samedi 15 mars 2025

Trois préfaces à "Eden, Eden, Eden" de Pierre Guyotat

 III  Préface de Phillipe Solers


17.../19...

(suggestions)

Par Phillipe Solers


"rien n'est plus beau, plus grand que le sexe et, hors du sexe, il n'est point de salut."

Sade, Lettre à sa femme    (Vincennes, 25 juin 1783)


0 - Paris 1969: le règne de la bourgeoisie, encore provisoirement dominante, pourrit; son idéologie est clôturée de partout. La lutte n'en sera pas moins longue, complexe.

1 - Eden, Eden, Eden : rien de tel n'a été risqué depuis Sade. Ce qui veut dire : la possibilité existe maintenant dans l'histoire de lire entièrement Sade aura désigné un point d'aveuglement radical; il faut lire Eden, Eden, Eden autrement qu'en rapport avec Sade.

2 - Nous pouvons proposer des dates : elles nous donneraient les premiers éléments d'une histoire analytique de la façon dont le sexe a pu commencer à s'écrire découpant ainsi le revers de tous nos discours. Par exemple : 1783, en exergue, signifie pour nous à la fois l'invisibilité du bouleversement révolutionnaire bourgeois et l'écriture enfermée, ineffaçable de Sade. Mais qui, à e moment, est présent pour en penser l'articulation ? Personne. Or il s'agit ici de suggérer que si la place où ces lignes se manifestent aujourd'hui (1970) n'est pas nécessairement occupée par une prévision infaillible, pourtant, et du fait même de la continuité discontinue de la révolution au travail - cette fois devenue celle, sans sujet, des masses - et d'une écriture matérialiste qui a la double de plus en plus consciemment, nous sommes à nouveau, mais de manière transformée, en période d'imminence historique. Le texte de Sade serait ainsi à situer sur le rebord immédiatement antérieur d'un anneau temporel en train de se refermer. Autre exemple : on peut considérer que la lecture de Sade  seulement été assurée en 1931, lorsque Maurice Heine écrit : "il faut plaindre ceux qui, de cet effort exemplaire vers la plus féroce analyse de l'être ne peuvent ou ne veulent retenir que des obscénités à leur taille. Certes la brutale clarté projetée sur les replis les moins avoués de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme, doit leur paraitre plus insupportable encore que la lumière tamisée des conceptions psychanalytiques." Cette phrase, naturellement, a vieilli. Nous devons éviter tout ce qui pourrait renvoyer une écriture à "l'être". par ailleurs, la psychanalyse est devenue ou redevenue, l'enjeu d'un combat fondamental. Cependant qui, aujourd'hui, face à Eden, Eden, Eden, devrons-nous plaindre?

3 - Autre illustration. Blanchot écrit, plus près de nous : "Avec Sade - et à un très haut point de vérité paradoxale - nous avons le premier exemple (mais y en eut-il un second ?) de la manière dont écrire, la liberté d'écrire, peut coïncider avec la liberté réelle quand celle-ci entre en crise et provoque une vacance d'histoire." Ici, nous ajouterons simplement pour qui veut comprendre  : le texte que signe Pierre Guyotat ne s'est pas produit par hasard en France 1968.

4 - L'entrelacement histoire/écriture (et non pas; abstraitement, "l'écriture"). Sa base : le matérialisme historique. La lutte des classes et le sexe comme fils rouges permettant de le déchiffrer. 1869 : les chants de Maldoror, 1871 La commune de Paris. 1884 L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'état, où Engels note : " Nous marchons maintenant à une révolution sociale dans laquelle les fondements économiques actuels de la monogamie disparaitront tout aussi surement que ceux de son complément. : "la prostitution". Cet entrelacement appelle sa science.

5 - Ne pas oublier ceci, que n'oublie pas une seconde la force surprenante gouvernant Eden, Eden, Eden.: la radicale inéquation de la pensée au sexe, à laquelle il faut se tenir, sous peine d'être victime de ce dont Freud menaçait Jung : à savoir "le flot de fange de l'occultisme.

6 - Récuser simultanément la censure et la contre-censure, l'une morale et l'autre psychologique. C'est-à-dire l'exploitation de la représentation sexuelle ( la sexualité au lieu du sexe). Empêcher de manière obstinée, en se répétant autant qu'il faudra, toute sublimation et en particulier celle qui croit pouvoir se présenter sous une pseudo-nudité. Censure : refoulement au premier degré. Contre-censure: refoulement au second degré (préciosité, érotisme).

7 - Affirmer sans relâche de la base matérialiste. Or, le matérialisme est encore dominé et ne par conséquent s'indiquer que sous le masque d'une monstruosité dont personne n'a encore idée car elle n'est , finalement, plus monstrueuse : d'une évidence complète, au contraire, comme l'infinité même de l'univers. Comme l'ébranlement appelé, en son temps, dionysiaque : "Vêtu de la nébride sacrée, il recherche le sang des boucs agonisants, avec un appétit glouton pour la chair crue" (Euripide). Mais sans aucun mythe, sans aucun Dieu. dans un retour sans fin d'animal. Dans la seule explosion désertique écrite.

8 - Prendre en charge le meurtre généralisé de toute sexualité, propre ou impropre, dans sa revendication limitée : accepter telle ou telle sexualité, c'est croire à l'adéquation, impossible, de la pensée au sexe. Contre tout ce qui veut se montrer en restant caché, contre tout ce qui veut se cacher, en croyant se montrer. Meurtre contre la jouissance sur fond de propriété.

9 - Etendre les pouvoirs d'une seule phrase au fourmillement matériel, divisé, emporté par une pulsion incessante. Mécanique organique et céleste, biologique, chimique, physique, astronomique. "Les sciences de la nature engloberont plus tard les sciences de l'homme de même que les sciences humaines engloberont les sciences naturelles, en sorte qu'il n'y aura plus qu'une seule science" (Marx). Dès la première page d' Eden, Eden, Eden, voici ce théâtre inouï : silex, épines, sueur, huile, orge, blé, cervelle, fleurs, épis, sang, salive, excréments...Voici l'espace d'or des matières et des corps, indéfinitivement transmutables, rythmiques.

10 - Donc : "Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets:"

Aucun commentaire: