samedi 15 mars 2025

Récit d’un Alzheimer Par M.A. 15/03/25

 

"La veille, j’ai donné une gifle à mon meilleur ami...dont je ne me rappelle plus du prénom.



"Demain je lui dirais que j ai oublie.



Alzheimer, pourquoi se rappeler comment ça s écrit?



En fait, ça s’écrit comme ça se subit.



Cette maladie, c’est mourir enfermer dans son corps avant de mourir physiquement.

C’est être enfermé sans qu’aucun mur ne porte de souvenirs.

Sans papier peint

que l’on peut arracher à chaque déprime

un choix plus une chose subie .



Pendant que les autres ne veulent pas que tu meurs.

C’est leur lutte qui nous inflige des réactions affectives impulsives réactives

ne veulent-elles jamais comprendre ? Se résigner ?

La preuve d’amour ne se situe pas dans cette révolte ce déni,

elle est dans la résignation pour un accompagnement adouci bienveillant



Malade, dans leurs esprits, tu veux vivre encore plus que ceux de la vie normale, plus qu’eux en fait, qui ne se résignent pas à voir la mort arriver.



ils veulent t'obliger à te souvenir de tout parce qu'ils pensent que tu vis, parce eux aussi veulent que ce qu'ils ont vécu ne soit jamais l'oubli de demain.



"Souviens toi, ici, tu te rappelles?"

Dans mon cas, l'oubli n'est pas un choix, mais un symptôme, une conséquence, ce qui disparaît est la trace de ce que je deviens. 



Et, puis, quand tu pars, tu n'es plus jamais qui tu étais avant la maladie, tu restes celui qui est mort malade dans leurs propos.



Pour se rappeler de moi, ils diront :



" tu sais, celui qui avait Alzheimer?"



Ce sera définitivement mon identité, et elle ne sera pas ma propre identité, je vais devenir la multitude des inconnus Alzheimer. 



Le John Do de l'oubli.



Celui que l'on confond à force de ne pas vouloir l'oublier.



Je relis sans cesse le lendemain ce que j'ai écrit la veille. Cela devient difficile. Sans cesse il me faut redevenir celui qui allait mieux pour constater le jour suivant que je suis bien celui que je suis en train de devenir.



Hier, ou...peut-être était-ce un autre jour?...Le temps s'étire si rudement sur mon esprit, que je ne dis plus que je vis, mais que je pars vers l'inconnu...mon inconnu ...la destination que cette maladie m'impose peu à peu...sournoisement...



Donc...où en étais-je?…



"file"..."étoile"..."subrepticement", je peux le dire puisque il est encore présent...que veut il dire ce mot?... mais je n’en sais rien...ou plus…



Je pense, parfois, au film de Zulawski :



« mes nuits sont plus belles que vos jours »

Tout est résumé dans ces quelques mots



Le rien de ma mémoire qui part vaut tous les souvenirs que vous voulez garder pour vos vieux jours.



Moi, je n’ai qu’une succession de nuits que je me partage pour que mon oubli soit celui que je veux garder en mémoire.



Non je ne pleurerais pas car je ne me rappelle de mots qui deviennent mon essentiel de ce que je ne perds pas, comprenez le, ne luttez plus, je pense que je partirais sans souffrir de l’oubli



vos larmes sont les baisers tristes dont je ne me souviens pas le lendemain



je bois sans souvenir la présence des oubliés de mon parcours, ne m’en veuillez pas, je veille à ne jamais plus penser que je m’oublie plus vite quand vous êtes présents à me forcer à souvenir de ce que vous voulez.



La violence est aussi ici, dans vos mains sur les miennes, comme un poids qui m’affaisse.



Un jour, il y a peu...j ai relu une des phrases que j avais écrite... et j ai souri...elle était belle, c était moi qu il l avait écrite...

Donc, chaque jour, je vais sourire en la relisant, fier d'en être l auteur...





