Ce texte est issu de l ouvrage de Simone Weil : "oppression et liberté".
"La seconde démarche de sa tentative d'explication a consisté à chercher le mécanisme de la puissance sociale. Cette partie de sa pensée est extrêmement faible. Il a cru pouvoir affirmer que les rapports de puissance dans une société donnée, si l'on fait abstraction des traces du passé, dépendent entièrement des conditions techniques de la production. Ces conditions étant données, une société a la structure qui rend possible le maximum de production. En essayant de produire toujours davantage, elle améliore les conditions de la production. Ainsi ces conditions changent. Un moment vient où se produit une rupture de continuité, comme lorsque de l'eau, étant graduellement échauffée, se met soudain à bouillir. Les conditions nouvelles rendent nécessaire une nouvelle structure. Il se produit un changement effectif de puissance, suivi, après un certain intervalle et avec des circonstances plus ou moins violentes, du changement politique, juridique, idéologique correspondant. Quand les circonstances sont violentes, on appelle cela une révolution. Il y a là une pensée juste, mais, par une ironie singulière, en contradiction absolue avec la position politique de Marx. C'est qu'une révolution visible ne se produit jamais que comme sanction d'une révolution invisible déjà consommée. Quand une couche sociale s'empare bruyamment du pouvoir, c’est qu'elle le possédait déjà silencieusement, au moins dans une très grande mesure ; autrement elle n'aurait pas la force nécessaire pour s'en emparer. C'est là une évidence, dès lors qu'on regarde la société comme étant régie par des rapports de force. Cela est pleinement vérifié par la Révolution française, qui, comme Marx lui-même l'a montré, a officiellement livré à la bourgeoisie le pouvoir qu'elle possédait déjà en fait au moins depuis Louis XIV. Cela est vérifié aussi par les révolutions récentes qui, dans plusieurs pays, ont mis la totalité de la vie nationale sous le pouvoir de l'État. Auparavant déjà, l'État était beaucoup et presque tout. La conséquence évidente, semble-t-il, pour un partisan de la révolution ouvrière, c'est qu'avant de lancer les ouvriers dans l'aventure d'une révolution politique, il faut chercher s'il existe des méthodes susceptibles de les amener à s'emparer silencieusement, graduellement, presque invisiblement, d'une grande partie de la puissance sociale réelle ; et qu'il faut ou appliquer ces méthodes si elles existent, ou renoncer à la révolution ouvrière si elles n'existent pas. Mais si évidente que soit cette conséquence, Marx ne l'a pas vue, et cela parce qu'il ne pouvait pas la voir sans perdre ce qui était pour lui sa raison de vivre. Pour la même raison, ses disciples, soit réformistes, soit révolutionnaires, ne risquaient pas de la voir. C'est pourquoi on peut dire, sans crainte d'exagérer, que comme théorie de la révolution ouvrière le marxisme est un néant. Le reste de sa théorie des transformations sociales s'appuie sur plusieurs niaiseries. La première consiste à adopter pour l'histoire humaine le principe d'explication de Lamarck, « la fonction crée l'organe » ; ce principe selon lequel la girafe aurait tellement essayé de manger des bananes que son cou se serait allongé. C'est le genre d'explication qui, sans contenir même un commencement d'indication pour la solution d'un problème, donne la fausse impression qu'il est résolu, et empêche ainsi de le poser. Le problème est de savoir comment les organes des animaux se trouvent être adaptés aux besoins ; en donnant comme réponse la supposition d'une tendance à l'adaptation inhérente à la vie animale, on tombe dans la faute que Molière a ridiculisée pour toujours à propos de la vertu dormitive de l'opium. Darwin a nettoyé le problème par la notion simple et géniale de conditions d'existence. Il est étonnant qu'il y ait des animaux sur la terre. Mais dès lors qu'il y en a, il n'est pas étonnant qu'il y ait correspondance entre leurs organes et les nécessités de leur vie, car autrement ils ne vivraient pas. Il n'y a aucune chance qu'on découvre jamais dans un recoin du monde une espèce exclusivement mangeuse de bananes, mais qu'un défaut de conformation malencontreux empêcherait de manger des bananes. Il y a là une de ces évidences trop évidentes et que personne ne voit, jusqu'à ce qu'une intuition géniale les rende manifestes. En fait, celle-là avait été reconnue par les Grecs, comme c'est le cas pour presque toutes nos idées ; mais elle avait été oubliée ensuite. Darwin était contemporain de Marx. Mais Marx, comme tous les scientistes, était très en retard en matière de science. Il a cru faire œuvre de savant en transportant purement et simplement les naïvetés de Lamarck dans le domaine social. Il a même ajouté un degré d'arbitraire en plus en admettant que la fonction crée non seulement un organe capable de l'accomplir, mais encore, en gros, dans l'ensemble, l'organe capable de l'accomplir avec le plus haut degré d'efficacité. Sa sociologie est fondée sur des postulats qui, soumis à l'examen du raisonnement, se révèlent sans fondement, et qui, comparés aux faits, sont manifestement faux.
Il suppose d'abord que, les conditions techniques de la production étant données, la société. a la structure capable de les utiliser au maximum. Pourquoi ? En vertu de quelle nécessité les choses se passeraient-elles de manière que la capacité de production soit utilisée au maximum ? En fait personne n'a aucune idée de ce que peut être un tel maximum. Il est seulement visible qu'il y a toujours eu beaucoup de gaspillage dans toutes les sociétés. Mais cette idée de Marx s'appuie sur des notions tellement vagues qu'on ne peut même pas montrer qu'elle soit fausse, faute de pouvoir la saisir. En second lieu, la société s'efforcerait continuellement d'améliorer la production. C'est le postulat des économistes libéraux, transféré de l'individu à la société. On peut l'admettre avec réserves ; mais en fait il y a eu beaucoup de sociétés où pendant des siècles les gens ne songeaient qu'à vivre comme vivaient leurs pères. En troisième lieu, cet effort réagirait sur les conditions mêmes de la production, et cela toujours de manière à les améliorer. Si on raisonne sur cette affirmation, on voit qu'elle est arbitraire ; si on la compare aux faits, on voit qu'elle est fausse. Il n'y a aucune raison pour qu'en essayant de faire rendre davantage aux conditions de la production on les développe toujours. On peut aussi bien les épuiser. Cela se produit très souvent. C'est le cas par exemple pour une mine et pour un champ. Le même phénomène se produit, de période en période, à une grande échelle, et provoque de grandes crises. C'est l'histoire de la poule aux oeufs d'or. Esope en savait beaucoup plus long là-dessus que Marx. En quatrième lieu, quand cette amélioration a dépassé un certain degré, la structure sociale, qui auparavant était la plus efficace possible du point de vue de la production, ne l'est plus ; et de ce seul fait, d'après Marx, il résulte nécessairement que la société abandonne cette structure et en adopte une autre qui soit la plus efficace possible. Cela, c'est le comble de l'arbitraire. Cela ne résiste pas à une minute d'examen attentif. Certainement, de tous les hommes qui ont participé aux changements politiques, sociaux, économiques des siècles passes, aucun ne s'est jamais dit : « Je vais provoquer un changement de structure sociale afin que la capacité de production actuelle soit utilisée au maximum. » On ne voit pas non plus le moindre signe d'un mécanisme automatique qui résulterait des lois de la nécessité sociale et déclencherait une transformation lorsque la capacité de production ne serait pas pleinement utilisée. Ni Marx ni les marxistes n'ont jamais fourni la moindre indication en ce sens. Faut-il donc supposer qu'il y a derrière l'histoire humaine un esprit toutpuissant, une sagesse qui veille au cours des événements et le dirige ? Marx alors admettrait sans le dire la vérité que connaissait Platon. Il n'y a pas d'autre manière de rendre compte de sa conception. Mais elle reste quand même bizarre. Pourquoi cet esprit caché veillerait-il aux intérêts de la production ? L'esprit est ce qui tend au bien. La production n'est pas le bien. Les industriels du XIXe siècle ont été seuls à faire la confusion. L'esprit caché qui dirige les destinées du genre humain n'est pourtant pas celui d'un industriel du XIX e siècle. L'explication, c'est que le XIXe siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production, et que Marx a été servilement soumis à l'influence de son époque. Cette influence lui a fait oublier que la production n'est pas le bien. Il a oublié aussi qu'elle n'est pas la seule nécessité, ce qui est cause d'une autre niaiserie ; la croyance que la production est l'unique facteur des rapports de force. Marx oublie purement et simplement la guerre. Il en a été de même de la plupart de ses contemporains. Les gens du XIXe siècle, tout en se gorgeant de chansons de Béranger et d'images d'Epinal à la louange de Napoléon, avaient presque oublié l'existence de la guerre. Marx a pensé à indiquer une fois brièvement que les modalités de la guerre dépendent des conditions de la production ; mais il n'a pas vu la relation réciproque par laquelle les conditions de la production sont soumises aux modalités de la guerre. L'homme peut être menace de mort, ou par la nature, ou par son semblable, et la force en fin de compte se ramène à la menace de mort. En considérant les rapports de force, il faut toujours concevoir la force sous son double aspect, le besoin et les armes. Cet oubli de la part de Marx a eu pour conséquence, dans les milieux marxistes, un désarroi ridicule devant la guerre et les problèmes relatifs à la guerre et à la paix. Il n'y a rigoureusement rien, dans ce qu'on nomme la doctrine marxiste, qui indique l'attitude que doit prendre un marxiste à l'égard de ces problèmes. Pour une époque comme la nôtre, c'est une lacune assez sérieuse. La seule forme de guerre dont Marx tienne compte, c'est la guerre sociale, ouverte ou sourde, sous le nom de lutte des classes. Il en fait même l'unique principe d'explication historique. Comme d'autre part le développement de la production est aussi l'unique principe de développement historique, il faut supposer que ces deux phénomènes n'en font qu'un. Mais Marx ne dit pas comment ils se ramènent l'un à l'autre. Certainement les opprimés qui se révoltent ou les inférieurs qui veulent devenir supérieurs ne pensent jamais à augmenter la capacité de production de la société. La seule liaison qu'on puisse concevoir, c'est que la protestation permanente des hommes contre la hiérarchie sociale maintient la société dans l'état de fluidité nécessaire pour que les forces de production puissent la modeler à leur gré. En ce cas la lutte des classes n'est pas un principe agissant, mais seulement une condition négative. Le principe agissant reste cet esprit mystérieux qui veille a maintenir la production au niveau maximum, et que les marxistes nomment parfois, au pluriel, les forces productives. Ils prennent cette mythologie très au sérieux. Trotsky a écrit que la guerre de 1914 était en réalité une révolte des forces productives contre les limitations du système capitaliste. On peut rêver longtemps devant une pareille formule et s'en demander la signification, jusqu'à ce qu'on soit forcé de s'avouer qu'elle ne veut rien dire. Au reste Marx a eu raison de regarder l'amour de la liberté et l'amour de la domination comme les deux ressorts qui agitent perpétuellement la vie sociale. Seulement il a oublié de montrer qu'il y a là un principe d'explication matérialiste. Ce n'est pas évident. L'amour de la liberté et l'amour de la domination sont deux faits humains qu'on peut interpréter de plusieurs manières différentes. De plus ces deux faits ont une portée bien plus étendue que le rapport d'opprimé à oppresseur qui a seul retenu l'attention de Marx. On ne peut pas faire usage de la notion d'oppression sans avoir fait un sérieux effort pour la définir, car elle n'est pas claire. Marx ne s'en est pas donné la peine. Les mêmes hommes sont opprimés à certains égards, oppresseurs à d'autres ; ou encore peuvent désirer le devenir, et ce désir peut l'emporter sur celui de la liberté ; et les oppresseurs, de leur côté, pensent bien moins souvent à maintenir leurs inférieurs dans l'obéissance qu'à l'emporter sur leurs semblables. Il y a ainsi non pas l'analogue d'une bataille où s'opposent deux camps, mais comme un enchevêtrement extraordinairement complexe de guérillas. Cet enchevêtrement est régi pourtant par des lois. Mais elles sont à découvrir.
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