"Les autres propositions sont manifestement empruntées à la littérature des utopistes : centralisation du crédit ; exploitation des transports par l’Etat ; multiplication des manufactures nationales et amélioration des terres d’après un plan d’ensemble ; travail obligatoire pour tous et organisation d’armées industrielles, surtout pour l’agriculture ; rapprochement de l’agriculture et de l’industrie ; éducation publique et gratuite de tous les enfants et réunion de l’éducation et de la production matérielle. Je ne vois pas trop pourquoi Andler met à part ce dernier projet, qu’il appelle pédagogique, et qui appartient, de la manière la plus évidente, à l’organisation du travail."
"Pendant que Bernstein s’efforçait ainsi de concentrer l’attention des socialistes allemands sur les parties de la doctrine que ceux-ci avaient négligées, le travail naturel de l’évolution des partis amenait les chefs du socialisme à abandonner les points de vue marxistes, tout en se défendant de ne vouloir rien changer. Le 5 décembre 1899, Bebel prononçait à Berlin un discours dans lequel se faisait jour le plus pur socialisme d’Etat ; il osait même revenir aux coopératives subventionnées par l’Etat que Marx avait condamnées dans sa lettre de 1875 sur le programme de Gotha [La social-démocratie allemande était officiellement marxiste, mais elle avait toujours conservé beaucoup d’idées lassaliennes ; c’est ainsi que le programme de Gotha avait été adopté malgré les critiques de Marx ; sa lettre n’a même été connue qu’en 1891. L’esprit lassalien devint prépondérant dès que les socialistes eurent remporté des succès électoraux ; les succès électoraux conduisent fatalement au socialisme d’Etat]. Toutefois on n’en continuait pas moins à considérer Bernstein comme un hérétique, afin de paraître toujours fidèle aux vieilles espérances révolutionnaires. Les politiciens socialistes estimaient qu’ils n’avaient d’ailleurs nul besoin de se préoccuper de faire les recherches auxquelles les conviait Bernstein, parce qu’un député est, tout comme un marquis de l’Ancien Régime, un homme qui sait tout sans avoir besoin d’apprendre. "
"Pecqueur présente ses conceptions sous une forme beaucoup plus développée, et, grâce à la franchise parfois un peu naïve de cet auteur, il est plus facile de suivre la marche des idées : « Toute richesse matérielle est due au travail combiné avec la matière, ou plutôt à la force intelligente de l’homme agissant sur la matière... La matière nous est donnée collectivement et également par Dieu, mais le travail, c’est l’homme. Celui qui ne veut point travailler, a dit saint Paul, n’a pas le droit de manger. Dans cette sentence se trouve en germe tout l’économie sociale et politique de l’avenir » [Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, p. 497]. On peut, en effet, soupçonner facilement que de ces prémisses devront sortir des conséquences communistes ou très voisines du communisme égalitaire ; mais l’auteur ne regarderait pas ces principes comme évidents, s’il n’avait été déjà décidé à condamner le régime capitaliste.
A Rossi, qui avait dit qu’il ne faut pas appeler oisif celui qui administre sagement sa fortune, en épargne une partie et contribue à la production par ses capitaux, Pecqueur répond : « Produire, c’est travailler : dire que nos capitaux travaillent à notre place, c’est dire une absurdité... Pour produire réellement, il faudrait payer de votre personne, et vous ne le faites pas. Le capital est une matière qui ne peut rien sans le travail de l’homme [La distinction du travail mort ou capital et du travail vivant a pénétré dans la littérature marxiste par le Manifeste communiste] ; car toute richesse vient du labeur. Donc, le capital ne saurait travailler à la place de l’homme, de son possesseur ou propriétaire. Lors même que la matière capital pourrait travailler comme un être moral et doué d’une activité spontanée, tel que l’homme, elle ne pourrait encore représenter l’homme auprès de la société ; car, en fait de travail, l’homme même ne peut représenter l’homme. La présence personnelle est de rigueur » [Pecqueur, op. cit., p. 512].
La production est un devoir qui s’impose à chacun, et chaque producteur est un fonctionnaire ; tous sont également nécessaires à la société et doivent être également rétribués, s’ils mettent une égale bonne volonté au travail [Pecqueur, op. cit., pp. 583-586]. Quant à essayer de démontrer la légitimité d’un pareil système, cela est impossible. Marx a vraiment bien fait de ne pas s’engager dans ce labyrinthe de sophismes.
b) Les utopistes étaient persuadés que le capitalisme n'était plus en état de diriger une production devenue trop grande pour des particules. Une pareille conception nous parait aujourd’hui fort étrange, parce que nous avons vu l’industrie réaliser, depuis un demi-siècle, trop de prodiges, et que son état antérieur à 1848 nous semble tout à fait rudimentaire ; nous avons donc quelque peine à ne pas regarder les utopistes comme ayant été bien naïfs. Mais il faut tenir compte, pour apprécier sainement le changement survenu dans les idées, du changement que le capitalisme a subi lui-même.
Je rappelle ici qu’une des thèses essentielles de Marx est celle du passage du capitalisme commercial et usuraire au capitalisme industrie ; celui-ci constitue la forme pleinement développée de la société bourgeoise. A l’époque des utopistes, le capitalisme industriel était encore secondaire ; au début de ses articles de 1850 sur La lutte de classe en France, Marx fait observer que, sous le règne de Louis-Philippe, le gouvernement était entre les mains de ce qu’on appelait l’aristocratie financière (banquiers, rois de la Bourse et des chemins de fer, propriétaires de forêts, et partie des grands propriétaires fonciers), tandis que la bourgeoisie industrielle était dans l’opposition ; il montre notamment le rôle de Grandin et de Faucher, qui combattaient vivement Guizot et représentaient les intérêts industriels. En Angleterre existait à peu près la même situation : dans une note du chapitre XX du IIIe volume du Capital, Marx dit que les commerçants étaient unis à l’aristocratie foncière et financière contre le capital industriel (par exemple, Liverpool contre Manchester et Birmigham) et que « le capital commercial et l’aristocratie financière n’ont reconnu la suprématie du capital industriel que depuis la suppression des droits d'entrée sur les céréales » [Capital, trad. fr., t. III, première partie, p. 360].
Autrefois, les entreprises capitalistes étaient dirigées par des hommes dépourvus de connaissances scientifiques, parce qu'elles étaient conduites à la manière des affaires commerciales ou usuraires. On était effrayé en constatant la disproportion qui existait entre la capacité des directeurs d’usines et la science du temps. Aujourd’hui, la science a fait des progrès immenses, mais elle n’est demeurée étrangère, dans aucune de ses parties, aux ingénieurs qui dirigent les ateliers. Le problème qui avait le plus préoccupé les utopistes se trouve résolu par le capitalisme contemporain ; s’il y a encore des exceptions, c’est que partout le régime industriel n’a pas complètement triomphé, et que l’aristocratie financière exerce encore sa mauvaise influence sur un certain nombre d’affaires.
Le problème de l’organisation de l’atelier ne semblait pas moins difficile que celui de sa direction. Le Moyen Âge avait légué des habitudes de grande brutalité chez les compagnons ; il était donc naturel que la discipline des manufactures fût également très brutale ; les contremaîtres avaient, d’ailleurs, à soutenir une lutte de tous les jours contre la mauvaise volonté d’ouvriers qui ne pouvaient s’accoutumer facilement à conduire des métiers compliqués, exigeant beaucoup d’attention et mus d’un mouvement rapide."
"Ainsi, le capitalisme a résolu les problèmes pour lesquels les utopistes cherchaient des solutions parfaitements vaines ; il a créé ainsi les conditions qui permettront le passage à une forme sociale nouvelle ; le socialisme n’aura ni à inventer de nouvelles machines scientifiques, ni à apprendre aux hommes comment il faut s’en servir pour obtenir le plus grand produit ; le capitalisme industriel résout tous les jours, par tâtonnements et progressivement, ce problème. Marx, en découvrant cette génération des conditions de la société nouvelle, a rendu tout l’utopisme inutile et même quelque peu ridicule.
Désormais, le socialisme ne devra plus s’occuper des moyens qui pourraient servir à faire évoluer la société dans un sens progressif ; Marx s’élève avec force contre la prétention qu’émettaient les lassaliens de demander l’institution de coopératives subventionnées par l’Etat, en vue de préparer la voie à la solution de la question sociale ; dans la Lettre sur le programme de Gotha, il regardait une telle attitude comme constituant une déviation du socialisme ; celui-ci devait s’enfermer dans la lutte de classe. Le socialisme n’a à s’occuper que de l’organisation révolutionnaire des bras, tandis que l’utopisme voulait donner des conseils à la tête de l’industrie.
c) Les utopistes étaient prodigieusement préoccupés de répartir la richesse d’une manière raisonnable. De leur temps, non seulement l’aristocratie foncière et les gens d’usure semblaient prendre une part démesurée, mais encore le régime de la petite industrie conservait des situations privilégiées, difficiles à défendre pour certaines catégories de salariés. « A Lyon, disait Proudhon en 1846, il est une classe d’hommes qui, à la faveur du monopole dont la municipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur à celui des professeurs de facultés et des chefs de bureaux des ministères : ce sont les crocheteurs... Il n’est pas rare qu’un homme gagne 12, 15 et jusqu’à 20 francs par jour. C’est l’affaire de quelques heures... Les crocheteurs de Lyon sont aujourd’hui ce qu’ils furent toujours : ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes et lâches » [Proudhon, Contradictions économiques, t. I, pp. 131-132. Il leur reprochait leur indifférence pour l’émeute des ouvriers de soie].
Le capitalisme fait disparaître la plupart de ces anomalies ; il tend à produire une certaine égalisation du travail entre les diverses parties de l’usine ; mais comme il a besoin d’un nombre considérable d’hommes particulièrement actifs, attentifs ou expérimentés, il s’ingénie à donner des suppléments de salaire aux hommes qui lui rendent ainsi plus de services ; ce n’est point par des considérations de justice qu’il se règle dans ce calcul, mais par la seule recherche empirique d’un équilibre réglé par les prix. Le capitalisme arrive donc à résoudre un problème qui semblait insoluble, tant qu’il avait été étudié par les utopistes ; il résout la question de l’égalité des travailleurs, tout en tenant compte des inégalités naturelles ou acquises qui se traduisent par des inégalités dans le travail [Dans la Lettre sur le programme de Gotha, se lisent de remarquables observations sur cette égalité de droit et l’inégalité des conditions]."
"J. Guesde était bien dans la tradition marxiste lorsqu’il disait à la Chambre, le 24 juin 1896, que le problème du travail ne pouvait offrir de sérieuses difficultés dans une société collectiviste ; en effet, on arriverait, par tâtonnements, à fixer les durées de travail assez courtes pour les métiers les moins demandés, de manière à y attirer le nombre d’hommes dont on aurait besoin. « Le jeu de l’offre et de la demande suffira à déterminer, sans arbitraire et sans violence, cette répartition qui vous semblait tout à l’heure un problème insoluble » [J. Guesde, Quatre ans de lutte de classe à la Chambre, t. II, p. 96]. D’autres ont pensé qu'au lieu d'offrir aux travailleurs l’appât du plus grand loisir, il serait plus pratique de continuer à leur offrir l’appât d’un salaire surélevé [« On aura pour guide unique l’intérêt... On spéculera sur le désir très réel chez beaucoup, soit d’un gain plus fort, soit d’un loisir plus grand avec un même gain » (G. Deville, Capital, 1re édition, p. 35)] ; cette solution paraît comporter une attraction plus puissante ; mais l’essentiel est de montrer ici seulement que c’est par un mécanisme emprunté à l’ère capitaliste que le socialisme compte régler la répartition."
"Les pauvres peuvent s’adresser aux riches pour leur rappeler qu’ils devraient remplir envers eux le devoir social que la philanthropie et la charité chrétienne imposent aux classes supérieures ; ils peuvent encore se soulever pour imposer leur volonté et se ruer sur les bonnes choses qui étaient placées hors de leur atteinte ; mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune idée juridique qui puisse être acquise par la société. L’avenir dépend de la bonne volonté des hommes qui prendront la tête du mouvement ; ils pourront conduire leurs hommes soit à une de ces sociétés douces que Renan regardait comme impropres à soutenir la charge d’une haute culture politique et nationale [Renan, Histoire du peuple d’Israël, t. III, p. 279. Il donne comme exemple les peuples bouddhistes] ; soit à une société analogue à celle du Moyen Âge dans laquelle « la voix des prophètes épouvantera les riches, les puissants, empêchera, au profit des pauvres ou prétendus tels, tout développement industriel, scientifique ou mondain » [Renan, op. cit., t. II, p. 540] ; soit enfin à quelque jacquerie, comme craignaient les utopistes."
"Pour bien comprendre la transformation qui s’est opérée dans la pensée socialiste, il faut examiner ce qu’est la composition de l’Etat moderne. C’est un corps d’intellectuels qui est investi de privilèges et qui possède des moyens dits politiques pour se défendre contre les attaques que lui livrent d’autres groupes d’intellectuels avides de posséder les profits des emplois publics. Les partis se constituent pour faire la conquête de ces emplois et ils sont analogues à l’Etat. On pourrait donc préciser la thèse que Marx a posée dans le Manifeste communiste : « Tous les mouvements sociaux jusqu’ici, dit-il, ont été accomplis par des minorités au profit de minorités » [Manifeste communiste, p. 39] : nous dirions que toutes nos crises politiques consistent dans le remplacement d’intellectuels par d’autres intellectuels ; elles ont donc toujours pour résultat de maintenir l’Etat, et parfois même de le renforcer, en augmentant le nombre des co-intéressés."
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