Comment prendre ces questions, tes questions, sans entrer trop dans la vie privée (je me répète, j’en suis désolé : j’y suis réticent) ? Tu dis : « dispositions », mais je l’entends comme si ce mot était de nature à qualifier des dons que j’aurais eus (comme on dit d’un enfant qu’il montre des dispositions pour les mathématiques). Ce qu’il faudrait que je fasse entendre, c’est le contraire exactement : tout ce qui m’aura disposé à lire d’abord, à écrire ensuite, c’est ce dont je n’aurai pas disposé, dont j’aurai été privé : que le géniteur par exemple, ne me parlât pas, jamais ‒ et la solitude et la mélancolie sont du coup tout entières constituées, que la lecture n’attise pas moins qu’elle ne l’apaise. La folie était une possibilité, une folie morbide (la morbidité familiale y prêtait terriblement), mais la vérité oblige à dire aussi qu’elle ne s’est constituée que plus tard, dont il faut donc, en partie du moins, innocenter la morbidité familiale (à moins que celle-ci ne m’y ait exposé plus qu’elle n’y aurait exposé un autre). Le temps a passé assez pour que je m’en foute maintenant. En somme, on n’est écrivain qu’à son détriment. On ne l’est que parce que penser et écrire constituent une ligne de fuite, à laquelle on se confie ou s’en remet d’abord comme pouvant en être sauvé ; à laquelle on se résigne ensuite pour que tout n’aille pas pire. Ce n’est pas aussi simple en même temps. Il arrive toujours que l’effet soit double ou mélangé : qu’on s’en trouve mieux et plus mal, tour à tour ou à la fois. Tantôt se sauvant et tantôt se perdant, c’est selon les jours. Mais le fait est, si longtemps après : je m’en suis plutôt trouvé mieux. Ce que la psychanalyse ne pouvait pas pour moi, la littérature l’a pu. Je n’échapperai pas à tout mal, mais ce mal ne me détruirait pas. Il m’aura fallu avoir quarante ans pour écrire Olivet, non seulement pour l’écrire, ce qui n’est pas le plus difficile, mais pour l’assumer (face à ceux qui restaient vivants de la portée, à ce qui y avait survécu). Le Mort-né ? Un peu plus encore. Je n’ai plus rien à apprendre sur le vieux moi qu’il y a encore en moi, sinon comment l’être moins. Beaucoup sont dans ce cas ; il n’y a donc pas lieu d’en tirer quelque plus-value littéraire ? Parce que, sincèrement, je n’aime pas ces livres-là, les livres de cette histoire, qui la disent, qui la ressassent. J’aime par contre ‒ l’un des rares que j’aime ‒ L’Éternel retour, non pas seulement parce que la beauté y domine, et l’amour, mais parce que je suis dans ce livre le même durablement que cette beauté et que cet amour. Au point, c’est ce que ce livre dit, le disant à partir de Nietzsche, que je serais prêt à tout revivre ‒ je mesure ce que je dis là : tout ‒ si c’était le prix pour que cette beauté revienne toujours. Parce que ce livre est celui qui témoigne de ma vie d’après, d’après la fuite folle, de ce que cette fuite ‒ folle en effet ‒ avait dans sa ligne. Humanimalités aussi, qui est plein d’autres, de vies autres, des vies des autres, pauvres et indignées et rebutées, des bêtes et des hommes à la fois et pour les mêmes raisons. Je dois le dire, la littérature seule ne m’aurait pas sauvé, cette littérature surtout : c’était un pari (en partie inconscient). Il y a fallu la chance. La chance s’est donnée, dont même ma littérature a été changée. Alors, quant à ta « curiosité » sur ma vie : mais c’est celle de tout le monde. C’est celle de tout le monde, à ceci près que j’écris. Tant de gens écrivent que ce n’est pas fait pour singulariser la mienne. Que je vive « seul » ? Mais il n’y a pas moins seul que moi. Cette solitude que tu me prêtes, je ne la supporterais pas. Je n’ai pas assez de moi pour me suffire, ni assez de goût pour moi. Tu connais cette phrase de Bataille, que je ne cite ici que pour ceux qui ne la connaissent pas (que j’ai citée un peu déjà, par bribes) ‒ parce qu’elle est magnifique aussi : « Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire. » C’est de la totalité de la solitude d’un tel monde (des amants) qu’il faudrait pouvoir parler aussi ‒ mais impossible, par définition. La solitude à laquelle tu penses et que tu évoques est sociale, seulement, et celle-là, je l’ai recherchée : je n’appartiens à rien : famille, institution, association, parti, etc. Que cette vie ait lieu au « loin » (une vieille blague juive demandait : loin d’où ?) ou en retrait ou ce qu’on voudra, soit. Mais c’est ainsi qu’ont vécu la plupart de ceux qui écrivent. Rien là encore de bien remarquable. À la mer ? Je l’ai dit je crois, après avoir vécu à la campagne aussi : depuis 25 ans, c’est ce qui s’est imposé (où l’on entend que « loin de » dit sans le dire : « loin de Paris »). Or j’ai passé sept de ces vingt-cinq dernières années à Paris, on ne peut plus à Paris même. Les pires de ces années. Quelque part, mais je ne l’ai pas su tout de suite, entre Lebovici et Tapie. Dans le monde à la fois insubordonné et mondain, irréductible et affairiste de la littérature parisienne : contre-emploi introuvable, exemplaire presque, drolatique à la fin. Éditeur malgré moi (il me fallait bien gagner de quoi vivre, même si ce n’est pas à n’importe quel prix qu’on le doit, mais le prix m’en a paru bon d’abord, et puis il faut bien continuer ce qu’on a commencé), ayant affaire à tout ce que la capitale compte d’écrivains qui attendent moins de la littérature d’exister que de vivre. L’embarras (le remords) que j’en ressens serait plus grand encore si je n’avais pas passé ces années-là avec Jean-Paul Curnier (avec qui j’ai ri, de tout, de tous, et de nous surtout comme si nous étions nous-mêmes d’un coup devenus nos propres sujets d’observation, donc d’acrimonie) et si nous n’avions pas pu y publier des livres dont j’ai parlé déjà, des livres magnifiques et impossibles : ceux dont j’ai parlé ; d’autres, dont je l’aurais dû : celui sur l’œuvre de David Nebreda par exemple, « montrée » pour la première fois. Et de continuer Lignes. Je ne veux pas dire que cette place que les circonstances ont permis que j’occupe était forcément fausse, seulement que ce n’était pas la mienne, ou, si ça avait dû être la mienne, qu’il y fallait une force que je n’avais pas. Cette période passée, j’ai requitté Paris et suis venu vivre ici, devant la mer donc (vieille représentation d’adolescent, je l’ai dit). Poursuivant le même travail, mais de loin en effet et avec infiniment moins de moyens.
Ta question maintenant sur la vie, les rituels, le jour, la nuit, etc. Pas de règle, ou peu, pas de protocoles, ou peu, un zeste de fétichisme quand même (répétition d’une musique, ou d’un son : si un texte a commencé dessus, il faut qu’il continue avec ; dans le cas de ce dialogue, Ligeti et Schnittke). La question essentielle est tout au plus celle de l’état propice. Or un état propice, ça s’établit, mentalement et physiquement. Ce que j’appelle pour moi et un peu pour rire : état de haute intensité. Haute intensité du soir, s’il s’agit de littérature, mais qu’ont préparé les états de basse intensité du jour (de très basse même), latents ou de latence en quelque sorte. Il ne s’y écrit pas forcément quelque chose, mais quelque chose s’en retrouverait dans ce qui s’écrira dans les états de haute intensité. Pour dire vrai, toute situation est bonne sitôt que quelque chose s’est enclenché. Sitôt que quelque chose s’est enclenché, rien ne l’arrête. Ni les trains, les cafés, la rue, le bruit, les autres, du moins pour l’essentiel. Si l’essentiel est juste ‒ ce qu’il revient au soir de vérifier ‒, qui se sera écrit n’importe où, n’importe comment, sur des carnets, des papiers volants, la mise au net, à la table, à l’écran, le soir venu, est rapide et bénie. Mise au net qui reprend et saisit l’acquis, et l’augmente aussitôt et très vite, s’en remettant alors aux possibilités incalculables de l’improvisation. C’est très vite que j’ai écrit certains de mes livres « politiques » comme j’ai toujours écrit très vite mes livres « littéraires », sans plan, m’en remettant à la chance. De l’argent, c’est son cas. Capitalisme et djihadisme aussi, que j’ai écrit partout, beaucoup debout même, dans la rue, à Paris où j’étais alors encore un peu. J’ai toujours eu cette confiance : longtemps il n’y a rien, puis quelque chose. Même ce que j’y sais logique, je ne le déduis de rien que j’aurais longtemps concerté. Au total, je travaille peu : longs mûrissements sans note, ressassements même (avec la basse intensité de la bêtise possible), notes ensuite, en accéléré, difficilement lisibles souvent, même pour moi et, dans la foulée, le soir, si le soir qui suit y prête (mais je fais en sorte que le plus de soirs possible y prêtent), mises au net et improvisations superlatives ‒ le travail du soir a cet effet de superlation, plutôt que d’euphémisation : je ne pense pas là qu’aux récits, à la littérature, ce qu’on pardonnerait sans doute, mais aux essais aussi, à certains d’entre eux, à L’Autre Blanchot, par exemple, ce qu’on pardonnera moins, parce qu’il n’y a que le soir, silence, solitude, que les choses ne font enfin plus de doute, en tout cas qu’il faut trancher, de quelque prix qu’il faille le payer. Les rendre irréversibles en somme, quitte à choquer plus (les intermittents du spectacle, les blanchotiens de stricte obédience…), non pas pour choquer (par provocation ou par jeu), mais pour atteindre, pour toucher du moins, à quelque chose de la vérité, laquelle, comme l’action selon Freud, n’existe qu’en petite quantité. La littérature, la pensée sont les seuls endroits où cela reste possible. Où être libre, autrement dit, reste possible qui ne l’est presque plus nulle part. Je veux faire en sorte que le temps qui me reste, je puisse me montrer plus libre encore. Si j’ai choisi ce titre ‒ Défense d’écrire ‒, puisqu’il en fallait un et qu’aucun ne s’imposait vraiment, c’est songeant à cet étonnement que j’avais quand j’étais enfant et que je lisais sur les murs de la ville où je vivais : « Défense d’afficher ». J’en ai bien sûr compris et mesuré tout de suite l’interdit qu’ils prononçaient. Encore qu’en partie d’abord. Parce que j’étais troublé en même temps par ce que ce mot, par ce que cet impératif ‒ « Défense » ‒ pouvait avoir en soi d’ambivalent ; dont je mesurais bien qu’il disait autre chose aussi, pas seulement autre chose au juste, mais le contraire exactement. Je précise : avant de vouloir être écrivain, en même temps que j’ai voulu être musicien (mais musicien j’ai toujours voulu l’être, je le veux même encore depuis si longtemps que je sais que le temps est définitivement passé que je le sois), j’ai voulu être avocat. J’ai vérifié : « Défense d’afficher » est l’effet ‒ bizarre et paradoxal ‒ de la loi du 29 juillet 1881, portant sur la liberté de la presse, dont l’article 1 dit : « L’imprimerie et la librairie sont libres. » Liberté qu’il fallait « défendre » dès lors, quoique j’aie moi-même compris le contraire, qu’elle devait être surveillée, empêchée. Liberté qu’il fallait sans cesse, à toute force même, augmenter. Ce qu’il n’y a en effet que l’imprimerie et la librairie à pouvoir faire. Autrement dit, l’écriture. L’écriture, par le fait, serait une forme d’« avocature », où j’ai entendu, plus tard, exactement ce par quoi l’on a commencé, commençant par la « vocation », par laquelle tu disais que l’écrivain était en quelque sorte appelé » (à laquelle il était voué), dont je disais que je n’avais certes pas le sentiment de l’avoir été (objectant que l’écrivain s’appelle, qu’il ne l’est pas). Eh bien je m’y reconnais en cela du moins : advocare, dont est né « avocat », l’avocat que j’aurai voulu être, a donné : avouer. Je m’y reconnais pour finir en ceci que j’aurai en effet écrit une littérature de l’aveu. Aveu toujours par nature insuffisant : des êtres, des faits, des choses. Pas pour quelque culpabilité que ce soit. Au contraire, pour leur innocence. Et pour celle de la littérature, pour commencer et par principe.
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