" Tiens, ça marche quand même ! Ce n’est pas un constat rassurant, juste la preuve que le minimum fonctionne encore. Comment vérifier ce qu’il en est du maximum ? Où est-il ? Quelle est sa mesure ? Vous pensez tout à coup aux croisades puis à la guerre du Golfe dans un enchaînement qui, certes, n’est pas illogique, mais dont la fonction immédiate n’a rien d’évident. Vous bousculez les mots et les images qui se présentent afin d’y percevoir le flux de votre continuité, cependant que votre bouche s’active à donner le change à votre compagne ou compagnon pour qu’il ne remarque pas le trou qui blesse votre relation. C’est le moment ou jamais, ironisez-vous, d’être cartésien : Je pense donc je suis. La formule vous procure d’abord le plaisir des retrouvailles spontanées, mais elle perd aussitôt cette aura magique en cessant de vous être secourable. Comprenez-moi : je pense, je ne fais même que penser dans l’espoir que cette agitation mentale finira par me rassurer, mais dès que je l’observe ou la suspends, je vois combien elle est factice à l’égard de ce que j’en attends, et mon malaise revient. « Je pense » peut-il engendrer la certitude que « je suis » dès lors que je doute de l’intégrité de ce « je suis » ? Autrement dit, « je pense » peut-il en lui-même prouver que le « je suis » dont il fait crier la présence est un « je suis » encore intact ? Mon « je pense » peut demeurer tel qu’en lui-même et n’affirmer qu’un « je suis » handicapé, n’est-ce pas ? Vous pensez bien que le « je suis » d’un malade et le « je suis » d’un homme en pleine santé diffèrent du tout au tout tandis que leur « je pense » peut fort bien être identique. Descartes a oublié d’introduire une qualification qui, selon les cas, peut modifier complètement la valeur de sa formule. Évitez, je vous prie, de m’irriter par des déclarations du genre : Voyons, cher ami, vos plaintes, au contraire de ce qu’elles affirment, démontrent que vous avez toute votre tête… Les bons vivants se croient toujours dans l’obligation de contrarier le malade pour défendre leur propre santé : vous ne sauriez retirer de moi la trace qu’y a laissée le souffle de la mort. Son passage a déposé sous lui une ombre indélébile : j’en porte la froideur par le travers de ma langue comme une piste glacée. J’ai pris la peine d’étudier ceux qui n’ont pas toute leur tête et constaté avec horreur qu’ils n’en souffrent pas puisqu’ils ne s’en aperçoivent pas. L’illusion, voyez-vous, est identique à la réalité : l’une et l’autre sont pareillement insondables. Les propos que je vous tiens semblent indiquer que je maîtrise mon cas : c’est une illusion qui vous décharge d’en tenir compte. Mes propos sont le pus de la plaie, ou pire encore la plaie elle même. Certains états se dérobent au point de vue ; l’un des traits de leur morbidité est d’échapper à la conscience. Savoir que l’on est malade et demeurer dans l’incapacité d’utiliser ce savoir pour observer le mal ou pour le soigner, n’est-ce pas une situation identique à celle que crée aujourd’hui le pouvoir ? Vous ne sauriez souffrir d’une privation que rien ne vous signale, et c’est évidemment pour votre tête qu’une privation de ce genre sera la moins perceptible parce que la tête sert aussi naturellement la mémoire que l’oubli. On peut soustraire quelque chose à votre mentalité sans qu’elle soit mise en alerte : il suffit de la conditionner. La maladie fait cela très bien, la privation de sens peut le faire encore mieux. Une petite panne – pardon ! ce que dans un autre domaine on appellerait un fiasco – m’a fait deviner qu’il se passait en moi quelque chose d’anormal : le penchant normal est de n’en plus tenir compte dès lors que la normalité est rétablie. Souffrez que je ne me satisfasse pas de ce rétablissement, qui barre d’un nom le blanc qui tachait ma mémoire. Je ne peux oublier que c’est le nom qui, en premier, fut barré par un blanc. Non, je ne tiens pas obstinément à être malade, mais à quoi bon une santé illusoire ? Si ma défense vous paraît semblable au mal qui la motive, ne l’enfermez pas, je vous prie, dans la même rubrique : songez plutôt que les maladies individuelles de la langue pourraient bien refléter aujourd’hui des épidémies secrètes résultant de manipulations mentales. Non, je n’ai pas perdu la mémoire, j’ai seulement été privé quelque temps de l’arme que représente le nom que je ne retrouvais plus. Notez que tout le temps que j’ai consacré à sa recherche j’ai été inoffensif pour le manipulateur. Traitez mon cas comme l’illustration du syndrome qu’il sert à désigner, et consacrez maintenant toute votre activité attentive à sa signification générale vu que la langue de l’un ne saurait être amputée sans que la langue de l’autre ne soit menacée… Si vous gardez cela bien en vue, vous apercevrez dans ce que je vous confie une sorte d’avertissement, et peut-être interrogerez-vous alors, non plus seulement le sens de mon récit, mais l’effet qu’il a sur vous. Plus exactement, l’effet qu’il a sur le vôtre… Je veux dire celui qui se confond avec le sentiment de votre identité. Ne pensez-vous pas que chacun de nous sans en avoir conscience – entretient un élan de parole qui double en lui l’élan vital ? Et que, tout comme l’élan vital assure en chacun la permanence de la vie, cet élan de parole assure en chacun la permanence de la mémoire ? Supposez que votre mémoire s’interrompe et imaginez ce qu’il en sera de vous pendant cette interruption… Mais le moment n’est-il pas venu de reprendre ma confidence, non pour répéter ce que j’ai déjà dit, et que vous avez dû faire vôtre… Je voudrais tenter de rapprocher l’événement afin d’y percevoir moi-même autre chose qu’une défaillance ou qu’une blessure : une chose qui concerne ces perpétuelles circulations de matière mentale que la normalité nous pousse à oublier, comme si leur perception était dangereuse pour la vie ordinaire…"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire