Je me permets cette digression anecdotique, parce qu’elle n’est pas sans rapport : j’ai fait longtemps des petits métiers, des métiers « minables » : peu d’heures, aux heures où les autres ne travaillent pas, vivent au contraire (veilleur de nuit par exemple, des années quand même), comme il arrive à des écrivains d’en faire, rarement à des intellectuels, pas à ma place et à ma place aussi bien (du point de vue aussi de ceux avec qui je les faisais), dans un tout petit monde triste et sale ‒ jeunes étudiants étrangers ou des départements d’outre-mer dont les parents n’avaient pas les moyens de financer les études ; vieux flics mis au ban parce qu’alcooliques, dépressifs, racistes sans doute, pas le moins du monde violents pour autant ‒ tout un panel représentatif d’un monde dont la sociologie prétend parler, qui prétend parler de sa « misère », qu’elle peut certes parfois connaître, mais qu’elle n’aura pas à partager, dont elle n’aura pas à se sentir l’égale, et je ne parle pas des salles d’attente de Pôle emploi où j’ai piétiné plus souvent qu’à mon tour, où il n’y a pas que pour moi qu’il n’y avait pas d’emploi, où il n’y en a pour personne en réalité, et depuis si longtemps que des générations entières sont sans savoir ce qu’est la fierté de travailler, encore moins ce qu’est l’humiliation d’avoir à travailler dans les conditions dans lesquelles il faudrait qu’ils travaillent ‒ qui échangeraient même la première contre la seconde (raison pour laquelle, sans doute, le « chômeur » n’a jamais constitué l’une des catégories de prédilection de la sociologie politique).
Il se peut bien que l’humanité s’accommode de la disparition de la consolation majeure que Dieu lui avait été, la question n’en reste pas moins : comment peut-elle s’accommoder aussi de la disparition de cette autre consolation que lui auront été, après, les promesses de l’émancipation et de l’égalité ? Beaucoup de mon travail a tourné et tourne autour de ça, depuis, que cela se voie ou pas, que j’en parle ou pas : de ce désir qu’on voit tout le monde avoir, qu’on a soi-même, d’être réparé (réparation est en soi un beau mot), justifié et consolé. La question n’est plus de la justice, à laquelle il n’y a plus personne à prétendre, à peine plus à croire, qui sait qu’il n’y recourt pas sans risquer d’être humilié plus. Consolation : le mot, c’est vrai, est vieilli, qui sent la religion ou l’enfance. Le temps, longtemps, a semblé venu qu’on en finisse avec. Qu’on s’en débarrasse. Qu’on en eût fini avec, qu’on s’en fût débarrassé, et le temps aurait commencé qu’on y répondît d’une façon politique. Admirable possibilité, admirable promesse, à laquelle j’entends bien que le mot « communisme » a répondu tout un temps, qu’il a répondu à sa « réalisation » près. L’égalité serait possible quand l’éternité ne l’était pas. L’égalité serait possible qui n’aurait plus nul besoin de l’éternité pour l’établir. Mieux même : on devrait à l’égalité d’être libre, quand on aurait dû à l’éternité de n’être qu’un peu plus asservi. Mieux même encore : on n’y dissocierait pas d’être égal et libre. Tout aurait pu commencer alors, le communisme donc, qui a duré si peu. Qui ne recommencera pas avant longtemps.
Ceci m’irrite, qu’il faut bien que je dise, pour dire pourquoi il ne recommencera pas avant longtemps : pour établir le communisme, il faudra plus que jamais en passer par la révolution ‒ aucune urne n’accouchera jamais plus d’aucun communisme. Donc, pour faire la révolution, il faudra prendre les armes, en passer par elles, c’est ainsi et c’est aussi simple. Impossible en France, en France par exemple mais pas seulement, même parmi les classes exploitées qui ne sont pas qu’ouvrières, depuis que, après la guerre, le PCF a prêté la main au gouvernement de l’époque, auquel il participait, pour désarmer la classe ouvrière et résistante (les « milices patriotiques »). La belle devise : De la Résistance à la révolution, dès lors avait fait long feu. La Résistance l’avait emporté, la révolution ne l’emporterait pas. Depuis, il n’y a que les militaires et les flics à porter des armes, et à user d’elles. Qui pour le faire aussi, et contre ? Les intellectuels, qui veulent les uns la révolution, les autres le communisme, quelquefois les deux ? C’est ce qui m’irrite, ou me fait rire, c’est selon et selon les jours : pas un pour avoir jamais eu d’arme entre les mains (sinon les plus anciens, au service militaire, quand il existait encore). Pas un pour savoir ce que c’est qu’une arme, à feu surtout, et pour éprouver (poids, froideur du métal) ce que c’est que d’en avoir une, en main justement. Ce n’est pas si facile de tirer, a fortiori sur autrui (sur soi déjà !) Nous sommes devenus pour cela beaucoup trop doux, beaucoup trop délicats, beaucoup trop compatissants. Et pour tirer sur qui, au juste. Les anciennes tyrannies avaient leurs lieux, leurs figures, avec lesquelles une révolution pouvait en finir. Mais quels lieux, quelles figures ont les nouvelles ? Aucuns, qui sont partout, et sont invisibles (seule invisibilité aujourd’hui, où tout le monde s’emploie à se rendre visible). La révolution, donc, communiste si l’on veut en quelque sens que ce soit, ça aura tout au plus été, vingt ans après le désarmement du peuple résistant : mai 1968. Des slogans (beaux, inspirés), des barricades et des pavés d’un côté ; des coups de matraque et des gaz lacrymogènes de l’autre (pas un mort !). C’est beaucoup, et l’on comprend qu’on reste dans cette nostalgie. Mais les accords de Grenelle ont fait que tout le monde a eu tôt fait de rentrer chez soi, fort de la plus grande grève générale depuis la Libération. Je ne cherche pas à dire que ces accords n’étaient rien (au contraire : pour les exploités d’alors, ce fut beaucoup, inespéré peut-être) ; seulement que ce n’était pas la révolution, ce qu’on dit encore pourtant, sans ciller. Ce n’en fut pas une parce que les syndicats, d’accord avec le pouvoir, ont fait ce qu’il fallait pour que ce n’en fût pas une, et parce que les autoproclamés révolutionnaires n’ont rien fait pour que ce pût en devenir une. Quoi depuis ? les Indignés (tout un programme !), l’occupation des places, les ZAD, Nuit debout… À la vérité, et on en est là, les intellectuels qui parlent de la révolution et du communisme, qui parlent même de révolution communiste, qui en appellent à elle, n’ont pour la plupart jamais eu à vivre et travailler avec des pauvres (chômeurs, exploités, précarisés, prolétarisés) pour lesquels ils seraient en effet justifiés de la faire, et ne savent rien des armes qui seules leur permettraient. Pourquoi, me diras-tu alors, avoir publié des livres qui font l’éloge du communisme, en tous les sens que ce mot peut avoir eu et peut avoir ? Eh bien parce que tout est bon à prendre qui menace le système de domination, qui le compromet, qui lui nuit, y compris ce dans quoi je ne me reconnais que d’un peu loin. Je veux dire : je peux avoir à m’expliquer avec ceux qui haïssent ce système avec moi (Badiou, Bensaïd entre beaucoup d’autres, auxquels cette haine me lie), je ne peux rien vouloir avoir affaire avec ceux auxquels ce système paraît le meilleur, qu’ils défendent par tous les moyens, y compris intellectuels (les convertis, entre autres). Et passer donc alliance avec les premiers pour mettre à mal la puissance des seconds.
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