Plus tard, je dirais merci à l'auteur de cette phrase qui m'apaise et me fait sourire...







Et encore plus tard, je serais celui qui pleure de ne plus se souvenir où j'ai rangé mes écrits...



Et finalement, tout cela n'a plus d'importance...



Qui suis-je ?



Qui sommes-nous, en somme ? »












II






……. ?…….




III







Récit d un alzheimeur. 3



Ou 4…




"Lorsque je sors seul dans la rue avec cette volonté de ne vouloir aller nulle part de précis, ou de me le dire suffisamment pour m'en convaincre, je peux me perdre. Sans avoir à fournir d’explications à personne.


Quand je cherche la maison...ou l hospice dont je viens de m évader, (sans doute est ce le cas, d ailleurs, qui me cherche? Encore?) j ai le droit de dire que je ne suis pas de la ville. Je peux alors sortir la pancarte que je porte autour du cou et rire comme d'une mauvaise plaisanterie.

Un mot peut en remplacer un autre quand celui que je veux ne vient plus, perdu là où je n ai plus accès.

A force dire ce que je ne voulais pas dire ou pas précisèrent...dire le contraire et le maintenir coûte que coûte pour ne pas paraître folle…


Revenir plus tard, lorsque le mot est revenu, et affirmer le contraire de ce que j’avais précédemment...J’ai le droit...je peux dire ce que je peux...


Un auteur...dont le nom m'échappe disait que "l'oubli est la mémoire originelle du monde", et "qu'il est matière".


Je ne suis alors pas victime de la maladie d'...,de cette maladie là, mais je suis la matière de la mémoire originelle, une copie de cet oubli qui afflige ceux qui n'en sont pas atteints, et apeurent ceux qui le sont.


J'ai encore cette connaissance là qui me sauvegarde et articule tout écart de diction comme l'éventualité d'un jeu.


Si je n'ai pas peur alors je prouve à mes proches que rien n'est encore perdu. Je fais illusion.


J’en suis encore à offrir des illusions quand en moi-même, je lutte pour ne pas oublier que j’en ai, que je peux en avoir…


Seules mes fugues sont l'empreinte que cette...progresse.


Un autre disait, je le note avant l'oubli, que lorsqu'on lit de la poésie à haute, c'est de la


"lecture dans le souffle".



Écrire plus pour ne pas mourir sans l'oubli originelle jusqu'à …



Croix aux souvenirs

tu as porté le temps…


J’avais eu le tort de croire

que l’on pouvait se maintenir indemne

En ne demandant rien à personne…



Je le note dans mon journal...Je l’ai appelé le journal de l’oublié...Pas la personne, mais de tout l’oublié que nous emmagasinons innocemment lorsque tout va pour le mieux...





Appendice : Je ne parle plus qu’à celui qui part Par M.A. 15/03/25

 



On peut supposer qu’il a prévu sa mort ( ses obsèques) comme il a détruit sa vie méticuleusement, plus exactement, comme il a bâti la disparition de sa véritable histoire.


Vouloir mourir « suffisamment » ou « assez » (comme il a toujours dit), à répéter comme pour s’en convaincre ou se rassurer, pour n’en laisser de traces que ce que sa volonté aura créé.


« Lui » aura disparu (avant) quand sa créature sera décédée (plus tard).


Est ce parce que je pense à sa mort que je relis « Défiguration » ou le contraire ?


Que lui reste-t-il à détruire qu’il n’aura pas donné aux archives ? Ou détruit lui-même ? Sinon, le travail sera confié à qui que ce soit de fiable ? Peut-il l’imposer à celle qui, pour survivre, tentera de tout garder en mémoire ?


Donc, devons nous être seul pour rester maître de tout, même de sa mort


ou l’autre, par amour, doit-il tout accepter, même les conditions de sa volonté de mourir « assez » pour qu’il n’en reste rien ou si peu qui ne devienne des anecdotes?


