mardi 11 octobre 2022

Bibliothèque Fahrenheit 451

 L’ÉTAT RADICALISÉ



La Ve République est un régime autoritaire, façonné par des coups de force militaires, qui octroie aux présidents successifs des pouvoir exorbitants sur les questions de défense nationale. L’armée française, présente de nos jours dans les rues, les Conseils de défense sanitaire et partout dans le monde où les intérêts de Total, Bolloré et autres sont menacés. Les lois liberticides se succèdent et se multiplient, accordant à l’Administration et à la police de plus en plus de pouvoir, hors de tout contrôle démocratique. Claude Serfati, enseignant-chercheur en sciences économiques à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, analyse la « radicalisation de l’État français » avec la convergence d’un activisme militaire et d’un durcissement sécuritaire qui visent les populations des quartiers populaires et tous ceux qui contestent l’ordre social.


« Toutes les républiques, du Directoire en 1799 à la Quatrième République en 1958, ont été renversées par un coup d'État adossé à l'armée qui a ensuite installé un des siens à la tête du nouveau régime. » La police n'a acquis un rôle politique qu’avec l'étatisation des polices municipales par le régime de Vichy en avril 1941, passant alors de l'autorité des maires au contrôle des préfets. L'auteur définit les institutions de la Cinquième République comme « bonapartistes », en référence à la concentration des pouvoirs de l'exécutif entre les mains de Napoléon III alors que les partis étaient dans l'incapacité de s’accorder au Parlement sur les réponses susceptibles de contrer la république sociale exigées par le peuple en 1848 : « Le bonapartisme compte parmi les quelques termes français qui sont passés dans la langue internationale des chercheurs. Les traits communément acceptés pour le définir sont la marginalisation du rôle du Parlement, la présence d'un homme considéré comme “providentiel“, l'utilisation du suffrage universel à la fois comme levier publicitaire et instruments de dépolitisation des citoyens, et la mobilisation de l'armée dans des guerres à l'étranger ou pour des effets de démonstrations afin de capter une large partie de la population. » En 1958, le projet gaulliste va prendre appui sur l'Administration et l’armée, « deux piliers dont le degré extrême de centralité constitue une singularité de la France parmi les pays occidentaux ». Autant que la répression policière, l’extension du pouvoir réglementaire, avec ses décrets, circulaires et arrêtés, restreint les espaces de libertés collectives et individuelles. Il s’agit, avec un État fort, de débarrasser la nation française de la lutte des classes, comme une forme douce du corporatisme pratiqué par Salazar au Portugal et Franco en Espagne. Si un régime militaire n'a bien sûr pas été instauré au sens strict, « les traces de l'origine putschiste de la Cinquième République sont indélébiles ». L’armée, malgré le discrédit provoqué par son implication dans le régime de Vichy, et sa responsabilité dans les putschs, constitue un des pilier du régime politique actuel. « Il n'est pas contestable que l'armée en tant qu’institution, et pas seulement sa fraction colonialiste, organisa le coup d'État qui porta De Gaulle au pouvoir en mai 1958 et que l'insurrection fut préparée en étroite relation avec les réseaux gaullistes. »  

Sur les questions de défense, le Parlement est « totalement marginalisé ». Claude Serfati montre l'omnipotence présidentielle sur les questions militaires, grâce aux articles 16 de la Constitution, qui instaure une « dictature présidentielle », et 36, qui instaure l’état de siège. Si l'article 35 exige l'autorisation du Parlement pour déclencher une guerre, il peut être contourné lorsqu'il s’agit d’ « interventions militaires », comme il y en a eu une centaine depuis les années 1960. L'auteur explique également les rôles et les prérogatives du chef d'état-major des armées (CEMA) et du chef d'état-major particulier (CEMP). Le recours au Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), « comme mode de direction politique du pays pendant plus de un an et demi de crise sanitaire, […] informe sur le tropisme militaire de Macron, désireux d’utiliser jusqu’à l’outrance les outils institutionnels qui lui garantissent une présidence toute-puissante ». Utilisé en cas de « crises majeurs » et de menaces contre la « sécurité nationale », notions floues et non définies, ses décisions échappent à tout contrôle parlementaire, ne peuvent être contestées devant le conseil d'État et sont couvertes par le secret-défense pendant cinquante ans. « La démocratie “plébicitaire“ à la française, qui invite tous les cinq ans les citoyen·nes à élire leur président, est de moins en moins apte à asseoir durablement la légitimité de celui ou celle qui est élu·e au second tour grâce à l'addition des voix de ceux qui refusent l'autre candidat·e. Dès lors, l'utilisation outrancière de l'apparat et de la rhétorique militaires compense sa faible légitimité. » L'armée, dans les rues depuis 2015, conforte ainsi mécaniquement, au moins auprès d'une partie de la population, sa prétendue légitimité à faire face seule aux problèmes politiques.

« Faire marcher la roue de l'histoire à l'envers et s’attaquer aux institutions qui constituent les salariés en classe et aux droits qui les protègent, tel est le contenu de la “guerre civile“ que les classes dominantes organisent sous la bannière du néolibéralisme. Celui-ci s’accommode donc très bien d’un pouvoir d'État autoritaire. » La nature bonapartiste du régime de la Cinquième République, à la différence des démocraties parlementaires, facilite considérablement les attaques contre l'État de droit et l'État social, et déblaie le terrain pour l'avancée de l'État militaro-sécuritaire. Les lois sécuritaires adoptées depuis 2015 organisent un transfert des pouvoirs judiciaires vers le pouvoir administratif et renforcent les pouvoirs de la police. Désormais l’Administration et la police ne sanctionnent pas des actes mais des suspicions de menaces, répriment, bien au-delà des seules menaces terroristes, celles et ceux qui contestent l’ordre social. Comme l'expliquait Gramsci, l'hégémonie politique ne peut s'appuyer uniquement sur la coercition, mais nécessite aussi le consentement. C'est pourquoi les dirigeants politiques s’efforcent de constituer une « sorte de compromis social sur une base ethno-raciale ». Cette violence d'État est justifiée par « l'incrimination multiforme des musulmans au nom du triptyque islam-immigration-terrorisme », et relève de la « fascisation », processus qui résulte de l'accumulation de réponses autoritaires successives aux contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité du pouvoir politique.

Cette analyse fine de la « radicalisation de l’État » en cours, de l'avancée de l'État militaro-sécuritaire, depuis ses origines jusqu’aux mesures liberticides imposées à la faveur de la lutte contre le terrorisme et de la crise sanitaire, contribuera à mettre en lumière les véritables ambitions de la start-up nation, d’affirmer l’urgence de s’y opposer et la nécessité de défendre l’alternative au régime de la propriété privée capitaliste.

 

Ernest London

Le bibliothécaire-armurier

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