jeudi 10 décembre 2020

LETTRE n. f. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

 L'étymologie de ce mot est incertaine. Il viendrait de littera (caractère d'écriture), de lictera (du radical sanscrit likh, graver, écrire), de linea (ligne) ou de linere, litum (enduire). Il désigne chacun des caractères qui composent l'alphabet dans sa forme, sa dimension, sa couleur, chez ceux qui emploient ce mode d'écriture pour la représentation du langage articulé. L'emploi des lettres, pour écrire les mots, est guidé par 1'orthographe. « Otez de notre écriture les lettres que nous ne prononçons pas, vous introduirez un chaos en l'ordre de notre grammaire, et ferez perdre la connaissance de l'origine de la plus grande partie de nos mots » (Livet). Les caractères employés pour l'écriture du langage musical sont appelés notes. Le mot lettre désigne aussi ce qui a un sens littéral, étroit, renfermé dans un texte. Considérer une chose au pied de la lettre, c'est la voir exactement dans le sens rigoureux du mot. Juger selon la lettre, c'est s'en tenir à ce qui est écrit. Aider à la lettre, c'est interpréter en expliquant le sens. Ajouter à la lettre, c'est élargir le sens et aller au-delà. Suivant les circonstances, il convient de préférer l'esprit à la lettre. « La lettre tue et l'esprit donne la vie », a dit saint Paul, interprétant la prétendue loi divine ; mais lettre et esprit ont été si souvent falsifiés, surtout sur les questions divines et dans les buts les plus contradictoires bons et mauvais, qu'il est impossible de s'y reconnaître. Comme l'a dit Voltaire à propos de l'emploi des signes du langage : « L'univers fut abruti par l'art même qui devait l'éclairer ». L'incertitude de l'étymologie du mot lettre est d'autant plus singulière que ce mot suppose en certains cas une absolue précision. Ce qui est non moins singulier, c'est que les hommes n'ont pas trouvé de nom à la réunion des lettres ou caractères du langage. « Comment s'est-il pu faire, a dit Voltaire, qu'on manque de termes pour exprimer la porte de toutes les sciences? La connaissance des nombres, l'art de compter, ne s'appelle point : Un-deux ». Les Grecs ont dit : alpha, bêta, etc... et du son des deux premières lettres de leur langue on a fait alphabet. Nous disons : l'a. b. c. Certains allant jusqu'à d ont fait abécédaire. On peut aller ainsi jusqu'à l'oméga des Grecs qui est le z français. A défaut d'un mot ayant un sens, on a appelé alphabet la réunion des lettres d'une langue disposée suivant une énumération conventionnelle. L'alphabet est la première partie de la grammaire ; la connaissance des lettres qui le composent est l'élément essentiel de celle du langage. Les lettres, ou signes du langage d'après l'énumération alphabétique, auraient été trouvées par les Phéniciens qui les auraient transmises aux Grecs. Du grec est dérivé l'alphabet des latins employé aujourd'hui par leurs descendants (France, Espagne, Portugal, Italie, Roumanie), par les Scandinaves, les Germaniques et quelques autres peuples dont les langues sont étrangères à la famille indo-européenne. Les Hébreux avaient reçu aussi des Phéniciens leur alphabet. Ils le transformèrent peu à peu pour composer l'araméen. L'ancien alphabet phénicien n'a été conservé chez eux que par les Samaritains, d'où son appellation actuelle d'alphabet samaritain. L'Inde possède des alphabets. Ils sont dérivés de l'araméen et du grec par l'indo-bactrien. La Perse a un alphabet sorti de même de l'araméen, où sont conservées des traces égyptiennes. L'araméen a également produit les variétés arabes. D'autres très nombreux alphabets se sont formés sous des influences plus ou moins obscures et mélangées. Il n'y en aurait pas moins de cinquante-sept pour écrire les seules langues turques. La parenté des signes de l'écriture ne comporte nullement celle du langage : mais comme les hommes ne peuvent émettre, quelle que soit leur langue, qu'un nombre déterminé de sons, il en résulte que les mêmes signes pourraient, à peu de choses près, servir aux besoins de toutes les langues. L'alphabet a rendu extrêmement aisée l'expression écrite du langage en réduisant ses signes à vingtdeux lettres dans l'italien, vingt-quatre dans le grec, vingt-cinq dans le latin, vingtsix dans le français, l'anglais et l'allemand, vingt-sept dans l'espagnol. Les peuples qui n'ont pas d'alphabet et ont des signes pour chaque mot, ont une écriture extrêmement compliquée, dont la vulgarisation est à peu près impossible. C'est ainsi que ces signes dépasseraient chez les Chinois le nombre de quatre-vingt mille! Dans l'ancienne Egypte, il y avait autant d'écritures que de castes. On comprend les difficultés linguistiques qu'il y a pour s'entendre, non seulement entre ces peuples, mais aussi entre gens du même peuple. Les lettres ont des formes très variées dans l'écriture. On les a beaucoup réduites depuis l'invention de l'imprimerie et l'usage courant de l'écriture développé par l'instruction. Mais aux temps où les livres n'existaient qu'en manuscrits, c'était un art important, chez leurs copistes, de multiplier la variété des lettres et de leurs ornementations. Il y avait les lettres armoriées, les lettres en broderie, les lettres capitulaires, les lettres en chaînettes, en treillis ou en mailles, les lettres tressées, entrelacées, enclavées ou éparses, les lettres de forme, de marqueterie ; les lettres onciales, les plus anciennes, qui remontent au temps des premiers Ptolémée ; les bénéventines, les pisanes, les lettres perlées, ponctuées, solides, tondues, barbues, tourneuses, tranchées, et une foule d'autres oubliées. Aujourd'hui, l'imprimerie emploie les lettres majuscules, capitales, ornées, blanches, grises, tranchées, à queue, etc... Les lettres de l'écriture alphabétique ont des formes diverses propres à chaque peuple. La forme la plus courante en Europe est celle de l'écriture latine. Les Allemands ont encore la forme gothique qu'ils abandonnent peu à peu après les Scandinaves. Il y a en outre les écritures arabe, grecque, russe, asiatiques. On appelle encore lettre une communication par écrit adressée dans certaines circonstances à des personnes éloignées : lettre de faire-part, de condoléances, d'introduction, de recommandation, circulaire, etc... Dans le commerce, on fait usage de la lettre de change, la lettre de crédit, la lettre de gage, la lettre d'avis, la lettre de voiture, la lettre d'offre de service, etc... La lettre est aussi la correspondance particulière entre personnes, sous forme d'épître, de missive. Elle est le genre épistolaire dans les Belles-Lettres (Voir ce mot). Sous l'ancien régime d'avant 1789, un très grand nombre d'actes législatifs, de jurisprudence et de chancellerie, étaient appelés lettres royaux (de l'ancien pluriel royaux qui était le même pour le masculin royal et pour le féminin royale). Il y avait, entre autres, les lettres de cachet qui servaient à différents usages, mais surtout à envoyer les gens en prison, sans jugement, selon le bon plaisir des monarques ou de leurs favoris. Saint-Foix, montrant que les inventions malfaisantes ont été dues souvent à des gens d'église, a écrit dans ses Essais historiques sur Paris : « Un moine inventa la poudre à canon ; un évêque les bombes ; un capucin, le père Joseph, imagina les espions soudoyés par la police et les lettres de cachet ». Voltaire déplorait, que tant d'assassinats religieux et tant de lettres de cachet fussent le partage d'un peuple, celui de France, si renommé pour la danse et l'opéracomique. Diderot a dit qu'on a pu compter quatre-vingt mille de ces lettres « décernées contre les plus honnêtes gens de l'Etat sous le plus doux des ministères ». D'après l'historien Montgaillard, on en lança plus de 150.000 pendant le règne de Louis XV. Michelet a dit qu'alors : « l'essence et la vie du gouvernement étaient la lettre de cachet ». Bien qu'abolies solennellement par la Révolution française, les lettres de cachet existent toujours sous des formes déguisées. En démocratie comme au temps de Mme de Maintenon, « on est persuadé qu'elles sont nécessaires »! (Voir : Liberté individuelle) - Edouard ROTHEN

Aucun commentaire: