jeudi 13 mars 2025

extrait de Défiguration Par Michel Surya

 

« On le comprendra mal ; ils l’ont emporté. Survivre n’a servi à rien ? Je n’ai pas pu ? Je ne pourrai plus. Ni moi ni personne. Survivre ou mourir était indifférent. Survivre demandait la plus grande force. En vain.

« Quand je dis : l’anonymat est la condition des œuvres qui ne trahiraient pas, qui ne rendraient pas l’horreur sentimentale. Je pense ; anonyme, je consens à l’abandon du nom par lequel je pouvais opposer à l’horreur rien de vivant.

« Quand je dis : toute œuvre riche qui prétend atteindre la pensée que cette horreur appelait, je pense : seules les œuvres le pouvaient et leur échec est une condamnation plus grande encore ( qui n’en innocente aucune).

« Quand je dis : seule la mort de tous, seule notre mort à tous n’aurait pas diminué cette horreur ( ne l’aurait pas réduite à ce qu’inévitablement nous en raconterions), je pense ; une mort qui n’aurait pas excepté aucun d’entre nous ( qui serait demeurée sans témoins) aurait prémuni la leur contre l’accusation la plus grave ; d’avoir fait de la mort quelque chose de pire que la mort, quelque chose à quoi même la peur n’atteint pas.

« Quand je dis : avoir survécu m’accuse, je pense : mais était-ce survivre ? Oublier ni se souvenir. Dire ni se taire.

« De quelque côté que je me tourne, fait comme un rat.

« La peur ne m’a plus quitté. Au point qu’il n’était plus même besoin qu’elle ait aucun motif pour que vivre fût une peur, et mourir la seule façon qui restât de se sauver. Mais même la mort avait été à ce point rabaissée qu’elle ne constituait plus un espoir. L’enfer : qu’on ne croie plus qu’il existe rien, pas même la mort, pour délivrer d’une peur aussi profonde.

« Recommencer était impossible. L’aimer me condamnait à ne rien lui dire. Ne rien lui dire nous condamnait à un silence trop grand pour qu’il ne nous détruisit pas. Pour qu’elle ne lui préférât pas la mort. A la fin, le pire n’aura pas été cette horreur. Il n’aura pas même été de lui survivre.Le pire aura été que lui survivre se soit trouvé, comme inévitablement, comme s’il ne pouvait pas en être autrement, de nouvelles victimes (d’encore plus incrédules?).

Elle morte, je suis resté seul, tenu au silence auquel je l’avais condamnée. Un silence intenable dès l’instant que s’y ajoutait le sien. C’était devenir fou. Mais même être fou est sans délivrer.

« Fou, tout s’accuse, s’accentue. Je n’ai donc été fou qu’aussi peu qu’on peut l’être. Pas assez en tout cas pour qu’arrivât rien d’irrémédiable.

« Nos vies ont dépouillé les morts, leur empruntant le peu qui nous restait ; c’était les tuer encore. Cette logique est l’enfer. Elle effraie.

« De tout l’oubli. Un oubli complet. Que disparaisse qui peut se souvenir. Que disparaisse qui le veut. Que disparaisse jusqu’à l’oubli. Rien. Qu’enfin, il n’y ait ni ne reste rien. C’est le mieux. Que savoir soit sans qu’on se souvienne. Qu’on abandonne à la mort l’oubli que le souvenir a été impuissant à empêcher. Que la mort achève l’oubli que même le souvenir a commencé. »

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