisme de son époque. Ou plutôt Engels, qui lui était, très inférieur et le savait, a fait pour lui cette opération ; mais Marx l'a couverte de son autorité. Il en est résulté un système d'après lequel les rapports de force qui définissent la structure sociale déterminent entièrement et le destin et les pensées des hommes. Un tel système est impitoyable. La force y est tout ; il ne laisse aucune espérance pour la justice. Il ne laisse même pas l'espérance de la concevoir dans sa vérité, puisque les pensées ne font que refléter les rapports de force. 

Mais Marx était un cœur généreux. Le spectacle de l'injustice le faisait réellement, on peut dire charnellement souffrir. Cette souffrance était assez intense pour l'empêcher de vivre s'il n'avait eu l'espoir d'un règne prochain et terrestre de la justice intégrale. Pour lui comme pour beaucoup, le besoin était la première des évidences. La plupart des êtres humains ne mettent pas en doute la vérité d'une pensée sans laquelle littéralement ils ne pourraient pas vivre. Arnolphe ne mettait pas en doute la fidélité d'Agnès. Le choix suprême pour toute âme est peut-être ce choix entre la vérité et la vie. Qui veut préserver sa vie la perdra. Cette sentence serait légère si elle touchait seulement ceux qui en aucune circonstance n'acceptent de mourir. Ils sont en somme assez rares. Elle devient terrible quand elle est appliquée à ceux qui refusent de perdre, fussent elles fausses, les pensées sans lesquelles ils se sentent hors d'état de vivre. La conception courante de la justice au temps de Marx était celle du socialisme qu'il a lui-même nommé utopique. Elle était très pauvre en effort de pensée, mais comme sentiment elle était généreuse et humaine, voulant la liberté, la dignité, le bien-être, le bonheur et tous les biens possibles pour tous. Marx l'a adoptée. Il a seulement tenté de la rendre plus précise, et y a ajouté ainsi des idées intéressantes, mais rien qui soit vraiment de premier ordre. Ce qu'il a changé, c'est le caractère de l'espérance. Une probabilité fondée sur le progrès humain ne pouvait lui suffire. À son angoisse il fallait une certitude. On ne fonde pas une certitude sur l'homme. Si le XVIIIe siècle a eu par moments cette illusion - et il ne l'a eue que par moments - les convulsions de la Révolution et de la guerre avaient été assez atroces pour y remédier. Dans les siècles antérieurs, les gens qui avaient besoin d'une certitude l'appuyaient sur Dieu. La philosophie du XVIIIe siècle et les merveilles de la technique avaient semblé porter l'homme tellement haut que l'habitude s'en était perdue. Mais ensuite, l'insuffisance radicale de tout ce qui est humain étant redevenue sensible, on eut besoin de chercher un support. Dieu était démodé. On prit la matière. L'homme ne peut pas supporter plus d'un moment d'être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si l'on ne croit pas à la toute-puissance lointaine, silencieuse, secrète d’un esprit, il ne reste que la toute-puissance évidente de la matière. 


Aucun commentaire: