QUATRIÈME LETTRE A J. P.2
Cher ami, Paris, 28 mai 1933.
Je n’ai pas dit que je voulais agir directement sur l’époque ; j’ai dit que le théâtre que je voulais faire supposait pour être possible, pour être admis par l’époque, une autre forme de civilisation. Mais sans représenter son époque il peut pousser à cette transformation profonde des idées, des mœurs, des croyances, des principes sur lesquels repose l’esprit du temps. Cela en tout cas ne m’empêche pas de faire ce que je veux faire et de le faire rigoureusement. Je ferai ce que j’ai rêvé, ou je ne ferai rien. Quant à la question du spectacle, il ne m’est pas possible de donner de précisions supplémentaires. Et ceci pour deux raisons : 1o La première est que pour une fois ce que je veux faire est plus facile à faire qu’à dire. 2o La seconde est que je ne veux pas risquer d’être plagié comme cela m’est arrivé plusieurs fois.
Pour moi nul n’a le droit de se dire auteur, c’est-à-dire créateur, que celui à qui revient le maniement direct de la scène. Et c’est justement ici que se place le point vulnérable du théâtre tel qu’on le considère non seulement en France mais en Europe et même dans tout l’Occident : le théâtre occidental ne reconnaît comme langage, n’attribue les facultés et les vertus d’un langage, ne permet de s’appeler langage, avec cette sorte de dignité intellectuelle qu’on attribue en général à ce mot, qu’au langage articulé, articulé grammaticalement, c’est-à-dire au langage de la parole, et de la parole écrite, de la parole qui, prononcée ou non prononcée, n’a pas plus de valeur que si elle était seulement écrite. Dans le théâtre tel que nous le concevons ici le texte est tout. Il est entendu, il est définitivement admis, et cela est passé dans les mœurs et dans l’esprit, cela a rang de valeur spirituelle que le langage des mots est le langage majeur. Or, il faut bien admettre même au point de vue de l’Occident que la parole s’est ossifiée, que les mots, que tous les mots sont gelés, sont engoncés dans leur signification, dans une terminologie schématique et restreinte. Pour le théâtre, tel qu’il se pratique ici, un mot écrit a autant de valeur que le même mot prononcé. Ce qui fait dire à certains amateurs de théâtre qu’une pièce lue procure des joies autrement précises, autrement grandes que la même pièce représentée. Tout ce qui touche à l’énonciation particulière d’un mot, à la vibration qu’il peut répandre dans l’espace, leur échappe, et tout ce que, de ce fait, il est capable d’ajouter à la pensée. Un mot ainsi entendu n’a guère qu’une valeur discursive, c’est-à-dire d’élucidation. Et il n’est pas, dans ces conditions, exagéré de dire que vu sa terminologie bien définie et bien finie, le mot n’est fait que pour arrêter la pensée, il la cerne, mais la termine ; il n’est en somme qu’un aboutissement. Ce n’est pas pour rien, on peut le voir, que la poésie s’est retirée du théâtre. Ce n’est pas par un simple hasard des circonstances, si depuis fort longtemps, tout poète dramatique a cessé de se manifester. Le langage de la parole a ses lois. On s’est trop habitué depuis quatre cents ans et plus, surtout en France, à n’employer les mots au théâtre que dans un sens de définition. On a trop fait tourner l’action autour de thèmes psychologiques dont les combinaisons essentielles ne sont pas innombrables, loin de là. On a trop habitué le théâtre à manquer de curiosité et surtout d’imagination. Le théâtre, comme la parole, a besoin qu’on le laisse libre.
