dimanche 3 avril 2022

Y a-t-il une doctrine marxiste ? . Partie 5

 Ces textes dont issus de l ouvrage de Simone Weil "oppression et liberté"


La seule contribution réelle de Marx à la science sociale, c'est d'avoir posé qu'il en faut une. C'est beaucoup ; c'est immense ; mais nous en sommes toujours au même point. Il en faut toujours une. Marx ne s'est pas même préparé à commencer à la constituer. Ses disciples encore moins. Dans le terme de socialisme scientifique par lequel le marxisme s'est désigné lui-même, l'épithète scientifique ne correspond pas à autre chose qu'à une fiction. On serait tenté de dire plus crûment un mensonge ; mais Marx et la plupart de ses disciples n'ont pas voulu mentir. Si ces hommes n'avaient pas été d'abord leurs propres dupes, on devrait qualifier d'escroquerie l'opération par laquelle ils ont fait tourner à leur bénéfice exclusif le respect des hommes d'aujourd'hui pour la science. Marx était incapable d'un véritable effort de pensée scientifique, parce que cela ne l'intéressait pas. Ce matérialiste ne s'intéressait qu'à la justice. Il en était obsédé. Sa vue si claire de la nécessité sociale était de nature à le désespérer, puisque c'est une nécessité assez puissante pour empêcher les hommes, non seulement d'obtenir, mais même de penser la justice. Il ne voulait pas du désespoir. Il sentait irrésistiblement en lui-même que le désir de justice de l'homme est trop profond pour admettre un refus. Il s'est réfugié dans un rêve où la matière sociale ellemême se charge des deux fonctions qu'elle interdit à l'homme, à savoir non seulement d'accomplir, mais de penser la justice. Il a mis à ce rêve l'étiquette de matérialisme dialectique. C'était assez pour le couvrir d'un voile. Ces deux mots sont d'un vide presque impénétrable. Un jeu très amusant, mais un peu cruel, consiste à demander à un marxiste leur signification. On leur trouve quand même une espèce de signification en cherchant beaucoup. Platon nommait dialectique le mouvement de l'âme qui, à chaque étape, pour monter au domaine supérieur, s'appuie sur les contradictions irréductibles du domaine dans lequel elle se trouve. Au terme de cette ascension, elle est au contact du bien absolu. L'image de la contradiction dans la matière, c'est le heurt des forces de direction différente, Marx a purement et simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante tirée en haut par l'opération surnaturelle de la grâce. 

Il est facile de voir comment il y a été conduit. Tout d'abord, il a adopté sans réserves les deux croyances fausses auxquelles tenaient si fort les bourgeois de son temps. L'une est la confusion entre la production et le bien, et par suite entre le progrès de la production et le progrès vers le bien ; l'autre est la généralisation arbitraire par laquelle on fait du progrès de la production, si sensible au XIXe siècle, la loi permanente de l'histoire humaine. Seulement, contrairement aux bourgeois, Marx n'était pas heureux. La pensée de la misère le bouleversait, comme quiconque n'est pas insensible. Il lui fallait, comme compensation, quelque chose de catastrophique, une revanche éclatante, un châtiment. Il ne pouvait pas se représenter le progrès comme un mouvement continu. Il le voyait comme une série de secousses violentes, explosives. Il est bien inutile de se demander qui, des bourgeois ou de lui, avait raison. Cette notion même de progrès en faveur au XIXe siècle n'a pas de sens. Les Grecs employaient le mot dialectique quand ils pensaient a la vertu de la contradiction comme support de l'âme tirée en haut par la grâce. Comme Marx de son côté combinait l'image matérielle de la contradiction et l'image matérielle du salut de l'âme, à savoir les heurts entre forces et le progrès de la production, il a eu raison peut-être d'employer ce mot de dialectique. Mais d'un autre côté ce mot, accouplé à celui de matérialisme, révèle aussitôt l'absurdité. Si Marx ne l'a pas senti, c'est qu'il n'a pas emprunté le mot aux Grecs, mais à Hegel, qui déjà l'employait sans signification précise. Quant au public, il ne risquait pas d'être choqué ; la pensée grecque n'est plus assez vivante pour cela. Les mots étaient très bien choisis au contraire pour amener les gens a se dire : « Cela doit signifier quelque chose. » Quand des lecteurs ou des auditeurs ont été mis dans cet état, ils sont très accessibles à la suggestion. Autrefois, dans les universités populaires, des ouvriers disaient parfois, avec une sorte d'avidité timide, à des intellectuels qui se disaient marxistes : « Nous voudrions bien savoir ce que c'est que le matérialisme dialectique. » Il est peu probable qu'ils aient jamais obtenu satisfaction. Quant au mécanisme de la production automatique du bien absolu par les conflits sociaux, la conception que Marx en avait n'est pas difficile à saisir ; tout cela est très sommaire. 

La source du mensonge social résidant dans les groupes en lutte pour la domination ou l'émancipation, la disparition de ces groupes abolirait le mensonge, et l'homme serait dans la justice et la vérité. Et par quel mécanisme ces groupes peuvent-ils disparaître ? C'est très simple. Toutes les fois qu'une transformation sociale se produit, le groupe dominant tombe, et un groupe relativement inférieur prend sa place. On n'a qu'a généraliser ; toute la science et même toute la pensée du me siècle avait cette coutume vicieuse de l'extrapolation sans contrôle ; excepté dans la mathématique, la notion de limite était presque ignorée. Si chaque fois un groupe place plus bas s'élève à la domination, un jour ce sera le plus bas de tous ; dès lors il n'y aura plus d'inférieurs, plus d'oppression, plus de structure sociale par groupes ennemis, plus de mensonge. Les hommes posséderont la justice, et parce qu'ils la posséderont, ils la connaîtront telle qu'elle est. C'est ainsi qu'il faut comprendre les passages où Marx semble exclure complètement les notions mêmes de justice, de vérité ou de bien. Tant que la justice est absente, l'homme ne peut pas la penser, et à plus forte raison il ne peut pas se la procurer ; elle ne peut lui venir que du dehors. La société étant viciée, empoisonnée, et le poison social s'infiltrant dans toutes les pensées de tous les hommes, tout ce que les hommes imaginent sous le nom de justice est du mensonge. Quiconque parle de justice, de vérité, ou de n'importe quelle espèce de valeur morale, ment ou se laisse duper par des menteurs. Comment donc servir la justice, si on ne la connaît pas ? L'unique moyen, d'après Marx, est de hâter l'opération de ce mécanisme, inscrit dans la structure même de la matière sociale, qui apportera automatiquement la justice aux hommes. Il est difficile de se rendre compte vraiment si Marx pensait que le rôle du prolétariat dans ce mécanisme, en le mettant plus près de la société future, lui communiquait, à lui et aux écrivains ou militants qui se rangeaient avec lui, comme une première lueur de la vérité ; ou s'il regardait le prolétariat seulement comme un instrument aveugle de cette entité qu'il nommait l'histoire. Sans doute sa pensée a-t-elle oscille sur ce point. Mais certainement il regardait le prolétariat, y compris ses alliés et chefs venus du dehors, avant tout comme un instrument. Il regardait comme juste et bon, non pas ce qui apparaît tel à un des esprits fausses par le mensonge social, mais exclusivement ce qui pouvait hâter l'apparition d'une société sans mensonge ; en revanche, dans ce domaine, tout ce qui est efficace, sans aucune exception,  est parfaitement juste et bon,  non pas en  soi, mais relativement au but final. Ainsi Marx, finalement, retombait dans cette morale de groupe qui lui répugnait au point de lui faire haïr la société. Comme autrefois les féodaux, comme de son temps les gens d'affaires, il s'était fabriqué une morale qui mettait au-dessus du bien et du mal l'activité du groupe social  dont il faisait partie, celui des révolutionnaires professionnels. Il en est toujours ainsi.  