samedi 5 mai 2018

Journal de la Commune


Paris, le 26 mars 1871.


A l’heure où nous écrivons, le Comité central aura de droit, sinon de fait, cédé la place à la Commune. Ayant rempli le mandat extraordinaire dont la nécessité l’avait investi, il se réduira de lui-même à la fonction spéciale qui fut sa raison d’être, et qui, contestée violemment par le pouvoir, l’obligeait à lutter, à vaincre, ou à mourir avec la cité dont il était la représentation armée.
Expression de la liberté municipale légitimement, juridiquement insurgée contre l’arbitraire gouvernemental, le Comité n’avait d’autre mission que d’empêcher à tout prix qu’on arrachât à Paris le droit primordial qu’il avait triomphalement conquis. Au lendemain du vote, on peut dire que le Comité a fait son devoir.
Quant à la commune élue, son rôle sera tout autre et ses moyens pourront être différents. Avant tout, il lui faudra définir son mandat, délimiter ses attributions.
Ce pouvoir constituant qu’on accorde si large, si défini, si confus pour la France à une assemblée nationale, elle devra l’exercer pour elle-même, c’est-à-dire pour la cité, dont elle n’est que l’expression.
Aussi l’oeuvre première de nos élus devra être la discussion et la rédaction de leur charte, de cet acte que nos aïeux du moyen-âge appelaient leur commune.
Ceci fait, il faudra aviser aux moyens de faire reconnaître et garantir par le pouvoir central, quel qu’il puisse être, ce statut de l’autonomie municipale. Cette partie de leur tâche ne sera pas la moins ardue si le mouvement, localisé à Paris et dans une ou deux grandes villes, permet à l’Assemblée nationale actuelle d’éterniser un mandat que le bon sens et la force des choses limitaient à la conclusion de la paix, et qui déjà se trouve depuis quelque temps accompli.
À une usurpation de pouvoir, la commune de Paris n’aura pas à répondre en usurpant elle-même. Fédérée avec les communes de France déjà affranchies, elle devra, en son nom et au nom de Lyon, de Marseille et bientôt peut-être de dix grandes villes, étudier les clauses du contrat qui devra les relier à la nation, poser l’ultimatum du traité qu’elles entendent signer.
Quel sera cet ultimatum ? D’abord il est bien entendu qu’il devra contenir la garantie de l’autonomie, de la souveraineté municipale reconquise. En second lieu, il devra assurer le libre jeu des rapports de la commune avec les représentants de l’unité nationale.
Enfin, il devra imposer à l’Assemblée, si elle accepte de traiter, la promulgation d’une loi électorale telle que la représentation des villes ne soit plus à l’avenir absorbée et comme noyée dans la représentation des campagnes. Tant qu’une loi électorale conçue dans cet esprit n’aura pas été appliquée, l’unité nationale brisée, l’équilibre social rompu ne pourraient pas se rétablir.
A ces conditions, et à ces conditions seulement, la ville insurgée redeviendra la ville capitale. Circulant plus libre à travers la France, son esprit sera bientôt l’esprit même de la nation, esprit d’ordre, de progrès, de justice, c’est-à-dire de révolution.

Journal de la Commune


26 mars 1871

LA COMMUNE À MARSEILLE

Le 24 mars au matin, la proclamation suivante a été affichée :


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Liberté, Egalité, Fraternité.
PRÉFECTURE DES BOUCHES-DU-RHÔNE.
La commission départementale provisoire aux habitants de Marseille et du département des Bouches-du-Rhône.

Citoyens,
Une collision sanglante allait éclater parmi nous. La guerre civile était prête à sortir des circulaires et des provocations irritantes qu’un pouvoir aveugle lançait comme un défi aux grandes cités françaises.
Nous sommes intervenus.
Grâce à l’union de tous les groupes républicains, nous avons vu se dissiper le malentendu qui menaçait d’armer les uns contre les autres, dans une lutte fratricide ajoutée à tant d’autres désastres, les citoyens d’une même ville, les soldats d’une même cause.
Nous avons parlé d’apaisement, de conciliation. Marseille a répondu à notre appel par une manifestation imposante. Il n’a pas été versé une seule goutte de sang. On espérait nous diviser en deux camps : Marseille a été unanime à déclarer qu’elle soutiendrait le gouvernement républicain régulièrement constitué, qui siégerait dans la capitale.
Et par là, nous avons tous ensemble affirmé du même coup notre amour pour la République, notre sympathie pour l’héroïque capitale martyre qui, à elle seule, aurait sauvé notre patrie, si notre patrie avait dû être sauvée.
Après avoir échappé au danger, à force de patriotisme et de sagesse, Marseille ne pouvait plus avoir confiance dans l’administration préfectorale.
L’opinion publique exigeait une satisfaction.
Le conseil municipal, avec le concours de tous les groupes républicains de la cité, a dû instituer une commission départementale, chargée d’administrer provisoirement le département des Bouches-du-Rhône et la ville de Marseille.
Les membres de cette commission provisoire se sont mis immédiatement à l’oeuvre. Ils comptent sur votre concours et sur votre confiance.
Maintenez avec nous l’ordre dans la cité, retournez paisiblement à vos travaux ; que le commerce et que l’industrie reprennent promptement l’essor pacifique qui doit contribuer au relèvement de notre patrie.
Nous veillons nuit et jour sur la République, jusqu’à ce qu’une autorité nouvelle, émanant d’un gouvernement régulier, siégeant à Paris, vienne nous relever de nos fonctions.

Vive Paris !
Vive la République !
Marseille, le 23 mars 1871.
Les membres de la commission départementale provisoire
du département des Bouches-Du-Rhône.
GASTON CRÉMIEUX, ÉTIENNE PÈRE, JOB,
BOSC, DAVID, DESSERVY, SIDORE,
Conseillers municipaux :
MAVIE, ALLERINI, GUELLARD, BARTHELET,
ÉMILE BOUCHET, CARTOUX.



Le comité républicain a publié l’adresse suivante :

Aux Marseillais.

CITOYENS,

Le comité républicain, réuni spontanément en présence de la manifestation de la garde nationale, déclare se rallier sans réserve à la proclamation du conseil municipal.
Le comité républicain honore Paris comme la capitale de la République, et demande qu’une Assemblée constituante y établisse son siège.
Le comité veut le maintien de la République et la nomination à toutes les fonctions d’hommes connus par leur dévouement aux principes de la démocratie.
Il demande que tous les complices de l’Empire, qui ont livré la France démoralisée et désarmée à l’invasion prussienne, soient à tout jamais exclus des fonctions publiques.
Le comité a pleine confiance dans l’énergie et l’initiative du conseil municipal pour maintenir haut et ferme le drapeau de la République et pour assurer à Marseille le respect des personnes et des propriétés publiques ou privées.

Pour le comité républicain :
Les membres du bureau,
LÉART, président ;
SOIRON ET JOSEPH MARTIN, vice-président ;
JULES RIGAULT ET GAY, secrétaires.

Journal de la Commune


Ve ARRONDISSEMENT DE PARIS
(MAIRIE DU PANTHÉON)

Citoyens,
Il y a peu de jours, votre municipalité était déserte ; — les hommes que vous aviez élus au 4 novembre, quand triomphaient les idées de réaction, sentant le courage revenir au peuple, se sont enfuis tour à tour.
Sur le désir de nos amis du Comité central, nous avons remplacé cette municipalité défaillante.
Nous l’avons fait au moment où de tristes compétitions, des menées qui se couvrent d’un prétendu amour de l’ordre et de la légalité préparaient peut-être une lutte armée et allaient, involontairement sans doute, ramener ces tristes journées, non oubliées de vous, où le sang du peuple inondait nos rues.
Malgré ces démonstrations hostiles, malgré les calomnies que nous dédaignons, nous sommes restés inébranlables dans nos sentiments de rapprochement et d’entente.
Nous avons réussi. La paix est faite, les malentendus expliqués, et toute chance de danger, nous l’espérons, éloignée à jamais.
Mais la paix dans la rue sera insuffisante si elle ne s’accompagne pas de l’accord dans les esprits, de l’homogénéité dans le conseil qui va gérer tous vos intérêts.
Les hommes du 4 septembre ont laissé consommer la défaite, ruiné ou compromis les destinées de la France.
Défiez-vous, citoyens, de ceux qui ont été leurs complices, leurs collaborateurs ou même leurs adhérents, — de ceux qui, sous couleur de respecter l’ordre, de défendre la légalité, prennent parti pour une assemblée monarchique, née sous cette double influence : la peur et la pression prussienne.
Ecartez de vous ceux qui regardent comme une voie fatale l’oeuvre du salut que vous accomplissez dans un admirable accord.
Déjà vous avez les grands centres, bientôt le pays entier sera avec vous.
Electeurs du Ve arrondissement, vous prouverez par votre vote que vous vous associez à cette force immense, récemment révélée, qui résulte de l’union, de la fédération de la garde nationale ; — que vous ne blâmez pas ces jeunes citoyens dont l’énergie, le talent, la probité et l’audace heureuse ont subitement transformé une situation et vaincu la vieille politique.
Les autres classes, en réduisant le pays aux plus tristes extrémités, ont désormais donné la mesure de leur impuissance et de leur caducité : — elles ont perdu le droit de se dire les seules classes gouvernementales.
Laissez arriver l’honnêteté, le travail, la justice ; — ouvrez les portes au prolétariat instruit, au vrai peuple, à la seule classe pure encore de nos fautes et de nos déchéances ; à la seule, enfin, capable de sauver le pays.