D’ailleurs, les « souvenirs » ne sont que des anecdotes, une accumulation de choses éparses, sans suite, sans cohérence et, de fait, ne constituant aucunement un « souvenir » (une histoire), ni celle de la personne défunte.


Il est étrange que ta volonté soit de laisser des « archives » car que sont les archives ? Les traces de ta vie, de ton existence ? De ton œuvre ? De ce que tu veux cacher pour que l’on continue à chercher qui tu es vraiment donc, te faire vivre au-delà de la mort «suffisante» que tu dis vouloir.


Un auteur est celui qui peut se permettre de choisir de laisser des traces, de les sélectionner, et de faire en sorte que le reste ne soit pas visible. Mais alors, tu ne meurs pas « assez », tu meurs « différemment ».

Ou alors tout détruire…


Kafka voulut le faire mais son ami a trahi sa volonté. Qu’en penser ? Mal, bien, s’agit-il d’en avoir une appréciation morale ? Nous lecteurs, nous sommes comblés par cette trahison.


Tu imposes alors une mort (ou une disparition) à l’autre qu’elle ne veut pas. Doit-elle te quitter pour que tu puisses continuer à te penser mort « suffisamment » et elle lui permette pour vivre ou « sur-vivre » ? Vivre au-delà de ce qu’elle s’impose comme impossible.


Ou alors :


« Ne pas trahir aurait demandé : être cet anonymat que l’horreur voulait. C’est-à-dire, être soi-même son nom perdu...être soi-même son nom insupportable. L’anonymat d’un livre serait : qu’il soit de telle sorte qu’il ne supporte aucun nom ».


On ne le fait jamais « suffisamment » mais médiocrement pour, inconsciemment, satisfaire une légère pointe d’orgueil qui peut demander l’oubli total sans flancher ou céder un tant soit peu à un reste d’orgueil ?


« Que nul ne fut jamais assez anonyme pour que sa mort suffit ».


Accordons à ceux qui restent le droit de faire de cette cérémonie mortuaire ce qu’ils en veulent, de leur permettre de croire que le « souvenir » du disparu ne disparaîtra qu’avec eux-mêmes.


Hélas, les « souvenirs » ne peuvent s’accumuler, ils se superposent, à la limite, ou se remplacent. Les uns poussant les autres dans l’oubli. Finalement, le disparu voulant disparaître n’a qu’à laisser faire le temps.


Et alors, ne mourrait « assez » que celui qui n’a aucune exigence sur les conditions de sa « disparition ».

L’abandonner à ceux qui restent pour qu’ils s’obligent à l’exigence du souvenir.


« Sans pouvoir rien oublier. Oubliant cependant. Il n’y a rien ni personne dont on puisse se souvenir assez pour n’être pas accusable de lui avoir survécu. Que j’ai survécu m’accuse (que j’ai survécu assez pour que me souvenir n’est plus la même force affreuse). Si intolérable qu’ait été ce qu’il a fallu tolérer, si difficile qu’il ait été de ne pas mourir quand même n’était plus difficile – vivre a plus de réalité.

« Se souvenir est impossible. N’atteint pas le pire. Trahit. Mieux vaudrait l’oubli. Un complet oubli. Mais oublier aussi est impossible. On n’oublie pas plus qu’on se souvient. Se souvenir est impossible. Oublier l’est aussi. Seule la mort ne trahit pas. »



Se souvenir comme une dette que l’on doit à celui avec qui on a vécu et qui vient de disparaître.

Mais cela a une autre signification, cela veut dire que le disparu mérite que l’on s’impose la souffrance dans le souvenir.

Seuls ceux qui ne méritaient le souvenir tombent dans l’oubli, ou alors se force-t-on à les oublier réellement.








A quand l’inhumation ? Par M.A. 15/03/25

  c'est la fulgurance qui m'est venue immédiatement à peine entré dans cette pièce exiguë

 cette pièce minuscule, dans laquelle était perdu un corps recroquevillé sur une chaise


Ce qui semble être une chambre (une cellule "moine cénobite" comme dit le poète)


Obscurité parfaite 


les persiennes sont closes 

l'homme ne recevait les visiteurs que tard dans la nuit


Une répulsion à voir a être vu.


Malgré cette obscurité un rayon de lune vient mourir sur ses yeux morts


 pourquoi n'est-il pas mort?


Il nous encombre de sa lente agonie que l'on sait, qu'il laisse entendre dans une correspondance avec son éditeur (correspondance qui est l'assistance respiratoire)


Pourquoi veut-il encore nous dire des choses ?

Nous encombrer de ses flatulences cérébrales

 alors qu il n arrive même plus à articuler un son audible,


tant il bave,

tant sa lèvre pend

tombe

séquelle d'un AVC qui n'a pas fini son travail,

le laissant encore agonir sans fin.


Coup d'œil circulaire sur la pièce, rapide  

M'en souvenir pour maudire cette visite imposée cette proximité répulsive 


ne pas oublier 


à droite, un mur, la fenêtre, une chaise devant, au travers des persiennes la lune qui tombe sur ce regard mort.


A-t-il conscience que je suis là?


A-t-il conscience qu'un homme qu'un être humain est entré dans la 1re sphère de sa morbidité?


La 1re sphère de sa non-vitalité 


au fond, en face un lit défait, à sa droite, une petite table de nuit une lampe de chevet et une lettre... fermée.


On lui écrit encore, 

qu’il ne lit pas

qu’il ne lit plus


que lui écrit-on ?

que peut-on encore lui dire qui le maintient qui ne le maintient qu'avec grand peine dans cet état ?


juste à côté de la table de chevet, un toilette aménagé 


L'homme ne doit plus pouvoir se déplacer beaucoup donc il doit pouvoir aller aux toilettes sans grand effort

ou pour y laisser ses dernières forces, 

la porte est entrouverte


de l'autre côté, le mur de gauche avec une petite table pour une personne une chaise qui part en lambeaux

Sur la table, un plateau repas 

dans l'assiette, un repas non entamé


un homme dans cet état peut-il encore manger et que peut-il manger?


mélange d'odeurs


on sent les derniers arômes du repas qui refroidit 

une odeur de tabac froid 

En arrière goût, une odeur rance racle la gorge 


l'odeur d'un homme malade mais l'est-il plus ?

 et par la porte des toilettes entr'ouvertes, une odeur de pisse et de merde nous saute au nez

l'homme n'a sûrement pas tirer la chasse d'eau


Tout cela est un équilibre fragile qui se maintient autour de lui qui le porte en fait.


Qui le masque...




Il y a 5 ans lorsqu'il nous a amené son manuscrit "autodérision d'un cadavre", on a eu un doute quant à l'auteur de ce texte et notre éditeur, mon chef, nous demande sans cesse de prendre rendez-vous avec l'auteur pour comprendre un peu le changement dans sa manière d'écrire dans sa littérature dans ses préoccupations ses sujets de prédilection qui ont changé complètement radicalement et lorsque je suis devant, là aujourd'hui, devant ce cadavre assis je sais que ce n'est pas lui qui écrit depuis cinq ans, au moins


Mais qui dans cette maison des morts pouvait écrire de tels romans?


la servante qui m'a ouvert la porte et m'a déposé ici comme un sac de linge sale dans la buanderie ?

qui m'a dit de lui "parler pas trop fort il est malade"

 cette femme qui sent la terre et le feu, le soufre et le potage et qui n'a comme langage que quelques mots mais surtout le regard de ceux qui ne croient plus en l’humanité. 

il reste sa femme, qui, elle aussi, est enfermée dans une chambre 

et ne sort plus 

que l'on dit à moitié folle aveugle

et à qui on dépose à manger la nuit la porte légèrement ouverte afin qu'elle ne s'échappe pas

qu'elle ne s'échappe plus

cette femme-là déposerait des manuscrits au pied de sa porte ?



Je décide de m’avancer sans qu’il m’en donne l’autorisation...Il ne bouge pas…

il lève les yeux…


je me penche vers lui …


« Je vous déteste depuis tellement d’années que j’ai enfin le plaisir de vous le dire...au creux de l’oreille...en tout intimité...J’en avais marre de publier vos merdes...et là, il y a 5 ans, une surprise...Le roman est magnifique...une vraie œuvre… »


Je me relève un peu


je le regarde


il a tremblé légèrement...il n’a jamais été aussi seul que devant cette haine gratuite...et il ne peut rien faire


« Qui écrit depuis que tu devenu un légume ? Tu peux me le dire ? »


il ne bouge plus...il serre les poings...il tente de cracher sa rage mais ce n’est qu’n nouveau filet de bave qui s’échappe de sa bouche..


« Ta femme ?...la folle ?…ta servante, cette moitié de femme ? Quel langage peut elle posséder ?  Pourquoi ne veux tu rien dire ? Tu n’as jamais été un écrivain, c’est uniquement parce que les gens lisent de la merde que tu as eu du succès….La différence aujourd’hui, c’est qu’il s’agit de la littérature...alors dis le moi...tu es au bout de ta vie…. Je vais fouiller ta baraque pour trouver ce que je veux sa voir...Je vais te violer en fracassant toutes tes portes...Je te hais je veux que tu meurs... ca fait longtemps que tu aurais du mourir...c’est insupportable de te voir être présent pas vivant mais présent...regarde moi vieille enflure, je vais trouver je ne vais pas te laisser tranquille tant que je n’aurais rien trouvé... »



L’homme tend le bras vers moi.


« Tu te décides ? »


Un signe pour que je me penche sur le vieux.


La voix est éteinte mais d’une telle puissance que l’arrogant que je ne voulut plus entendre le son de la voix.


« écoute, écoute, une seule et dernière fois et ensuite je mourrais...il s’agit de mes œuvres de jeunesse que je ressors en ce moment...je n’écris plus en effet depuis 5 ans mais je ressors mes vieux romans que j’avais gardé...Ils te plaisent ? Tu peux enfin me lire….Bien bien...je vais te dire, penche toi plus, des enflures dans ton genre j’en ai déjà pulvérisé un grand nombre...Tu ne feras jamais le poids face à moi...Je suis et je reste un écrivain et je le serais jusqu’au moment de ma mort….Tout ce que j’écris dans ma tête et qui, hélas, ne sortira jamais raconte ta mort...et celle de ta putain de mère...et de tous les tiens, du genre humain...alors fouille, casse, viole comme tu dis, la vie, celle que j’ai eu, tu ne la connaîtras jamais...En ce moment, c’est toi qui bave devant ce que je suis….Vas même rendre visite à ma folle de femme, elle te crachera à la gueule comme elle le fait lorsque un humain vient chercher des réponses...Nous sommes dans la maison du silence forcée, il n’y a que l’oubli qui contienne toute notre mémoire à moi et à ma famille...Regarde, un jour les miroirs te renverront une image comme la mienne et alors, tu me maudiras encore plus...Maintenant, laisse moi, je vais me coucher. Tu fermeras la porte en partant et ne reviens jamais...jamais...Tu diras à ton patron que je n’enverrais plus de manuscrit. »


Depuis que j’ai quitté ce lieu, la peur ne m’a plus jamais quitté et malgré la mort de cet homme, il est jamais entré en moi et ne me laisse jamais en paix.

Trois préfaces à "Eden, Eden, Eden" de Pierre Guyotat

 III  Préface de Phillipe Solers


17.../19...

(suggestions)

Par Phillipe Solers


"rien n'est plus beau, plus grand que le sexe et, hors du sexe, il n'est point de salut."

Sade, Lettre à sa femme    (Vincennes, 25 juin 1783)


0 - Paris 1969: le règne de la bourgeoisie, encore provisoirement dominante, pourrit; son idéologie est clôturée de partout. La lutte n'en sera pas moins longue, complexe.

1 - Eden, Eden, Eden : rien de tel n'a été risqué depuis Sade. Ce qui veut dire : la possibilité existe maintenant dans l'histoire de lire entièrement Sade aura désigné un point d'aveuglement radical; il faut lire Eden, Eden, Eden autrement qu'en rapport avec Sade.

2 - Nous pouvons proposer des dates : elles nous donneraient les premiers éléments d'une histoire analytique de la façon dont le sexe a pu commencer à s'écrire découpant ainsi le revers de tous nos discours. Par exemple : 1783, en exergue, signifie pour nous à la fois l'invisibilité du bouleversement révolutionnaire bourgeois et l'écriture enfermée, ineffaçable de Sade. Mais qui, à e moment, est présent pour en penser l'articulation ? Personne. Or il s'agit ici de suggérer que si la place où ces lignes se manifestent aujourd'hui (1970) n'est pas nécessairement occupée par une prévision infaillible, pourtant, et du fait même de la continuité discontinue de la révolution au travail - cette fois devenue celle, sans sujet, des masses - et d'une écriture matérialiste qui a la double de plus en plus consciemment, nous sommes à nouveau, mais de manière transformée, en période d'imminence historique. Le texte de Sade serait ainsi à situer sur le rebord immédiatement antérieur d'un anneau temporel en train de se refermer. Autre exemple : on peut considérer que la lecture de Sade  seulement été assurée en 1931, lorsque Maurice Heine écrit : "il faut plaindre ceux qui, de cet effort exemplaire vers la plus féroce analyse de l'être ne peuvent ou ne veulent retenir que des obscénités à leur taille. Certes la brutale clarté projetée sur les replis les moins avoués de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme, doit leur paraitre plus insupportable encore que la lumière tamisée des conceptions psychanalytiques." Cette phrase, naturellement, a vieilli. Nous devons éviter tout ce qui pourrait renvoyer une écriture à "l'être". par ailleurs, la psychanalyse est devenue ou redevenue, l'enjeu d'un combat fondamental. Cependant qui, aujourd'hui, face à Eden, Eden, Eden, devrons-nous plaindre?

3 - Autre illustration. Blanchot écrit, plus près de nous : "Avec Sade - et à un très haut point de vérité paradoxale - nous avons le premier exemple (mais y en eut-il un second ?) de la manière dont écrire, la liberté d'écrire, peut coïncider avec la liberté réelle quand celle-ci entre en crise et provoque une vacance d'histoire." Ici, nous ajouterons simplement pour qui veut comprendre  : le texte que signe Pierre Guyotat ne s'est pas produit par hasard en France 1968.

4 - L'entrelacement histoire/écriture (et non pas; abstraitement, "l'écriture"). Sa base : le matérialisme historique. La lutte des classes et le sexe comme fils rouges permettant de le déchiffrer. 1869 : les chants de Maldoror, 1871 La commune de Paris. 1884 L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'état, où Engels note : " Nous marchons maintenant à une révolution sociale dans laquelle les fondements économiques actuels de la monogamie disparaitront tout aussi surement que ceux de son complément. : "la prostitution". Cet entrelacement appelle sa science.

5 - Ne pas oublier ceci, que n'oublie pas une seconde la force surprenante gouvernant Eden, Eden, Eden.: la radicale inéquation de la pensée au sexe, à laquelle il faut se tenir, sous peine d'être victime de ce dont Freud menaçait Jung : à savoir "le flot de fange de l'occultisme.

6 - Récuser simultanément la censure et la contre-censure, l'une morale et l'autre psychologique. C'est-à-dire l'exploitation de la représentation sexuelle ( la sexualité au lieu du sexe). Empêcher de manière obstinée, en se répétant autant qu'il faudra, toute sublimation et en particulier celle qui croit pouvoir se présenter sous une pseudo-nudité. Censure : refoulement au premier degré. Contre-censure: refoulement au second degré (préciosité, érotisme).

