jeudi 10 décembre 2020

LETTRES (BELLES-) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

 On dit aussi les Lettres. Elles sont la littérature et, particulièrement, la grammaire, l’éloquence, la poésie. Ce sont les « arts de la parole » et valent par l'expression que l'art fait prendre aux mots. Cette expression s'inspire des sentiments plus que de la clarté et de la précision nécessaires aux sciences. Lorsqu'une part de sentiment se mêle aux sciences, elle les fait appartenir aux lettres. L'histoire, la philosophie, la linguistique sont à la fois des sciences et des lettres. Pendant que les sciences recherchent des connaissances nouvelles, les lettres s'occupent de répandre des connaissances acquises. Elles forment le jugement des hommes, leur servent à l'exprimer. Leur objet est tout intellectuel et moral ; celui des sciences est tout expérimental. Avoir des lettres, c'est posséder les connaissances que procure l'étude des livres. Descartes a dit : « J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et, pour ce qu'on me persuadait que par leur moyen on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j'avais un extrême désir de les apprendre ». En littérature, on appelle genre épistolaire la correspondance littéraire. On dit que ce genre est le plus répandu parce que « tout le monde écrit des lettres ». C'est comme si on disait que tous ceux qui « mettent la main à la plume » font de la littérature. Leur étonnement serait aussi légitime que celui de Monsieur Jourdain apprenant qu'il faisait de la prose lorsqu'il disait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit » (Molière : Le Bourgeois gentilhomme). Pour être de la littérature, la correspondance doit avoir les qualités de l'art de la parole tant par l'emploi de la langue que par le choix des expressions et des sentiments. Le genre épistolaire réclame en particulier du naturel, du tact et de la concision. Plus qu'en tout autre genre, la concision est, dans la correspondance, l'art de bien écrire, c'est-à-dire d'énoncer clairement ce qu'on a bien conçu. Il y faut plus de temps que pour écrire longuement et obscurément. Pascal terminait ainsi une de ses lettres : « Je n'ai fait cette lettre-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte ». La clarté et l'aisance de la pensée, l'élégance de l'esprit, sont nécessaires dans la correspondance autant que dans la conversation. La lourdeur pédante y est aussi mal venue que l'affectation précieuse. Les deux se rencontrent souvent dans les Lettres des XVIIème et XVIIIème siècles, bien qu'ils aient été la période la plus brillante de la littérature épistolaire. Malebranche remarquait qu' « il n'y a rien de plus ennuyeux et de plus désagréable que de philosopher par lettres », Voltaire disait : « D'ordinaire, les savants écrivent mal les lettres familières comme les danseurs font mal la révérence ». On n'en « pédantisait » et on n'en « philosophait » pas moins par lettre. La correspondance, facilitée par le service des postes que Richelieu avait organisé pour les particuliers, était devenue à la mode et permettait à tout le monde d'être littérateur. Quelle joie n'était-ce pas pour les Sévigné de raconter à leurs filles éloignées en province, et par elles à la « bonne société » de leur ville, des histoires de cour dont la nouvelle ne mettait plus que huit jours pour parvenir jusqu'à Marseille! Les commérages aristocratiques de Paris et de Versailles couraient sur toutes les routes de France. Dans les petits billets comme dans les longues épîtres, on dissertait de tout : amours, potins et scandales de la cour et de la ville, littérature, religion, philosophie, sciences, etc.... Les Lettres de Mme de Sévigné et de Voltaire sont les modèles du genre épistolaire des deux siècles. Elles caractérisent le ton du badinage qu'on prenait devant tous les événements, les plus graves comme les plus insignifiants. Plus que jamais, en