samedi 15 mars 2025

Trois préfaces à "Eden, Eden, Eden" de Pierre Guyotat

 I   préface de Michel Leiris


"Trois fois dit, comme pour mieux enfoncer le clou, le mot " éden" annonce - dès le seuil de ce livre - que ce n'est pas un enfer, non plus d'ailleurs, qu'un paradis, que Pierre Guyotat se propose de faire visiter.

Maints lecteurs, certes, seront rebutés par ce qu'un pareil livre a d'abrupt er (si l'on veut) choquant, vu les règles de savoir-vivre littéraires auxquelles nous société reste soumise, en dépit de bien des entorses! Mais n'est-ce pas, justement, par son absolu défaut de concessions - soit d'un côté soit de l'autre - qu'un tel ouvrage fait tache sur la quasi-totalité de la production d'aujourd'hui?

Maniaquement, estimerons les plus sévères, l'auteur suit son idée ou, plutôt, s'engage à fond dans l'infini d'un discours qui ne prétend rien démontrer, ne cherche pas à "raconter", mais vide simplement à montrer ou, plus exactement, à piéger le lecteur par le moyen d'un compte rendu minutieux, qui dénote chez Pierre Guyotat -quelque opinion qu'on puisse avoir de son œuvre - à tout le moins une capacité d'halluciner à quoi n'atteignent que fort peu d'écrivains.

De ce texte, dont la note presque exclusive est un érotisme exacerbé, cartes sur table au point qu'il peut paraitre aussi sordide qu'un étalage de pièces à conviction sur un bureau de magistrat ou de policier, il est certain qu'une poésie sans complaisance se dégage. Cela parce les choses y sont prises sur un mode auquel les nuances psychologiques sont étrangères et qu'on ne peut même pas qualifier de "biologique" (ce qui serait trop restrictif et risquerait en outre de suggérer un vitalisme tout proche du panthéisme), mode qui est en vérité celui du contact pur et nu - exempt de toute interprétation faisant écran - avec des corps vivants et les objets fabriqués qui constituent leurs coques ou leurs appendices.

Mis en jeu égalitaire ou peu s'en faut, êtres et choses, sont en effet, donnés ici pour rien de plus que ce qu'ils sont dans la réalité stricte de leur présence physique, animée ou inanimée : hommes, bêtes, vêtements et autres ustensiles jetés dans une mêlée en quelque panique, qui évoque le mythe de l'éden parce qu'elle a manifestement pour théâtre un monde sans morale ni hiérarchie, où le désir est roi et où rien ne peut être déclaré précieux ou répugnant.

Poésie implicite, que relaye parfois une poésie explicite : ces moments où, au-dessus du magma qu'agite seule la quête d'assouvissement que mène chacun des protagonistes, une parole humaine se fait jour, d'autant plus émouvante qu'elle semble émerger - comme par miracle - d'une couche d'existence où toute parole est abolie.



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