"On avait installé le cadavre sur une civière, et j’avais été prié de m’asseoir à ses côtés dans une ambulance, comme s’il était encore vivant. Tout cela pour que le mort puisse rentrer chez lui en échappant aux lois qui régissent le transport des défunts. Pendant le trajet, le visage est passé d’un trépas violent à un repos tranquille cependant que, dans le rayonnement de sa métamorphose, je faisais, moi, le voyage des morts. Je vous parle dans un but inverse : je vous parle pour remonter vers l’instant fatal et le dépasser en amont. Le langage vit en chacun de nous comme la vie. Je veux dire qu’il nous anime sans que nous ayons à solliciter son mouvement ou sa présence. Mais interrogez un moment ce naturel : quelle observation faites-vous ? Je vous ai souvent posé cette question, sans doute pour que vous me rendiez clair ce que je ne réussis pas à éclaircir moi-même. Il faut faire silence, puis monter brutalement sur ce silence pour voir sourdre au fond de lui – quoi ? Les mots sont toujours là bien avant que je ne les aie vus venir. Ils surgissent dans l’épaisseur d’un silence dont, je crois, la substance est toute pareille à celle qui compose le regard – mais n’est-ce pas une illusion liée au fait que je tente d’y plonger mes yeux ? J’allais vous dire que, revoyant à l’instant cette substance, je me demandais si elle n’est pas le milieu pathogène où s’envenime le mal de ma langue ? Ce serait supposer que les mots ont pour texture la matière du silence. Mais j’ai pensé tout à coup à la vie, à son courant, pour en conclure que la vie en soi n’est jamais malade. Nos organes, et eux seuls, tombent malades et deviennent inaptes à porter la circulation de la vie, et la vie alors se retire, les abandonne. Sans doute en va-t-il de même du langage : il n’est pas malade en moi, c’est moi qui suis malade en lui, moi qui l’oblige en quelque sorte à m’expulser de sa circulation pour que mon trou n’y répande pas la gangrène. La direction vers laquelle me voici tourné n’est pas celle que je voulais vous faire prendre, mais qu’est devenue celle où je désirais vous entraîner ? La maladie a sa logique, qui consiste à élargir le territoire qu’elle gouverne : je suis sûr que cette logique se glisse dans le mouvement du langage afin d’y provoquer des bifurcations incontrôlables. Je vous invite d’ailleurs à considérer de loin ce que je vous confie, d’assez loin pour ne pas en subir l’attraction. Il se pourrait alors que vous aperceviez des figures comme en produit l’aimant sur le champ de limaille, et qu’ainsi vous puissiez m’aider à situer ledit aimant, c’est-à-dire à m’indiquer le foyer de mon mal."
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