samedi 30 avril 2022

Chroniques politiques de 1931 - 1940 par Maurice Blanchot

 

"L’Histoire désarmée »

L’internationalisme s’occupe de l’histoire. La Conférence de La Haye pour l’enseignement des sciences historiques a constitué une première manifestation, d’ailleurs timide, de cet état d’esprit. À Genève, le comité du désarmement moral, suivant les indications de M. de Monzie, a pensé que son premier soin devait être de désarmer l’histoire, en veillant sur les publications scolaires et les manuels destinés à la jeunesse. La proposition anglo-américaine qui a été rendue publique hier s’inspire de considérations analogues et cherche à mettre les méthodes d’enseignement au service des idées nouvelles.

Ces initiatives ne sont pas surprenantes. Ce qui surprend davantage, ce sont les principes auxquels elles se réfèrent et dont le désordre a cessé de toucher les esprits. Il paraît naturel aujourd’hui que l’histoire subisse une mise au point pour se prêter aux ambitions pacifistes. On n’éprouve aucune gêne à la faire servir à des desseins qu’elle ignore et à la transformer pour la rendre profitable. C’est un progrès assez sensible dans l’usage des falsifications dont elle a été l’objet. Jadis, les contrefaçons se forgeaient en silence, opéraient avec les apparences engageantes de la bonne foi, rendaient hommage à la vérité en lui empruntant son masque. Ou bien ceux qui craignaient les séductions de l’histoire se contentaient, avec plus de profondeur ou plus de simplicité, de la déclarer inutile, ruinée par ses incertitudes, incapable de rien enseigné, parce que [in]accessible à toute démonstration.

Tant de précautions paraissent aujourd’hui bien superflues. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire la motion qui a été votée au comité du désarmement moral et qui reproduit les suggestions de M. de Monzie. Notre ministre de l’Éducation nationale a d’abord déclaré que la France était pour sa part à peu près en règle : « grâce à la coalition discrète des maîtres de l’enseignement, tout chauvinisme a été éliminé des manuels scolaires français ». M. de Monzie, qui a toutes les habiletés de langage, sait manier l’euphémisme : on ne connaît que trop dans quel esprit sont rédigés la plupart des manuels où les écoliers de France apprennent leur histoire ; un parti pris de dénigrement, les escamotages les plus audacieux en faussent les perspectives chaque fois que le sentiment national trouverait son compte à l’honnête récit des événements. Des préoccupations qui sont bien étrangères à tout souci d’objectivité et plus encore à tout chauvinisme les transforment en véritables instruments de propagande et justifient cette réflexion de l’historien belge Pirenne que rappelait M. Charles Delvert : « À lire vos livres d’histoire, on croirait qu’ils sont écrits par des ennemis de la France . »

Mais ces satisfactions données à l’internationalisme ne suffisent pas à M. de Monzie, qui a imaginé un plan d’une plus grande envergure : selon sa proposition, les jeunes Français devraient apprendre l’histoire de l’Allemagne dans des ouvrages rédigés par des Allemands, et vice versa 8. Cette suggestion est peu flatteuse pour les historiens des deux pays, jugés incapables de respecter une vérité qu’ils n’aiment pas ; elle est encore plus injurieuse pour l’histoire qui apparaît livrée aux passions non seulement de ceux qui la font, mais aussi de ceux qui l’écrivent. À vrai dire, les membres du comité du désarmement moral n’y regardent pas de si près : ils se contentent d’appliquer à l’enseignement des faits historiques les méthodes qui ont cours dans les conférences internationales et qui ont pour objet de découvrir coûte que coûte un compromis ; chacun doit y mettre un peu du sien : les historiens français céderont leur droit sur l’histoire de l’Allemagne, les historiens allemands, sur l’histoire de la France, l’histoire cédera ses droits sur la vérité, et tout sera pour le mieux.

Mais cela ne suffit pas encore : les manuels internationaux, selon la rédaction du comité de Genève, devront contenir un exposé objectif des thèses contradictoires relatives à l’interprétation des événements historiques. On prévoit donc le cas où, l’accord n’ayant pu se faire entre les savants, l’oeuvre de réconciliation devra être réalisée par les jeunes esprits dont le discernement et le sens critique seront mis à une rude épreuve. Il est inutile de souligner les rares imprudences de cette méthode, et les défaites, exactement la démission qu’elle exige de l’historien ; mieux vaut supprimer l’enseignement de l’histoire si elle ne peut proposer à l’enfant que les doutes et les incertitudes infinies auxquelles est exposée toute discipline de l’esprit humain ; mieux vaut supprimer les manuels, réduits à enregistrer mille voix opposées, l’ensemble cacophonique des témoignages contraires. Mais le dessein des rédacteurs de Genève, et, on regrette d’avoir à le dire, de M. de Monzie n’est point de mettre à la disposition des enfants les méthodes de la critique transcendante. Il s’agit surtout de désarmer l’histoire dont les contestations peuvent être gênantes pour les internationalistes germanophiles. On imagine sans peine quels avantages ils tireraient de cette méthode dans l’exposé de faits importants, par exemple, des origines de la guerre de 1914 : sous l’apparence redoutable de l’objectivité et du respect des jugements historiques, les interprétations tendancieuses, les allégations mensongères seraient accréditées et recevraient finalement un traitement de faveur. Il est naturel que ceux qui y ont intérêt cherchent à obscurcir les constatations historiques qui les gênent et à transformer l’histoire en un instrument de manœuvre contre le traité de Versailles. Ce qui l’est moins, c’est que nous y prêtions la main.

C’est là le signe d’un état d’esprit dont, en bien d’autres cas, nous avons vu les manifestations dangereuses. Pour arriver à leurs fins, les pacifistes et les partisans du désarmement à tout prix ne tiennent compte ni des faits, ni des exigences de la vérité ; quand celle-ci les gêne, ils y substituent d’un coeur léger des fictions menteuses sur lesquelles ils poursuivent librement leur rêve. Ils vivent ainsi dans un système de conventions et d’apparences au sein duquel ils échafaudent leurs constructions idéologiques. Aujourd’hui, ils pensent, en la truquant, faire servir l’histoire à la paix. On a honte d’avoir à leur dire que seule la vérité peut servir la paix, et que, en définitive, selon la parole de Fustel de Coulanges soucieux de marquer la dignité de cette science, l’histoire ne sert à rien.

 

Journal des débats, 21 juillet 1932, à la Une

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