ce temps-là, le plaisir de dire un bon mot et d'avoir une réputation de bel esprit l'emportait sur toute autre considération. N'entendait-on pas Louis XV lui-même dire après la bataille de Rosbach où le prince de Soubise avait été battu : « Tiens, ce pauvre Soubise! Eh bien, il ne lui manque plus que d'être content ». Louis XV, lui, était content de toutes les façons et il lui importait peu que la France fût ruinée par la guerre. Dans ces temps « aimables », où toutes les affaires de l'Etat tournaient à la galanterie, ce furent surtout les femmes qui illustrèrent le genre épistolaire. Ce furent avec Mme de Sévigné, Mmes de Scudéry, de Sablé, Ninon de Lenclos, de Lafayette, la présidente Ferrand, de Maintenon, du Châtelet, d'Epinay, Necker, et un grand nombre d'autres. Toutes les femmes de la cour écrivirent durant ces deux siècles, soit des Lettres, soit des Mémoires, dans le ton des « précieuses » d'abord, dans celui des « philosophes » ensuite. M. Jean Lemoine a publié en 1911-1913 les Lettres sur la Cour de Louis XIV, par le marquis de Saint-Maurice. Au XIXème siècle, la vie nouvelle a tué peu à peu le genre épistolaire. La rapidité des communications, le télégraphe, le téléphone, les journaux qui concentrent et répandent les nouvelles du monde entier en quelques heures, ont supprimé les principaux motifs de correspondance. On est de plus en plus pressé, on a de moins en moins le temps d'écrire et surtout de bien écrire pour un échange désintéressé d'idées, pour le plaisir, et on écrit comme on vit, fiévreusement, en courant ; cinq mots sur une carte postale, illustrée d'un monument ou d'un paysage qu'on n'a pas eu le temps de regarder et sur lequel on a l'opinion interchangeable de tous les acheteurs de la carte postale. La lettre n'est plus qu'une forme employée par les littérateurs comme le roman, la nouvelle, et encore est-elle bien délaissée. La correspondance des hommes notoires n'intéresse plus que pour les renseignements historiques ou biographiques qu'elle fournit, comme document et témoignage. Bien des écrivains ne se sont fait connaître ou n'ont révélé leur véritable caractère que par leur correspondance. Le nom de Mlle Aïssé serait demeuré inconnu sans ses Lettres Portugaises. L'impersonnalité des œuvres de Flaubert aurait toujours laissé ignorer l'auteur et sa vie si sa Correspondance n'avait montré l'homme qu'il fut. A ce point de vue les lettres des hommes du XIXème siècle, plus personnelles, plus intimes, sont plus caractéristiques que dans les siècles précédents où l'on écrivait moins pour ses correspondants que pour le public. On dut écrire beaucoup de lettres dans l'antiquité, mais il en est peu resté. Celles qui ont été conservées n'en ont que plus de valeur. Beaucoup sont malheureusement apocryphes ; on en a attribué faussement à Socrate, Diogène, Cratès, Pythagore, Eschine et d'autres. Parmi les Lettres tenues pour authentiques, les plus importantes sont celles de Cicéron, de Sénèque, de Pline. Elles nous renseignent sur l'histoire et les mœurs de leur époque. Les Lettres d’Aleiphron renferment des détails curieux sur les différentes classes d'Athènes, celle des courtisanes en particulier. On a conservé, du IVème siècle, les Aristaneli epistolæ qui dépeignent la vie galante de ce siècle. Les Lettres de Synésius, de Liba Symmaque, sont des documents importants sur les débuts du christianisme. Celles de Libanius contiennent de violentes accusations contre le vandalisme chrétien. Celles d'Ausone font connaître la vie de l'homme de lettres au IVème siècle. Celles de Sidoine Apollinaire présentent un tableau de la société gallo-romaine du Vème siècle. Il est resté des lettres d'empereurs romains, de Marc-Aurèle, de Trajan et surtout de Julien, dont l'édition complète et exacte n'a été produite qu'en 1924 par la « Collection des Universités de France ». Les lettres ont été la première forme de la littérature chrétienne. Elle a atteint immédiatement, avec celles de saint Cyprien et de saint Jérôme, une hauteur qu'elle n'a plus connue depuis. Saint Jérôme, en particulier, domine les temps troublés et barbares des premiers siècles du christianisme. Il en est peut-être le plus grand génie, sinon l'unique. Il a donné au christianisme la seule formule qui lui mérite de laisser un souvenir dans l'histoire des hommes, et cette beauté que des millions de parasites qu'il a fait vivre à travers les siècles ont traînée dans la boue mais n'ont pas réussi à effacer. Après saint Jérôme, l'ignorance et la barbarie intellectuelle qui s'installèrent dans les mœurs supprimèrent généralement la correspondance ou la rendirent sans intérêt littéraire. Il faut arriver au XIIème siècle pour retrouver une véritable éloquence épistolaire. Les Lettres d'Abélard et d'Héloïse, de Suger, de saint Bernard, de Jean de Salisbury, de Pierre le Vénérable, de Pierre de Blois, sont celles de vrais érudits et pleines de l'effervescence d'une pensée trop longtemps comprimée. Cette effervescence se renouvela avec la Renaissance, particulièrement en Italie. Petris de Vincis et le Dante ont laissé des lettres politiques et littéraires. Les papes et les princes italiens, devenus des lettrés, avaient d'illustres correspondants. Souvent l'Arétin, « condottiere de lettres », écrivit pour eux ou contre eux. Léon X, Julien de Médicis, Lucrèce Borgia, correspondaient avec Bembo, Raphaël et Bibienne. La Renaissance vit en France les lettres de Rabelais, de Calvin, de la reine de Navarre. En Allemagne, celles de Jean Hus que préfaça Luther. En Espagne, celles passionnément mystiques de Thérèse d'Avila. Par la suite, les lettres se multiplièrent. Leurs auteurs et leurs sujets furent des plus divers. En France, on a la correspondance de Marie Stuart, Etienne Pasquier, Malherbe, Descartes, Voiture, Balzac, Gui Patin ; celle des littérateurs du XVIIème siècle, des philosophes du XVIIIème. Le développement des idées philosophiques fut dû surtout aux très nombreuses lettres que les encyclopédistes Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, d'Alembert, Grimm, etc., échangèrent avec les plus grands personnages d'Europe. Les hommes de la Révolution ont laissé peu de lettres. Ils ont plutôt écrit des Mémoires, quand les événements leur en ont laissé le temps. Les lettres de Mme Roland, publiées sous le titre : Lettres de Mademoiselle Philipon aux demoiselles Cannet et antérieures à la Révolution, sont dignes de ses Mémoires par le style et la noblesse des sentiments. M. G. Michon a édité, en 1924 et en 1926, la correspondance de Barnave et celle de Maximilien et Augustin Robespierre. Dans les correspondances du XIXème siècle, les lettres d'Edgar Quinet, de Michelet, de Carlyle, de Tolstoï et d'Elisée Reclus sont parmi les plus belles par l’élévation de la pensée. En Allemagne sont remarquables les lettres de Herder, de Gœthe et de Schiller, de J. de Muller, de Humboldt. En Angleterre, la correspondance est surtout politique et historique. On a celle, classique, de Bolingbroke, Chesterfield, Talbot, Franklin, Cromwell, Hyde, lady Montagne. Ensuite, les lettres de Thomas Moore, Hume, l'acteur Garrick, Horace Walpole, etc... Celles de lord Byron ont été traduites en français en 1911. De nombreux ouvrages ont été écrits sous forme de lettres, tels les Epitres des hommes obscurs, d'Ulrich Von Hutten, traduites par L. Tailhade ; les Provinciales, de Pascal ; les Lettres spirituelles, de Bossuet et de Fénelon ; les Lettres persanes, de Montesquieu ; les Lettres anglaises, de Voltaire ; les Lettres sur la musique et la Nouvelle Héloïse, de J.-J. Rousseau ; les Lettres d'Italie, du président de Brosses ; les Lettres de Jacopo Ortis, d'Ugo Foscolo ; les Liaisons dangereuses, de Laclos ; les Lettres d’une inconnue, de Prosper Mérimée, etc... Edouard ROTHEN

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