Les troubles, à proprement parler, de l’intelligence constituent un énorme département de la folie. Ce que j’en ai dit est fondamental et suffisant. C’est dire que le contenu de la psychose n’a rien à faire avec le fond : sur ce dernier, greffez toutes les fantaisies possibles et vous aurez objectivement les délires de persécution (les plus fréquents), les délires de grandeur, les mystiques, les hypochondriaques, les érotiques, etc. Le mélange, l’enchevêtrement des éléments simples fournissent le tableau final. Tel un peintre qui, en vertu de son même talent, et se servant des mêmes couleurs, saura représenter les scènes les plus différentes, tel un aliéné saura, selon la nature de son tempérament, de son expansivité, de ses refoulements et surtout de ses hallucinations, jouer le rôle d’un persécuté, d’un mégalomane, d’un libidineux, d’un mystique, etc. Sur le terrain purement intellectuel, il me faut mentionner maintenant ces états raisonnants, dépourvus d’hallucinations qui, socialement parlant, sont beaucoup plus graves et dangereux que les précédents. Il s’agit, en effet, de sujets dits paranoïaques qui offrent toutes les allures de sujets normaux, mais qui excellent dans les raisonnements faux, absurdes, compliqués, où il est difficile de les suivre sans s’y perdre soi-même, mais qui offrent toujours les caractères de la vraisemblance. C’est dans cette catégorie d’aliénés que se recrutent la plupart des persécutés persécuteurs, beaucoup plus actifs dans leur délire que passifs. Nombre de persécutés supportent avec résignation les hallucinations les plus pénibles ; ce persécuté passif n’est pas celui qui tue. Mais ce raisonneur dont je parle ici n’est jamais un passif. Souvent même à l’origine de son épopée délirante, qui se traduit par ce qu’on appelle le délire des actes, il y a un noyau de faits réels, ordinairement
insignifiants : la vie en est pavée. Mais à partir de ce noyau s’échafaudent mille raisonnements, mille interprétations stupides, illogiques et ridicules qui font nombre de complices, pendant quelque temps, jusqu’au jour où ces confidents se dérobent par la tangente. Alors, nos persécuteurs tombent dans l’erreur de la justice, en laquelle ils croient ; on les voit s’engager à perte de vue dans les procédures les plus échevelées ; ils constituent l’armée des processifs, des querelleurs ; ils rencontrent sur leur route maints parasites de la justice qui ne demandent qu’à les entretenir dans leur marotte dont ils vivent. Immanquablement, ils aboutissent à une impasse où ils ne connaissent plus que le scandale et la violence auxquels ils recourent pour appeler l’attention publique sur leur cas. C’est le moment où ils commettent quelque crime si, à la traverse, quelque autorité de bon sens ne les a colloqués à temps. La plupart des séquestrations dites arbitraires sont le fait de persécuteurs raisonnants, dont le cas émeut le populaire, si facile à tromper sur ce terrain. Autour de ces cas, on voit germer de véritables accès de psychose collective, contagieuse. La folie des foules ayant à sa base une suggestibilité, dont l’importance est en raison de la masse, est une psychose des plus curieuses. Elle se produit d’ailleurs dans tous les sens possibles : exaltation, emballements, enthousiasmes politiques, religieux, patriotiques ou autres, accès au cours desquels les meneurs intéressés, pour peu qu’ils aient quelque habileté, récoltent maints avantages. Elle se produit surtout dans le sens de la revendication. La folie des persécutés interprétateurs est féconde en complications médico-sociales qui requièrent une dose de sang-froid énorme pour que les intéressés formant la galerie échappent à la contagion. * * *
Traitons maintenant des troubles mentaux où la volonté est principalement en cause. Souvent, on les range sous la simple rubrique « folie lucide ». En effet, ils coïncident le plus généralement, non seulement avec une conscience très claire, mais aussi avec une parfaite lucidité. C’est une série de phénomènes qui ont le don de stupéfier les observateurs non prévenus et qui sont bien propres à faire douter de l’unité de la personne humaine. Ils conduisent, en tous cas, vers la conception théorique, objective, et sans doute provisoire, d’un dédoublement possible de la personnalité, une partie observant l’autre, totalement impuissante à régler ou à modifier son comportement. La conscience du sujet domine la situation comme un véritable spectateur. Mais ce qui caractérise la situation, c’est que ce détraquement profond de la machine cérébrale coïncide avec une lucidité parfaite. Lucidité et conscience sont deux choses. Un persécuté aliéné peut être parfaitement conscient du mal qu’il éprouve, mais il n’a point de lucidité attendu qu’il ne sait point
discerner que ses souffrances sont sans cause objective. Jamais un aliéné ne rapporte à lui-même la cause de son aliénation. Les folies lucides sont symptomatiquement une anarchie de la volonté. Elles ressortissent comme éléments premiers à deux phénomènes psychologiques bien connus : l’obsession et l’impulsion. Un sujet sera hanté malgré lui par l’idée du suicide, alors qu’il n’a aucune raison d’accomplir cet acte. Il le reconnaît, l’avoue, se défend avec la dernière énergie contre cette idée stupide, implore du secours ; mais sa résistance est vaine : la souffrance morale que lui procure son aboulie est le mal suprême dont il est victime. L’obsession et l’impulsion sont liées comme la pensée l’est à l’acte. Toutes deux sont aussi irrésistibles. Nombreuses sont les formes de folies lucides qui rentrent dans le cadre de ce que le grand public, que le mot de folie effraie, dénomme neurasthénie. J’énumère au hasard la folie du doute, la dipsomanie, l’impulsion homicide, la kleptomanie, la manie incendiaire, etc.
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Examinons maintenant les états psychiques où les éléments simples, dont il a été question jusqu’ici, se trouvent mélangés par parties inégales. Tout de suite, ces états mixtes nous amènent sur l’immense terrain de la folie héréditaire ou folie des dégénérés. Il y a sans doute des usures organiques auxquelles participent les divers systèmes de notreéconomie, usures qui sont l’aboutissant d’influences morbides accumulées au cours des générations. La disparition de familles, d’espèces, de races par une sorte d’épuisement progressif est connue, mais nulle part cet état de dégénérescence n’a été aussi frappant que du côté du système nerveux. Si nous ne pouvons accepter la définition un peu ingénue de la dégénérescence que nous avons citée plus haut, nous pouvons, en restant sur le terrain des relativités, et en comparant des couches successives d’êtres humains, constater très simplement que la résistance aux causes de déchéance et de mort peut diminuer de génération en génération, jusqu’à aboutir au néant, et qu’une génération qui résiste moins que la précédente est dans un état de dégénérescence. Cette définition laisse entier le problème de la régénération qui à priori apparaît possible, si de meilleures conditions sociales le permettent. Psychiatriquement parlant, les dégénérés sont classés en quatre catégories. Tout à fait enhaut de l’échelle, les sujets dont l’intelligence reste intacte, dans chacun de ses éléments constituants, mais dont le déséquilibre est permanent. Même déséquilibre dans la sphère des sentiments et de la volonté. À un second degré apparaît l’immense cohorte des simples d’esprit, dont l’intelligence est frappée en qualité comme en quantité. Au-dessous, viennent les sujets frappés d’imbécillité et, tout de suite après, les idiots. Chezeux, l’intelligence disparaît, laissant la place à une pure instinctivité animale et à la stérilité complète. C’est l’extinction de la lignée. Sur ces divers états fonciers, on peut greffer à volonté, selon la valeur de l’intervention des causes secondaires de la folie, empruntées aux différents milieux, des troubles délirants de toutes sortes, dont la rapidité et la spontanéité d’éclosion sont les marques caractéristiques. Un dégénéré sera reconnu à ce fait que, plongé parmi les causes communes d’ébranlement cérébral, il se déséquilibre plus vite que son voisin et tombe dans un accès de folie, là où beaucoup d’autres sujets résisteront indéfiniment. Suivant la qualité de l’organe cérébral, la destinée de ces délires, de ces édifices surgissant comme des éruptions, est variable. Souvent éphémères et guérissant comme ils sont venus, ils sont d’autres fois incurables et entraînent plus ou moins vite une démence trahissant un anéantissement définitif de la vie mentale. La notion de dégénérescence est pratiquement fort intéressante, car elle constitue un terrain qui compliquera d’autres états psychiques et les aggravera. Tel un accidenté du travail qui, au lieu de guérir dans un temps très court d’une commotion cérébrale, verra éclater à cette occasion un accès de folie. La prédisposition est un facteur de complications qui intervient à tout instant dans la liquidation de procès où sont en cause des accidents au cours desquels le cerveau a été intéressé. Sans entrer ici dans le détail des causes de la dégénérescence qui sortirait de notre cadre, il faut pourtant signaler que des troubles survenant dans l’évolution sexuelle, lors de la puberté, amènent des cas graves de folie dont le nombre est très élevé et qui, sous les noms de hébéphrénie
et de démence précoce, sont caractérisés d’emblée par une compromission de la vie psychique dont, tôt ou tard, ordinairement très vite, la conclusion sera la mort cérébrale. Il nous reste à énumérer les maladies mentales à causes nettement déterminées, accidentelles, reposant sur une base nettement organique. Deux grandes causes engendrent la folie : la syphilis et les intoxications, auxquelles il faut joindre, très logiquement, les infections graves. La syphilis conduit à la paralysie générale qui n’est autre qu’une méningo-encéphalite à marche inexorable, mortelle dans l’espace de deux à trois ans. La syphilis est également justiciable d’un nombre énorme d’états héréditaires. L’hérédosyphilis portera les noms d’idiotie, d’hydrocéphalie, même d’épilepsie. Elle est une des causes principales de la décadence psychique de l’espèce. On en peut dire autant des grandes intoxications dont les deux principales – l’alcoolisme et l’opiomanie – exercent une influence désastreuse sur l’espèce. Les folies alcoolique et opiomique ont des caractères cliniques sensiblement superposables. Ce sont des folies essentiellement aiguës, transitoires, fécondes en hallucinations, principalement de la vue. Toutes les folies toxiques se ressemblent, quelle que soit l’origine du poison : les maladies microbiennes telles que la fièvre typhoïde, la diphtérie, l’encéphalite léthargique, procurent des délires transitoires, mais dont la terminaison peut aussi se faire par un affaiblissement plus ou moins rapide des facultés. Pour terminer, je mentionnerai les complications cérébrales de l’épilepsie et de l’hystérie, d’une extrême fréquence, et les états psychiques qui ressortissent à des troubles de sécrétion des glandes endocrines, qui commencent à être bien connus. Exemple : les troubles cérébraux symptomatiques d’un thyroïdisme anormal. On sait qu’un nombre énorme de cas d’arriération mentale sont dus exclusivement à l’insuffisance de la glande thyroïde, à preuve qu’ils cèdent à des
traitements basés sur l’emploi d’extraits thyroïdiens rectifiant cette insuffisance.
Cet article « Psychiatrie » ne saurait constituer un traité d’aliénation mentale. Il est tout juste bon pour orienter les esprits observateurs vers les manifestations anormales de l’intelligence, pour leur apprendre à les observer et à les cataloguer sommairement, et aussi à rectifier bien des erreurs et bien des préjugés qui s’infiltrent forcément dans nos conceptions. Mettre la psychiatrie dans son cadre n’est point faire l’histoire de la folie dans ses aspects cliniques, ni en déduire tous les enseignements qu’elle comporte sur le terrain de la sociologie, de l’hygiène mentale et de la médecine légale. Chacun de ces points fournirait la matière de longs
— Docteur LEGRAIN.
 
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