7 - Affirmer sans relâche de la base matérialiste. Or, le matérialisme est encore dominé et ne par conséquent s'indiquer que sous le masque d'une monstruosité dont personne n'a encore idée car elle n'est , finalement, plus monstrueuse : d'une évidence complète, au contraire, comme l'infinité même de l'univers. Comme l'ébranlement appelé, en son temps, dionysiaque : "Vêtu de la nébride sacrée, il recherche le sang des boucs agonisants, avec un appétit glouton pour la chair crue" (Euripide). Mais sans aucun mythe, sans aucun Dieu. dans un retour sans fin d'animal. Dans la seule explosion désertique écrite.

8 - Prendre en charge le meurtre généralisé de toute sexualité, propre ou impropre, dans sa revendication limitée : accepter telle ou telle sexualité, c'est croire à l'adéquation, impossible, de la pensée au sexe. Contre tout ce qui veut se montrer en restant caché, contre tout ce qui veut se cacher, en croyant se montrer. Meurtre contre la jouissance sur fond de propriété.

9 - Etendre les pouvoirs d'une seule phrase au fourmillement matériel, divisé, emporté par une pulsion incessante. Mécanique organique et céleste, biologique, chimique, physique, astronomique. "Les sciences de la nature engloberont plus tard les sciences de l'homme de même que les sciences humaines engloberont les sciences naturelles, en sorte qu'il n'y aura plus qu'une seule science" (Marx). Dès la première page d' Eden, Eden, Eden, voici ce théâtre inouï : silex, épines, sueur, huile, orge, blé, cervelle, fleurs, épis, sang, salive, excréments...Voici l'espace d'or des matières et des corps, indéfinitivement transmutables, rythmiques.

10 - Donc : "Les soldats, casqués, jambes ouvertes, foulent, muscles retenus, les nouveau-nés emmaillotés dans les châles écarlates, violets:"

Trois préfaces à "Eden, Eden, Eden" de Pierre Guyotat

 II  Préface de Roland Barthes


Ce qu'il advient au signifiant


Eden, Eden, Eden est un texte libre: libre de tout sujet, de tout objet, de tout symbole: il s'écrit dans ce creux ( ce gouffre ou cette tache aveugle) où les constituants traditionnels du discours (celui qui parle, ce qu'il raconte, la façon dont il s'exprime) seraient de trop. La conséquence immédiate est que la critique, puisqu'elle ne peut parler ni de l'auteur, ni de son sujet, ni de son style, ne peut pus rien dire sur ce texte : il faut "entrer" dans le langage de Guyotat: non pas y croire, être complice d'une illusion, participer à un fantasme, mais écrire ce langage avec lui, à a place, le signer en même temps que lui.

Etre dans le langage (comme on dit : être dans le coup) : cela est possible parce que Guyotat produit, non une manière, un genre, un objet littéraire, mais un élément nouveau (que ne l'ajoute-t-on aux quatre éléments de la cosmogonie?); cet élément est une phrase : substance de parole qui a la spécificité d'une étoffe, d'une nourriture, phrase unique qui ne finit pas, dont la beauté ne vient pas de son "report" (le réel à quoi elle est supposée renvoyer), mais de son souffle, coupé, répété, comme s'ils s'agissait pour l'auteur de nous représenter, non des scènes imaginées, mais la scène du langage, en sorte que le modèle de cette nouvelle mimésis n'est plus l'aventure d'un héros, mais l'aventure même du signifiant: ce qu'il lui advient.

Eden, Eden, Eden constitue (ou devrait constituer) une sorte de poussée, de choc historique : toute une action antérieure apparemment double mais dont nous voyons de mieux en mieux la coïncidence, de Sade à Genet, de Mallarmé à Artaud, est recueillie, déplacée, purifiée de ses circonstances d'époque: il n'y a plus ni Récit ni Faute (c'est sans doute la même chose), il ne reste plus que le désir et le langage, non pas celui-ci exprimant celui-là, mais placés dans une métonymie réciproque, indissociable.

La force de cette métonymie, souveraine dans le texte de Guyotat, laisse prévoir une censure forte, qui trouvera réunie là ses deux pâtures habituelles, la langage et le sexe : mais aussi cette censure, qui pourra prendre bien des formes, par sa force même, sera immédiatement démasquée : condamnée à être excessive si elle censure le sexe et le langage en même temps, condamnée à être hypocrite si elle prétend censurer seulement le sujet et non la forme, ou inversement : dans les deux cas condamnée à révéler son essence de censure.


Cependant, quelles en soient les péripéties institutionnelles, la publication de ce texte est importante : tout le travail critique, théorique, en sera avancé, sans que le texte cesse  jamais d'être séducteur : à la fois inclassable et indubitable, repère nouveau et départ d'écriture.


Trois préfaces à "Eden, Eden, Eden" de Pierre Guyotat

 I   préface de Michel Leiris


"Trois fois dit, comme pour mieux enfoncer le clou, le mot " éden" annonce - dès le seuil de ce livre - que ce n'est pas un enfer, non plus d'ailleurs, qu'un paradis, que Pierre Guyotat se propose de faire visiter.

Maints lecteurs, certes, seront rebutés par ce qu'un pareil livre a d'abrupt er (si l'on veut) choquant, vu les règles de savoir-vivre littéraires auxquelles nous société reste soumise, en dépit de bien des entorses! Mais n'est-ce pas, justement, par son absolu défaut de concessions - soit d'un côté soit de l'autre - qu'un tel ouvrage fait tache sur la quasi-totalité de la production d'aujourd'hui?

Maniaquement, estimerons les plus sévères, l'auteur suit son idée ou, plutôt, s'engage à fond dans l'infini d'un discours qui ne prétend rien démontrer, ne cherche pas à "raconter", mais vide simplement à montrer ou, plus exactement, à piéger le lecteur par le moyen d'un compte rendu minutieux, qui dénote chez Pierre Guyotat -quelque opinion qu'on puisse avoir de son œuvre - à tout le moins une capacité d'halluciner à quoi n'atteignent que fort peu d'écrivains.

De ce texte, dont la note presque exclusive est un érotisme exacerbé, cartes sur table au point qu'il peut paraitre aussi sordide qu'un étalage de pièces à conviction sur un bureau de magistrat ou de policier, il est certain qu'une poésie sans complaisance se dégage. Cela parce les choses y sont prises sur un mode auquel les nuances psychologiques sont étrangères et qu'on ne peut même pas qualifier de "biologique" (ce qui serait trop restrictif et risquerait en outre de suggérer un vitalisme tout proche du panthéisme), mode qui est en vérité celui du contact pur et nu - exempt de toute interprétation faisant écran - avec des corps vivants et les objets fabriqués qui constituent leurs coques ou leurs appendices.

Mis en jeu égalitaire ou peu s'en faut, êtres et choses, sont en effet, donnés ici pour rien de plus que ce qu'ils sont dans la réalité stricte de leur présence physique, animée ou inanimée : hommes, bêtes, vêtements et autres ustensiles jetés dans une mêlée en quelque panique, qui évoque le mythe de l'éden parce qu'elle a manifestement pour théâtre un monde sans morale ni hiérarchie, où le désir est roi et où rien ne peut être déclaré précieux ou répugnant.

Poésie implicite, que relaye parfois une poésie explicite : ces moments où, au-dessus du magma qu'agite seule la quête d'assouvissement que mène chacun des protagonistes, une parole humaine se fait jour, d'autant plus émouvante qu'elle semble émerger - comme par miracle - d'une couche d'existence où toute parole est abolie.