Cette obstination à faire dialoguer des personnages, sur des sentiments, des passions, des appétits et des impulsions d’ordre strictement psychologique, où un mot supplée à d’innombrables mimiques, puisque nous sommes dans le domaine de la précision, cette obstination est cause que le théâtre a perdu sa véritable raison d’être, et qu’on en est à souhaiter un silence, où nous pourrions mieux écouter la vie. C’est dans le dialogue que la psychologie occidentale s’exprime ; et la hantise du mot clair et qui dit tout, aboutit au dessèchement des mots. Le théâtre oriental a su conserver aux mots une certaine valeur expansive, puisque dans le mot le sens clair n’est pas tout, mais la musique de la parole, qui parle directement à l’inconscient. Et c’est ainsi que dans le théâtre oriental, il n’y a pas de langage de la parole, mais un langage de gestes, d’attitudes, de signes, qui au point de vue de la pensée en action ont autant de valeur expansive et révélatrice que l’autre. Et qu’en Orient on met ce langage de signes au-dessus de l’autre, on lui attribue des pouvoirs magiques immédiats. On l’invite à s’adresser non seulement à l’esprit mais aux sens, et par les sens, à atteindre des régions encore plus riches et fécondes de la sensibilité en plein mouvement. Si donc, l’auteur est celui qui dispose du langage de la parole, et si le metteur en scène est son esclave, il y a là une simple question de mots. Il y a une confusion sur les termes, venue de ce que, pour nous, et suivant le sens qu’on attribue généralement à ce terme de metteur en scène, celui-ci n’est qu’un artisan, un adaptateur, une sorte de traducteur éternellement voué à faire passer une œuvre dramatique d’un langage dans un autre ; et cette confusion ne sera possible et le metteur en scène ne sera contraint de s’effacer devant l’auteur que tant qu’il demeurera entendu que le langage des mots est supérieur aux autres, et que le théâtre n’en admet pas d’autre que celui-là. Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques, actives du langage, que l’on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements, et que ces mouvements eux-mêmes s’assimilent à d’autres mouvements directs et simples comme nous en avons dans toutes les circonstances de la vie et comme sur la scène les acteurs n’en ont pas assez, et voici que le langage de la littérature se recompose, devient vivant ; et à côté de cela comme dans les toiles de certains vieux peintres les objets se mettent eux-mêmes à parler. La lumière au lieu de faire décor prend les apparences d’un véritable langage et les choses de la scène toutes bourdonnantes de signification s’ordonnent, montrent des figures. Et de ce langage immédiat et physique le metteur en scène dispose seul. Et voilà pour lui une occasion de créer dans une sorte d’autonomie complète. Il serait tout de même singulier que dans un domaine plus près de la vie que l’autre, celui qui est maître dans ce domaine, c’est-à-dire le metteur en scène, doive en toute occasion céder le pas à l’auteur qui par essence travaille dans l’abstrait, c’est-à-dire sur le papier. Même s’il n’y avait pas à l’actif de la mise en scène le langage des gestes qui égale et surpasse celui des mots, n’importe quelle mise en scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses décors, rivaliser avec ce qu’il y a de plus profond dans des peintures comme les Filles de Loth de Lucas de Leyde, comme certains Sabbats de Goya, certaines Résurrections et Transfigurations du Greco, comme la Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch, et l’inquiétante et II mystérieuse Dulle Griet de Breughel le Vieux où une lueur torrentielle et rouge, bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et par je ne sais quel procédé technique bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts le théâtre y grouille. Une agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des basfonds innommés. Un bruit livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la nature et de l’esprit. Mais heureusement pour le théâtre, la mise en scène est beaucoup plus que cela. Car en dehors d’une représentation avec des moyens matériels et épais, la mise en scène pure contient par des gestes, par des jeux de physionomie et des attitudes mobiles, par une utilisation concrète de la musique, tout ce que contient la parole, et en plus elle dispose aussi de la parole. Des répétitions rythmiques de syllabes, des modulations particulières de la voix enrobant le sens précis des mots, précipitent en plus grand nombre les images dans le cerveau, à la faveur d’un état plus ou moins hallucinatoire, et imposent à la sensibilité et à l’esprit une manière d’altération organique qui contribue à enlever à la poésie écrite la gratuité qui la caractérise communément. Et c’est autour de cette gratuité que se rassemble tout le problème du théâtre.
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