L'espèce de défaillance que l'on redoute et  que  l'on hait le plus, dont on a le plus horreur, est toujours celle où l'on tombe, quand on ne cherche pas la source du bien où elle est. C'est le piège perpétuellement tendu à tout homme, et contre lequel il n'est qu'une seule protection. Ce mécanisme  producteur de paradis que  Marx  imaginait est quelque chose d'évidemment puéril. La force est une relation ; ceux qui sont forts le sont par rapport à de plus faibles. Ceux qui sont faibles n'ont pas la possibilité de s'emparer du pouvoir social ; ceux qui s'emparent du pouvoir social par la force constituent toujours, même  avant cette opération. un groupe auquel des masses humaines sont soumises. Le matérialisme  révolutionnaire de Marx consiste à poser, d'une part que tout  est règle  exclusivement par  la  force, d'autre part qu'un jour viendra soudain où la force sera du  côté des faibles. Non pas que certains qui étaient faibles deviendront forts, changement qui s'est toujours produit ; mais que la masse entière des faibles, demeurant la masse des faibles, aura la force de son côté. Si l'absurdité ne saute pas aux yeux, c'est qu'on pense que le nombre est une force. Mais le nombre est une force aux mains de celui qui en dispose, non pas aux mains de ceux qui le constituent. Comme l'énergie enfermée dans le charbon est une force seulement après avoir passé par une machine à vapeur, de même l'énergie enfermée dans une masse humaine est une force seulement pour un groupe extérieur à la masse, beaucoup plus petit qu'elle, et ayant établi avec elle des relations qui, au prix d'une étude très attentive, pourraient peut-être être définies. Il en  résulte  que la force de la masse est utilisée pour des intérêts qui lui sont extérieurs, exactement comme la force d'un boeuf pour l'intérêt du laboureur, d'un cheval pour l'intérêt du cavalier. Quelqu'un peut pousser le cavalier à terre et se mettre en selle à sa place, puis être renversé à son tour ; cela peut se répéter cent  et mille fois ; le cheval devra quand  même courir sous l'éperon. Et s'il renverse lui-même le cavalier, un autre en prendra bientôt la place. Marx savait très bien tout cela ; il l'a exposé brillamment à propos de l'État bourgeois ; mais il voulait l'oublier quand il s'agissait de la révolution. Il savait que la masse est faible et ne constitue une  force qu'aux mains d'autrui ; car s'il en était autrement il n'y aurait jamais eu d'oppression. Il se laissait persuader uniquement par la généralisation, le passage à la limite de ce changement perpétuel qui met périodiquement ceux qui étaient moins forts à la place de ceux qui étaient plus forts. Le  passage à la limite, quand il est appliqué à une relation  dont il supprime un des termes, est par trop absurde. Mais ce raisonnement misérable suffisait à Marx, parce que tout suffit pour persuader celui qui sent que, s'il n'était pas persuadé, il ne pourrait pas vivre. L'idée que la faiblesse comme telle,  demeurant faible,  peut constituer  une force, n'est pas une idée nouvelle. C'est l'idée chrétienne elle-même, et la Croix en est l'illustration. Mais il s'agit d'une force d'une tout autre espèce que celle qui est maniée par les forts ; c'est une force qui n'est pas de ce monde, qui est surnaturelle. Elle opère à la manière du surnaturel, décisivement, mais secrètement, silencieusement, sous l'apparence de l'infiniment  petit ; et  si  elle  pénètre les masses par rayonnement, elle n'habite pas en elles, mais dans certaines âmes. Marx a admis cette contradiction d'une faiblesse forte, sans  admettre le surnaturel qui seul rend la contradiction légitime. De même, Marx a senti une vérité, une vérité essentielle, quand il a compris que l'homme ne conçoit la  justice que s'il l'a... 

(Ici s'arrête le manuscrit, écrit à Londres en 1943 et inachevé...) 

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