"L’Histoire
désarmée »
L’internationalisme
s’occupe de l’histoire. La Conférence de La Haye pour l’enseignement des
sciences historiques a constitué une première manifestation, d’ailleurs timide, de cet état
d’esprit. À Genève, le comité du désarmement moral, suivant les indications de
M. de Monzie, a pensé que son premier soin devait être de désarmer l’histoire,
en veillant sur les publications scolaires et les manuels destinés à la
jeunesse. La proposition anglo-américaine qui a été rendue publique hier
s’inspire de considérations analogues et cherche à mettre les méthodes
d’enseignement au service des idées nouvelles.
Ces
initiatives ne sont pas surprenantes. Ce qui surprend davantage, ce sont les principes
auxquels elles se réfèrent et dont le désordre a cessé de toucher les esprits.
Il paraît naturel aujourd’hui que l’histoire subisse une mise au point pour se
prêter aux ambitions pacifistes. On n’éprouve aucune gêne à la faire servir à des
desseins qu’elle ignore et à la transformer pour la rendre profitable. C’est un
progrès assez sensible dans l’usage des falsifications dont elle a été l’objet.
Jadis, les contrefaçons se forgeaient en silence, opéraient avec les apparences
engageantes de la bonne foi, rendaient hommage à la vérité en lui empruntant son
masque. Ou bien ceux qui craignaient les séductions de l’histoire se contentaient,
avec plus de profondeur ou plus de simplicité, de la déclarer inutile, ruinée
par ses incertitudes, incapable de rien enseigné, parce que [in]accessible à toute
démonstration.
Tant de
précautions paraissent aujourd’hui bien superflues. Pour s’en rendre compte, il
suffit de lire la motion qui a été votée au comité du désarmement moral et qui
reproduit les suggestions de M. de Monzie. Notre ministre de l’Éducation
nationale a d’abord déclaré que la France était pour sa part à peu près en
règle : « grâce à la coalition discrète des maîtres de l’enseignement, tout chauvinisme
a été éliminé des manuels scolaires français ». M. de Monzie, qui a toutes les
habiletés de langage, sait manier l’euphémisme : on ne connaît que trop dans
quel esprit sont rédigés la plupart des manuels où les écoliers de France apprennent
leur histoire ; un parti pris de dénigrement, les escamotages les plus audacieux
en faussent les perspectives chaque fois que le sentiment national trouverait
son compte à l’honnête récit des événements. Des préoccupations qui sont bien
étrangères à tout souci d’objectivité et plus encore à tout chauvinisme les
transforment en véritables instruments de propagande et justifient cette réflexion
de l’historien belge Pirenne que rappelait M. Charles Delvert : « À lire vos
livres d’histoire, on croirait qu’ils sont écrits par des ennemis de la France .
»
Mais ces satisfactions
données à l’internationalisme ne suffisent pas à M. de Monzie, qui a imaginé un
plan d’une plus grande envergure : selon sa proposition, les jeunes Français
devraient apprendre l’histoire de l’Allemagne dans des ouvrages rédigés par des
Allemands, et vice versa 8. Cette suggestion est peu
flatteuse pour les historiens des deux pays, jugés incapables de respecter une vérité
qu’ils n’aiment pas ; elle est encore plus injurieuse pour l’histoire qui apparaît
livrée aux passions non seulement de ceux qui la font, mais aussi de ceux qui
l’écrivent. À vrai dire, les membres du comité du désarmement moral n’y
regardent pas de si près : ils se contentent d’appliquer à l’enseignement des faits
historiques les méthodes qui ont cours dans les conférences internationales et
qui ont pour objet de découvrir coûte que coûte un compromis ; chacun doit y
mettre un peu du sien : les historiens français céderont leur droit sur
l’histoire de l’Allemagne, les historiens allemands, sur l’histoire de la
France, l’histoire cédera ses droits sur la vérité, et tout sera pour le mieux.
Mais cela
ne suffit pas encore : les manuels internationaux, selon la rédaction du comité
de Genève, devront contenir un exposé objectif des thèses contradictoires
relatives à l’interprétation des événements historiques. On prévoit donc le cas
où, l’accord n’ayant pu se faire entre les savants, l’oeuvre de réconciliation
devra être réalisée par les jeunes esprits dont le discernement et le sens
critique seront mis à une rude épreuve. Il est inutile de souligner les rares imprudences
de cette méthode, et les défaites, exactement la démission qu’elle exige de
l’historien ; mieux vaut supprimer l’enseignement de l’histoire si elle ne peut
proposer à l’enfant que les doutes et les incertitudes infinies auxquelles est exposée
toute discipline de l’esprit humain ; mieux vaut supprimer les manuels, réduits
à enregistrer mille voix opposées, l’ensemble cacophonique des témoignages
contraires. Mais le dessein des rédacteurs de Genève, et, on regrette d’avoir à
le dire, de M. de Monzie n’est point de mettre à la disposition des enfants les
méthodes de la critique transcendante. Il s’agit surtout de désarmer l’histoire
dont les contestations peuvent être gênantes pour les internationalistes germanophiles.
On imagine sans peine quels avantages ils tireraient de cette méthode dans
l’exposé de faits importants, par exemple, des origines de la guerre de 1914 :
sous l’apparence redoutable de l’objectivité et du respect des jugements historiques,
les interprétations tendancieuses, les allégations mensongères seraient
accréditées et recevraient finalement un traitement de faveur. Il est naturel
que ceux qui y ont intérêt cherchent à obscurcir les constatations historiques
qui les gênent et à transformer l’histoire en un instrument de manœuvre contre
le traité de Versailles. Ce qui l’est moins, c’est que nous y prêtions la main.
C’est là le
signe d’un état d’esprit dont, en bien d’autres cas, nous avons vu les
manifestations dangereuses. Pour arriver à leurs fins, les pacifistes et les partisans
du désarmement à tout prix ne tiennent compte ni des faits, ni des exigences de
la vérité ; quand celle-ci les gêne, ils y substituent d’un coeur léger des
fictions menteuses sur lesquelles ils poursuivent librement leur rêve. Ils vivent
ainsi dans un système de conventions et d’apparences au sein duquel ils échafaudent
leurs constructions idéologiques. Aujourd’hui, ils pensent, en la truquant,
faire servir l’histoire à la paix. On a honte d’avoir à leur dire que seule la
vérité peut servir la paix, et que, en définitive, selon la parole de Fustel de
Coulanges soucieux de marquer la dignité de cette science, l’histoire ne
sert à rien.
Journal des
débats, 21 juillet 1932, à la Une
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