"Prisons
Mon poing se crispe sur la rampe de l’escalier descendant des dortoirs, pour m’y assurer que j’existe bien ; j’ai décidé de crier à tous mes camarades de se réveiller de ce mauvais rêve, que notre incorporation, nos exercices – des heures durant, décomposer le présentez-armes en plusieurs mouvements, défiler, parfaire le garde-à-vous, le salut (dans la danse, ces rigueurs produisent du spectacle, de la beauté), commencer le maniement des armes, viser des silhouettes, tâter, agenouillé, du bazooka qui vous renverse en arrière, lancer la grenade, l’offensive, la défensive plus dangereuse, parcours du combattant, close-combat, avant ceux du Génie : pose et détection des mines, construction de ponts… –, notre soumission, l’ignorance où l’on nous tient de tout ce qui est et qui vient, c’est un cauchemar dont, sortant de l’enchantement de la sottise, il faut se réveiller et rire ; je le fais, exhorte, désigne par leurs noms, et du doigt, et devant eux, ceux qui, depuis sept jours déjà, nous soumettent ; crie qu’il nous faut tout retourner en farce ; j’en appelle à quelques-uns de mes camarades dont je sais qu’ils partagent ma révolte, mais je suis déjà ceinturé, plaqué contre la rampe puis, me débattant, contre les marches de pierre ; je fais semblant de me détendre, de me ramollir, de me rendre, la saisie se relâche ; d’un coup de reins je me redresse, bouscule, descends le reste des marches, me jette sur la porte du bureau de compagnie, précipitamment verrouillée, la défonce, fais irruption dans la double pièce où le poêle gronde, balaie des deux mains les dossiers sur les tables, en sors et fais glisser des étagères, d’un bout de bois de chauffage tape sur les objets, encriers, matériels, décroche des portemanteaux les vestes d’uniforme, en déchire aux mains et aux dents les galons et décorations, commence de frapper les vitres des fenêtres, le poêle, à en entrouvrir les orifices de chargement. Les camarades secrétaires se gardent avec leurs bras, mais je ne frapperais pas ceux qui pourraient me suivre dans ma mise en farce ; le poêle bousculé, le parquet jonché de débris dans l’encre violette répandue, je m’élance vers le bureau du capitaine, à mains nues, vers lui qui se lève derrière deux gradés qui me font empoigner par des soldats plus anciens que nous – appelés complaisants ou bougres d’active ? –, à nouveau ceinturer ; évacué, moi les mordant aux bras, aux mains, à la face, lançant mes pieds dans leurs jambes, vers l’infirmerie, par les cours où je tente encore de leur échapper ; j’entends crier, applaudir, des camarades, depuis notre bâtiment jusqu’à celui de l’infirmerie, depuis les fenêtres des étages, des rez-de-chaussée, depuis les terrains d’exercices.
Mais, sitôt la porte refermée sur une pénombre au goût d’éther, plus rien que le hurlement d’un gradé, petit, rond, bien nourri, parfumé, que tous, infirmiers, patients valides, entourent, empressés
"Je suis, sa grosse main molle s’essayant à me faire plier la nuque, poussé sur un brancard haut, immobilisé sur la toile tendue, des sangles sont bouclées autour de mes chevilles, de mes genoux, de mon ventre, de mes avant-bras, de mon cou ; le gradé dont j’ai le temps de voir les galons aux épaules, adjudant-chef, or traversé d’un liseré rouge, se défait son ceinturon de la taille, le brandit, ramassé en fouet, et me frappe sur tout le corps, le cuir – ou la boucle ? – m’emporte la lèvre supérieure, ai-je encore mes lunettes ou, de crainte que l’Armée ne soit contrainte d’en payer le prix, me sont-elles enlevées sous les coups ?
Est-ce d’un coup aux yeux ou de ma vision à cru, je ne vois plus que du noir : la bande de cuir, seule, sous une faible lueur circulaire au plafond, autour de moi que les coups ne font pas crier. Le gradé se retire, ses adjoints, de leurs ceinturons, me refrappent, ma paupière saigne ; le sang coule de ma lèvre fendue, je veux le boire mais, tirant ma langue, je m’étrangle dans la sangle : on me la desserre.
Jusqu’au soir et le gradé et ses aides revenant du mess avec des restes qu’ils mangent à une table, près du brancard sur lequel je reste en alerte ; leurs mâchoires bruyantes exprès, ils se relaient pour, se mettant debout, examiner mes tremblements qui s’apaisent, et l’un d’eux, le plus violent à me frapper, me prendre le pouls ; je garde mes mâchoires fermées, à me rompre les dents ; mais, dans les coups, des sangles se sont desserrées, et, l’adjudant-chef s’étant approché, mangeant un reste de poulet, je me redresse, lui crache au visage, avec du sang de ma bouche et, comme il abaisse sa tête vers moi, je lui saisis une épaule, le rejette en arrière, le renverse sur ses adjoints accourus. Silence, manipulations dans le fond de la pénombre ; sangles rajustées, je sens qu’on me prend le bras, un doigt me cherche une veine au poignet, une seringue s’y enfonce, je m’y détends tout entier ; ma tête roule sur le côté, l’écume sèche autour de mes lèvres, je veux reprendre le combat inutile, mais aucun nerf, aucun muscle ne répond plus ; qu’est-ce qui de moi, de ma forme, leur fait craindre que je résiste à nouveau pour que l’un d’eux fasse reclaquer son ceinturon ? J’essaie de soulever ma poitrine puis mes reins puis de me soulever sur mes coudes, en vain, aurais-je donc été piqué à mort ? La sueur emplit mes yeux, ma paupière blessée a enflé, je ne ressens plus mes chevilles, vais-je donc finir sur ce brancard, entre ces murs fermés, les adjoints arrangeant mes doigts, les sangles, pour que j’apparaisse comme m’étant étranglé moi-même ? Et si je ne ressens plus mes bras ni mes mains ni mes doigts, c’est qu’ils ont tué, qu’ils m’ont tué : que, leur besogne faite, ils disparaissent, comme les tueurs de Macbeth, dont j’ai pris le nom, Donalbain, de l’un des enfants de Duncan, le roi assassiné, comme pseudonyme pour le texte dont j’ai reçu le contrat d’édition hier, mon père refusant que je le signe de son patronyme ; puis-je même, encore mineur pour deux ans, signer ce double feuillet de contrat que je garde dans mon casier de chambrée ?
Des sangles se retirent de mes membres, je les ressens glisser de mes bras, de mes jambes, avec leurs boucles, ainsi que des serpents d’un corps antique, d’une allégorie ; une lumière circule dans la pénombre.
Le faisceau approche, balaie ma face, je me sens pris aux bras, aux reins, aux jambes, soulevé, transporté vers un couloir éclairé puis vers le dehors, nocturne – est-ce le soir ? est-ce le matin d’un jour suivant ? Mes porteurs traversent une cour, puis deux, mes lunettes – verres cassés ? fendus ? – sont dans une poche de mon blouson de tenue d’exercice. Devant nous, le grand porche d’entrée du casernement au-dessus duquel je vois, de ma vue vague, en surimpression et en envers des chiffres et lettres du régiment, la devise d’un camp nazi ou l’injonction à l’entrée du chant trois de l’Enfer du Dante. Et pourtant, tout appel dans le froid en pension, toute attente à guichet ou autre, , je les supporte, depuis l’enfance, en les rapportant à ceux que subissaient les déportés dans les camps. Le transport stationne devant un bâtiment bas relié au pavillon de l’entrée ; bruits de lourdes clefs, de verrous, de targette ; on me rentre dans l’obscurité, me roule sur un lit de sangle ; l’obscurité sent l’eau d’hiver, la pierre suintante, la couverture mouillée et l’excrément humain ; la porte est refermée, verrouillée ; une forme bouge vers le fond ; je tire de ma poche mes lunettes, le bref mouvement me fait souffrir tout le corps, du crâne aux orteils, mon cœur en bat plus fort : j’existe, terrestre, je n’ai pas passé le porche, vers l’au-delà où je me sentais tiré pour y être jeté.
Le clairon sonne le réveil, son stupide motif. Nous sommes donc à l’avant-matin. La forme, en rebougeant, dégage une odeur fraîche de défécation ; attendre le matin, une lumière – filtrant d’où ? –, pour voir le corps de l’odeur. Comment, perclus jusqu’à la plus fine articulation, vais-je pouvoir rouler hors de la paillasse qui grouille sous moi, sous le tissu humide – souillé ? – de mes vêtements lacérés par les coups ?
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