Le maire provisoire, D.-TH. RÉGÈRE
Les adjoints provisoires,
ACONIN, MURAT,


Journal de la Commune


Paris, le 26 mars 1871.

La Proclamation suivante a été affichée hier sur les murs de Paris :


Citoyens,
Notre mission est terminée ; nous allons céder la place dans votre Hôtel-de-Ville à vos nouveaux élus, à vos mandataires réguliers.
Aidés par votre patriotisme et votre dévouement, nous avons pu mener à bonne fin l’oeuvre difficile entreprise en votre nom. Merci de votre concours persévérant ; la solidarité n’est plus un vain mot : le salut de la République est assuré.
Si nos conseils peuvent avoir quelques poids dans vos résolutions, permettez à vos plus zélés serviteurs de vous faire connaître, avant le scrutin, ce qu’ils attendent du vote aujourd’hui.
Citoyens,
Ne perdez pas de vue que les hommes qui vous serviront le mieux sont ceux que vous choisirez parmi vous, vivant de votre propre vie, souffrant des mêmes maux.
Défiez-vous autant des ambitieux que des parvenus ; les uns comme les autres ne consultent que leur propre intérêt, et finissent toujours par se considérer comme indispensables.
Défiez-vous également des parleurs, incapables de passer à l’action ; ils sacrifieront tout à un discours, à un effet oratoire ou à un mot spirituel. — Evitez également ceux que la fortune a trop favorisés, car trop rarement celui qui possède la fortune est disposé à regarder le travailleur comme un frère.
Enfin, cherchez des hommes de convictions sincères, des hommes du peuple, résolus, actifs, ayant un sens droit et une honnêteté reconnue. — Portez vos préférences sur ceux qui ne brigueront pas vos suffrages ; le véritable mérite est modeste, et c’est aux électeurs à connaître leurs hommes, et non à ceux-ci de se présenter. Nous sommes convaincus que, si vous tenez compte de ces observations, vous aurez enfin inauguré la véritable représentation populaire, vous aurez trouvé des mandataires qui ne se considéreront jamais comme vos maîtres.

Hôtel-de-Ville, 25 mars 1871.
Le Comité central de la garde nationale.
AVOINE FILS, ANT. ARNAUD, G. ARNOLD, ASSI, ANDIGNOUX, BOUIT, JULES BERGERET, BABICK, BAROU, BILLIORAY, L. BOURSIER, BLANCHET, CASTIONI, CHOUTEAU, C. DUPONT, FABRE, FERRAT, FLEURY, FOUGERET, C. GAUDIER, GOUHIER, H. GÉRESME, GRELIER, GROLLARD, JOSSELIN, FR. JOURDE, LAVALETTE, HENRI (FORTUNÉ), MALJOURNAL, ÉDOUARD, MOREAU, MORTIER, PRUDHOMME, ROUSSEAU, RANVIER, VARLIN, VIARD.

Journal de la Commune


LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE

Qu’est-ce que le 10 août 1792 ?

C’est la journée où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner, où l’indépendance nationale doit périr.
On a vu combien cette pensée avait été lente à se former. Enfin, la lumière s’est faite.
La Législative, en proclamant, le 11 juillet « la patrie en danger », a déchaîné les imaginations. Chacun cherche autour de soi. Brunswick, par son manifeste, connu le 28 ou 29, achève d’ouvrir les yeux de ceux qui auraient voulu douter encore. Il donne un corps aux spectres qui obsèdent les esprits.
On tourna ses regards vers cette armée menaçante des Prussiens, dont les étapes étaient comptées, et pour s’y opposer, que trouvait-on ?
Un roi complice qui mettait son salut dans la défaite de la France.
Les plus inconnus, les plus misérables, ceux qui tiennent le plus à la patrie parce qu’ils ne possèdent pas d’autre bien, sentent qu’il n’y a plus un moment à perdre pour mettre le gouvernement en d’autres mains ; ils prennent sur eux la tâche dont leurs chefs s’effrayaient.
Ce fut la journée de l’instinct, celle où parut le mieux la force qui éclate dans la foule, quand tous les moyens ont été épuisés. Voilà pourquoi il est si difficile de découvrir ce que firent les chefs.
Où était Robespierre ? Les recherches les plus patientes n’ont pu retrouver ses traces. Il douta du succès et refusa d’entrer dans un projet dont il ne prévoyait que désastre.
Il en fut de même de Pétion, le maire de Paris. Personne ne désirait plus que lui le triomphe de l’insurrection, personne n’en doutait davantage. Le 3 août, il avait apporté à l’Assemblée législative la demande de la déchéance du roi, au nom de quarante-sept sections de Paris.
Malgré cette quasi-unanimité, l’Assemblée hésite à faire le dernier pas.
L’image de la royauté, à la veille de périr, semble se réveiller. Ce n’était plus qu’une ombre, elle imposait encore.
Presque tous lui croyaient, et elle-même se croyait des forces qui n’étaient nulle part. Il s’agissait de frapper un dernier coup sur un fantôme armé de mille ans de souvenirs : nul ne se sentait le coeur de l’achever.
Merlin de Thionville, Bazire, Chabot, aiguillonnent vainement l’Assemblée ; elle l’écoute et refuse de décider.
Les jacobins s’excitent par des paroles ; ils ajournent leurs actes.
Chacun voit qu’il s’agit d’une heure décisive, et ceux que l’on avait coutume de suivre trouvent de nouvelles raisons de temporiser ; ou, s’ils tentent quelque mouvement, ils reviennent aussitôt sur leurs pas. Les jours se passent en de vains essais d’insurrection, que la crainte réciproque empêche à la fois de faire éclater ou d’étouffer en germe.
Le lendemain de l’arrivée des fédérés de Marseille, Barbaroux a projeté d’investir, à leur tête, les Tuileries ; il veut menacer, non frapper ; comme si, lorsqu’on déchaîne les éléments, on était sûr de les retenir à son gré. Au reste, cette menace il n’a pu l’exercer par la faute, dit-il, de Santerre ; qu’il a vainement promis le faubourg Saint-Antoine. Le 5, la section Mauconseil a résolu de marcher et de mettre Santerre à sa tête. Santerre se déclare malade. Le 6, c’est le tour des sectionnaires des Gobelins. Eux aussi avaient décidé de donner le signal, ils s’étaient ravisés.
Ainsi, les jacobins eux-mêmes manquent d’audace à cet instant suprême. La cour, s’il faut lui laisser ce nom, commence à espérer que tant de fausses entreprises lasseront leurs auteurs, ou, s’ils osent attaquer, c’est à elle dans doute que restera la victoire décisive.
Qui mit un terme à ces irrésolutions ? Qui raffermit les volontés ? Qui fixa le jour, l’heure et donna une seule âme à la foule ? Je veux bien croire que Danton ne faillit pas à lui-même, à pareil moment, et qu’il mit dans la balance le poids de ses colères.
Pourtant, quand je vois, dans la nuit du 10 août, si peu empressé jusqu’à minuit, se laisser harceler et presque enlever par les impatients, et, après de courtes absences, rentrer, se coucher et dormir, j’ai peine à reconnaître en lui l’activité d’un chef qui a tous les fils dans sa main. Il paraît céder au torrent plutôt que de commander : à moins que l’on aime mieux reconnaître dans ce sommeil tranquille la confiance d’un chef qui, ayant tout préparé, se repose d’avance dans la victoire.
Une seule chose est certaine. Vers minuit, par des rues séparées, et de tous les points de Paris arrivent à l’Hôtel-de-Ville quatre-vingt-deux hommes, presque tous inconnus. A ce nom, déjà redoutable, commissaires des sections, les factionnaires les laissent entrer ; ils venaient d’être élus, à cette heure tardive, précipitamment par vingt-six sections de Paris. On dit que par un petit nombre et au dernier moment : ce qui confirme que les résolutions les plus audacieuses se prennent dans la nuit, et n’appartiennent jamais qu’à quelques-uns.
C’étaient des hommes de toutes professions : artisans, gens de loi, scribes, marchands ; parmi eux ne se trouvait aucun des personnages qui ont laissé un nom dans la Révolution, si ce n’est peut-être Hébert, Léonard Bourdon et Rossignol ; presque tous ne devaient avoir que cette heure nocturne de vie politique.
(La suite au prochain numéro)

LE 10 AOÛT
LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE (Suite)

Que venaient-ils faire ? Ils avaient accepté ou ils s’étaient donné le mandat d’exécuter la chose la plus téméraire de la révolution. Les pouvoirs qu’ils avaient reçus à la hâte se réduisaient, la plupart, à ces mots : « Sauvez la patrie ! » Mais comment, où, de quels périls, par quels moyens, c’est ce que personne ne disait. Ils se réunissent sous le prétexte de correspondre avec leurs sections ; en réalité, leur mission est d’expulser la municipalité et de la remplacer. Malgré la violence de leurs passions, ils mirent à exécuter ce projet plus de patience et de dissimulation soutenue qu’on ne serait tenté de le croire.
Au lieu de se découvrir dès d’abord, ils commencèrent par s’établir tranquillement dans une chambre voisine de celle où siège le conseil légal de la Commune.
Pendant plusieurs heures, ils gardent l’apparence de l’obéissance, communiquant à l’amiable avec ce conseil qu’ils sont chargés de dissiper. Vers minuit, le tocsin se fait entendre au milieu de la ville, d’abord timide, incertain, souvent interrompu, et bientôt plus hardi ; les églises les plus éloignées le répètent.
L’audace des envahisseurs de l’Hôtel-de-Ville s’en augmente. A chaque tintement nouveau, la contenance des municipaux baisse, leur nombre diminue ; ceux qui restent sur leur siège inclinent peu à peu vers plusieurs des résolutions des insurgés.
Jamais ne s’étaient montrés si près l’une de l’autre à l’égalité et la révolte, séparés seulement par l’épaisseur d’une muraille. Le besoin de dissimuler disparais sait à chaque nouvelle du soulèvement des sections de Saint-Antoine, du faubourg Saint-Marceau et des fédérés de Marseille.
Cependant, les quatre-vingt-deux se continrent encore, et, par cette prudence, ils se servirent des magistrats légaux pour en tirer des ordres, des arrêtés qui ne leur furent jamais refusés.
Par là, ils trouvent le moyen de commander, sous un autre nom, aux troupes du château, de s’en faire obéir et de désorganiser la défense. Un poste d’artillerie avait été placé au Pont-Neuf, pour empêcher la jonction de l’insurrection des deux rives de la Seine ; ils demandent que ce poste soit éloigné. La commune légale en donne l’ordre, et il est signé du nom su secrétaire-greffier, Royer-Collard.
Un point important étai de s’emparer de la personne du commandant en chef de la garde nationale, Mandat ; il commandait aux Tuileries. Le conseil légal tend, malgré lui, cette embûche, il donne à Mandat l’ordre de se rendre à l’Hôtel-de-Ville. En recevant cette dépêche de l’autorité régulière, Mandat n’avait aucun motif de soupçon. Il obéit avec répugnance. Arrivé à l’Hôtel-de-Ville, les magistrats le reçoivent, et après quelques mots échangés, le renvoient aux Tuileries, près du roi. Mais alors ces inconnus l’entraînent dans la salle voisine, où il se trouve devant la commune insurrectionnelle, qui se démasque. Les quatre-vingt deux lui enjoignent de signer l’ordre de retirer la moitié des troupes du château ; il s’y refuse héroïquement. Au même instant, des officiers livrent la lettre par laquelle il a ordonné d’attaquer les colonnes du faubourg-Saint-Antoine par derrière.
C’était deux fois la mort pour Mandat. Conduit dans la prison de l’Hôtel-de-Ville, on l’en arrache pour le traîner à celle de l’Abbaye. Il descendait les degrés de l’Hôtel-de-Ville, quand un home lui brise la tête d’un coup de pistolet. Santerre est nommé à sa place commandant général de la garde nationale.
Après s’être fait livrer le général, la commune insurrectionnelle juge qu’il est inutile de se contenir davantage. Elle a obtenu des magistrats au-delà de ce qu’elle a espéré ; le moment est venu de parler et de commander en son nom. Les quatre vingt-deux font irruption dans la salle du conseil ; ils lui signifient sa suspension et prennent les sièges, vides la plupart, et que personne ne songe à disputer.
Exemple singulier de circonspection dans la violence et de patience dans la révolte !
Tous concourent, même les serviteurs du roi, à livrer la royauté ; et que lui restait-il à espérer, quand on voit dans cette nuit le théoricien futur de la monarchie, Royer-Coliard, signer lui-même presque tous les arrêtés, dont le moindre perdait la couronne ?
Pétion, l’insurrection dans le coeur, partagé entre ses devoirs de maire de Paris et ses voeux pour les révolutionnaires, eût voulu disparaître pendant le temps de la lutte. Il avait lui-même donné aux insurgés l’idée ambiguë de le tenir prisonnier dans son hôtel, pour lui ôter toute occasion d’agir. Masi, dans les premières heures, ce projet n’avait pu être exécuté. Il avait conservé, en dépit de lui, une liberté dont il craignait d’user dans un sens ou dans l’autre ; et il ne savait comment perdre, sans être aperçu, ces heures où allait se décider le sort du roi et de la Révolution.
Pétion croit d’abord plus sage de se rappeler de celui qui, en ce moment, lui semble plus fort. Vers dix heures du soir, il se rend aux Tuileries, se montre au roi, et lui parle pour constater sa présence. « Il paraît, dit le roi, qu’il y a beaucoup de mouvement ? — Oui, répond Pétion, la fermentation est grande… et il s’éloigne.
Les regards le perçaient de tous côtés ; il s’y dérobe. Descendu dans le jardin, il s’y promène jusqu’à l’approche du jour, écoutant le tocsin, le rappel, la générale ; cherchant et se faisant, lui, maire de Paris, la solitude au milieu de la ville soulevée. Et dans une situation si étrange, il se montrait calme, presque impassible.
De quelque côté que tournât la fortune, il se croyait sans reproche, parce qu’il manquait à ses amis aussi bien qu’à ses ennemis.
Quand le jour commença à paraître, sa contenance devint plus difficile ; il se remit à marcher à grands pas sous les arbres des allées, qui le couvraient mal contre les soupçons du château. Il eût voulu s’échapper, surtout depuis que le tocsin, toujours croissant, l’avertissait que la victoire pourrait bien rester aux sections.
Mais les sentinelles le repoussent des portes. Dans cette anxiété, sûr de trouver la mort s’il rentre au château, c’est lui qui inspire la Législative l’ordre de le mander à sa barre. Elle l’envoie chercher par un huissier, accompagné de deux porte-flambeaux. Pétion se voit délivré, il traverse l’Assemblée et réussit enfin à se faire consigner chez lui par les sections. Ce dénouement, but de toutes ses pensées, il se hâte de le publier avec un étonnement joué qui, à la distance où nous sommes, paraît le comble du comique, mêlé à la tragédie nocturne dont le dernier acte allait s’achever.
Avec plus de dignité, l’Assemblée législative parut de même attendre les événements que recelait la nuit. Soixante membres à peine s’étaient réunis au premier tocsin. Ce groupe augmenta peu à peu sans aller jusqu’à deux cents. Pour remplir les heures sans pencher d’aucun côté, l’Assemblée profite de ce qu’elle n’est pas en nombre et écarte toute délibération sur la situation présente. Elle se fait lire, durant de longues heures, d’anciens rapports sur les dettes arriérées des ci-devant provinces, sur les dégrèvements demandés par les départements. Les députés semblent seuls être sourds au milieu des préparatifs de combat qui se font autour d’eux. Masque d’indifférence sous lequel les assemblées se plaisent à cacher leurs plus profondes alarmes.
Lorsque les émissaires apportèrent des nouvelles, on les entendit d’abord sans marquer aucune faveur à l’insurrection. Au contraire, ce fut la commune légale qui eut les honneurs de la séance. Cette disposition allait bientôt changer. La longue séance permanente du 9 au 10 devait finit par glorifier tout ce qui a été renié ou condamné à la première heure.
(La Révolution.)
EDGAR QUINET

Journal de la Commune


On écrit de Sedan, sous la date du 19 mars de ce mois :

« Depuis huit jours, la commission chargée par le gouvernement belge d’assainir le champ de bataille de Sedan opère la crémation dans les environs de cette ville.
Elle emploie un moyen très simple pour détruire les miasmes délétères qui étaient à redouter au moment des grandes chaleurs.
Voici ce moyen :
On fait ouvrir les fosses et l’on met les cadavres à nu, sans toutefois les déranger ; puis on fait verser, selon la quantité de cadavres amoncelés, du goudron de houille, de façon à les recouvrir d’une couche très épaisse de ce liquide.
Une fois le goudron infiltré partout, on fait arroser les cadavres à l’huile de pétrole, puis on y met le feu et l’on active les flammes à l’aide de bois de mélèze.
Le feu s’étend ainsi partout et pénètre jusqu’au fond des fosses. Après trois heures de combustion, il ne reste que les os tout à fait réduits.
Pendant tout le temps de l’opération, les commissaires font des dégagements de clore en masse et les ouvriers avouent qu’ils ne sentent pas la moindre odeur cadavérique. Après la calcination des cadavres, il s’est formé, paraît-il au-dessus des fosses une couche solide de brai sec, qui a elle seule est capable d’empêcher les exhalaisons. Malgré cela, les délégués belges, d’accord en tout avec le conseil supérieur d’hygiène de Sedan, font semer du chlorure de chaux sec dans les fosses et les font recouvrir de terre et de chaux vive, de façon à former de bons tumulus.
Il paraît que, d’après les rapports de ces messieurs, à l’exception des enterrements faits sous la surveillance des autorités françaises, les enfouissements sont détestables. C’est ainsi que les fosses renfermant 160 cadavres d’hommes n’étaient recouvertes que de dix centimètres de terre ! »


Journal de la Commune


Il y a quelques jours, M. Michelet consacrait à Garibaldi les lignes suivantes :

Il y a un héros en Europe. Un !
Je n’en connais pas deux.
Toute sa vie est une légende. Comme il a les plus grands sujets d’être mécontent de la France, comme on a tiré sur lui à Aspromonte, Mentana, vous devinez que cet homme va se dévouer pour la France.
Et combien modestement !
Peu importe où on le mette, au poste le plus obscur et le moins digne de lui.
Grand homme, mon seul héros, toujours plus haut que la fortune, comme sa sublime pyramide monte, grandit vers l’avenir !
Elle sera belle, l’histoire des nobles coeurs italiens qui firent tant d’efforts pour le suivre. Ni la mer, ni l’horreur des Alpes en plein hiver, ne les arrêtait.
Quel hiver ! le plus terrible.
Dans une tempête de neige qui a duré plusieurs jours et fermé tous les passages (fin novembre), un de ces vaillants n’a pas voulu s’arrêter.
A travers l’affreux déluge, de station en station il a obstinément monté. Le tonnerre des avalanches n’a pu le retarder. Il a monté, opposant aux frimas qui la raidissaient la force de son jeune coeur.
Tout hérissé de glaçons, quand il arrive en haut, il n’était plus qu’un cristal.
La tempête avait fini, l’homme aussi.
Il se trouva fini, raidi sous la voûte d’où l’on voit déjà la France.
C’est là qu’on l’a trouvé. Rien sur lui, point de papier qui le fit connaître.
Tous les journaux en parlèrent, mais ne purent dire son nom…Son nom ? Je vais le révéler.
Celui qui, d’un si grand coeur, dans cet abandon de la France, s’était élancé vers elle, il s’appelait… Italie.