mercredi 3 septembre 2025

PSYCHIATRIE n. f. (ou « Médecine de l’Âme ») encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 



Ce mot désigne l’ensemble des désordres mentaux issus d’un cerveau et d’un système nerveux central malades. Le mot âme ne signifie pas autre chose, en effet, pour les esprits positifs, que les fonctions du cerveau. Nous n’employons ce vocable de la vieille philosophie spiritualiste que pour la commodité du langage. Mais il demeure entendu qu’il n’y a pas la moindre différence de substance entre l’âme et le corps. Tout trouble de l’esprit ou du sentiment a un support organique

dont il exprime la souffrance. Le symptôme lui-même, si impressionnant, si immatériel qu’il puisse paraître, n’est rien s’il n’est point relié à un organe qui a cessé de fonctionner normalement. J’ai dit normalement, une fois encore par commodité de langage, car je dois rappeler que personne ne connaît intégralement le fonctionnement du cerveau et ne peut déterminer absolument si tel ou tel phénomène analysé est ou n’est point normal. Tout ce que l’on peut déclarer est qu’il n’est pas usuel, et cette déclaration entraîne fatalement des réserves. Sur le terrain de la folie, de celle surtout qui ne s’est pas encore révélée à l’observateur par une lésion déterminée de la substance organique, de pareilles réserves sont indispensables ; car les réactions psychiques qui sont souvent cataloguées folie ne le sont point aux yeux de tous les observateurs. Le terrain social et moral, en effet, où évoluent les phénomènes auxquels je fais allusion, est un facteur d’une particulière gravité et c’est en raison de cette gravité même, qui n’apparaît pas aussi sévère dès qu’il s’agit d’une autre fonction, comme celles du foie ou de l’estomac, que nous nous sentirons constamment en plein domaine de la relativité.

Bref, socialement parlant, il faudra parfois chercher le critérium d’un trouble mental dans une autre voie que la lésion organique, et cela tant que l’anatomie et la physiologie (psychologie) du système nerveux central ne pourront être rapportées à une sorte d’étalon. Ce que je définis ainsi n’est du reste pas exclusif au cerveau. Qui donc, en effet, pourrait se targuer de connaître le prototype du squelette, de la chevelure ou des reins, tel que le créateur aurait pu nous le décrire, s’il y avait songé ? Nous sommes loin aujourd’hui de cette étrange définition de la dégénérescence donnée pourtant par un clinicien de premier ordre, le docteur Morel : la dégénérescence est la déviation du type normal de l’humanité. L’honorable médecin a eu pourexcuse d’être un croyant, mais sa foi ne lui permit point de préciser les lignes du type normal. Et nous sommes aussi dépourvus qu’avant lui d’éléments de comparaison.


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Ces préliminaires indispensables étant tracés, ma tâche reste simple, car elle consiste à délimiter le cadre des affections dites mentales et à en fournir une sorte de classification très provisoire, car, ici encore, il est fort difficile de trouver des classificateurs unanimes. Nous suivrons pour la commodité la vieille division scholastique qui se prête assez bien à une description objective, à savoir les trois compartiments où l’on case les manifestations du psychisme : intelligence, sentiment, volonté. Disons, en premier lieu, que les troubles qui prédominent dans la folie, soit qu’ils existent à l’exclusion de tous autres, soit qu’ils compliquent d’autres états, ressortissent aux sentiments. Notre maître, Magna, les désignait justement du nom d’éléments simples. Ils constituent bien, aujourd’hui, un groupe d’affections déterminées et reliées selon toute vraisemblance à des anomalies du système endocrinien, à savoir des troubles des glandes à sécrétion interne (corps thyroïde, glande surrénale, etc.) agissant sur le système nerveux par l’intermédiaire du sympathique. Telles sont les deux antinomies manie et mélancolie, objectivement caractérisées par un excès morbide d’expansion ou de tristesse, la première allant jusqu’à la fureur, au désordre absolu de toutes les facultés (le tableau de la manie réalise bien la folie telle que les gens du monde se la représentent : agitation, incohérence, volubilité, excentricités, etc.). Quant à l’autre, la mélancolie, elle a des degrés aussi, depuis la simple dépression mentale avec dégoût insurmontable de l’existence jusqu’à la stupeur la plus complète, avec arrêt apparent de la pensée, en passant par une phase de délire, parfois hallucinatoire, où la tristesse, compliquée d’un sentiment de diminution de la personnalité avec accusations imaginaires, conduit au suicide. Mélangeons à volonté ces deux éléments ; concevons une succession alternante entre eux et nous réalisons un tableau clinique des plus fréquents dans les asiles, lequel n’est lui-même que l’excès de dispositions normales (la joie et la peine alternent chez tous), et nous connaîtrons une forme de folie très commune : la folie dite à double forme, folie alterne, mieux encore : folie intermittente, que l’aliéniste allemand Kraepelin a dénommée psychose maniaco-dépressive où l’on tend à voir un état grave conduisant à la démence précoce et définitive. Ici, il s’agit de ces accès de mélancolie et d’agitation, dont l’intensité enlève au sujet tout moyen de diriger son comportement et qui, la plupart du temps, exigent l’internement. De tels accès durent parfois pendant des mois et même des années, les deux phases se succèdent avec brusquerie, sans trêve. Ce retour alternatif d’accès a fait appeler cette psychose folie circulaire. Nous en aurions fini avec les états simples, purement affectifs, s’il ne fallait mentionner un autre élément simple que l’on rencontrera dans la plupart des psychoses, c’est l’hallucination. Ce symptôme fort curieux connu depuis toujours, même dans l’Antiquité, mais interprété de façon très

diverse, est vraiment la marque de fabrique de la folie. Il s’agit d’un fonctionnement en apparence automatique des centres où s’emmagasinent les images sensorielles. Il affecte les divers sens : la vue (visions d’êtres animés, animaux, personnages, scènes variées au gré de l’imagination du sujet) ; l’ouïe (audition de bruits vagues ou précis, voix, propos aimables ou pénibles, injurieux, obscènes, provocateurs, bruits de foule, explosions, monologues ou dialogues, etc.) ; l’odorat (perception d’odeurs inexistantes, fétides ou parfumées, produits chimiques, sensation de suffocation, etc.) ; le goût (sucre, sel, amertume, poisons de toutes sortes) ; le toucher (sensations de frôlement, de pincements magnétiques, électriques, brûlures, actions sur les organes génitaux, action sur le cerveau lui-même ; suspension de la pensée (hallucination psychique, automatisme verbal, etc.). Faire l’histoire de l’hallucination serait faire celle de la folie à travers les âges, à travers l’histoire ; elle mettrait en jeu les grands inspirés, depuis la Pythie de Delphes jusqu’aux mystiquescélèbres plus modernes, y compris les névropathes béatifiés, sanctifiés, les miraculés de tous ordres. L’intérêt pratique de ce phénomène est de savoir qu’il n’est possible qu’à la faveur d’un trouble de la conscience ou de la vision intérieure. Les sujets hallucinés, à de rares exceptions près, ne savent point qu’ils sont hallucinés et reçoivent les données de leurs sens comme autant de réalités, et l’on aperçoit d’ici quelles en peuvent être les conséquences. Car, réelles ou fictives, les données de nos sens déterminent nos actions ou les successions d’états de conscience qui aboutissent à l’action. Si un citoyen s’entend injurier de façon persévérante et qu’il ne se rende pas compte que ce trouble auditif n’est né que de lui-même, il peut être conduit à des réactions dangereuses, tout comme s’il avait été réellement injurié. La plupart des crimes et délits, commis par les malheureux qui tombent entre les griffes de la justice, sont le fruit d’hallucinations. Ces désordres des sens jouent un rôle énorme dans les relations entre citoyens.Elles forment, du reste, la base essentielle et suffisante d’une forme de psychose, aujourd’hui cliniquement isolée, et que l’on appelle l’hallucinose ; elle est essentiellement constituée par des hallucinations primitives, diversement appréciées par les sujets qui finissent par se constituer une nouvelle existence, une nouvelle personnalité. Car les aliénés de cette catégorie ne perdent point l’usage des rouages normaux du raisonnement. On peut raisonner très juste sur des données fausses. Ce qui fait le fond de cette grave folie, c’est la perte même du jugement, du contrôle primordial. Substituez une suggestion réelle à une suggestion fausse, le sujet reste dans la voie commune des associations d’idées ; il ne déraille en fait que parce que le jeu de ses pensées ne s’articule à l’origine qu’avec des erreurs. L’intervention des sens est d’une extrême gravité, car le travail syllogistique de la réforme du raisonnement tombe constamment à faux, dès que l’intéressé est prêt à vous rétorquer : j’entends, donc cela est ; je vois, donc cela est. D’où il suit que les psychoses de cet ordre sont chroniques d’emblée et incurables. Il est notoire du reste qu’après une durée plus ou moins longue d’un tel état, les facultés intellectuelles perdent encore de leur acuité et que tout espoir de remonter le courant est perdu. Les malades tombent dans un état qualifié de démence vésanique, précurseur de la mort mentale. L’intérêt de l’étude de l’hallucination que j’ai faite, même très brève, nous a permis de passer des troubles du sentiment vers les troubles de l’intelligence. On a vu l’affaiblissement et parfois la disparition du jugement, la substitution de l’automatisme à la vie mentale raisonnante, avec la conservation pourtant du jeu régulier des rouages de l’organe cérébral. Telle une montre dont le mécanisme est intact, mais dont les battements seraient irréguliers et fantaisistes

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