samedi 28 décembre 2024

Matériologies N°5 : Michel Surya : Principes pour une littérature qui empeste.

 

« Reste qu'on n'aura pas assez tué Dieu, tant qu'on n'aura pas compté que Dieu est intuable. Intuable au sens où Bataille l'avait dit : »L'absence de Dieu est plus grande, elle est plus divine que Dieu ». Au sens exactement où le mythe lui-même l'est. Où il l'est du moins en ce sens, le même : « l'absence de mythe est aussi un mythe : le plus froid, le plus pur, le seul vrai ». »




« L'art jeune d'Artaud, en réalité, est moral, qui emprunte au moralisme surréaliste, que le moralisme surréaliste rassure, dans la proximité duquel il se tient encore, un temps. Moral est en effet, l'est à sa façon, une façon qui n'est pas que surréaliste, un art qui considère que « toute l'écriture est de la cochonnerie », et que tous ceux qui s'y adonnent « sont des cochons ». (Le pèse-nefs 1925) ? Moral, parce qu' Artaud ne dit pas le disant, ou pas encore, ce qu'on croit ou veut croire (anticipant) , que c'est ce qu'il faut qu'elle soit en effet, l'écriture : « de la cochonnerie ». Ni ça qu'il faut, en effet, qu'ils soient, ceux qui écrivent : « des cochons ». Il dit juste qu'écrire, l'écriture sont une cochonnerie ; et ceux qui s'y adonnent des cochons.

Il changera donc, qui dira plus tard que c'est ça en effet qu'il faut que l'écriture soit, ni plus ni moins : une cochonnerie (convenant par là que c'est ce qu'est devenue la sienne, entre-temps).Cochonnerie, c'est à dire : qu'écrire et qui écrit aient « le sale en propre », ni plus ni moins (principe cette fois de toute la littérature à venir, et leçon). Tout le sale : des linges (familiaux), du sexe (de la reproduction des noms), des affaires ( de la propriété des biens), de l'argent (de l'exploitation des corps), des microbes ( de la syphillis en ces temps), des races (la juive, il n'y en a qu'une alors à « empester », le sang franchement français), de la maladie, de la mort même – tout ce qui a droit à « sale » et qui doit ce droit à tout ce qui domine, et à tout ce que hait et exècre ce qui domine. Le sale, soit tout ce qu'un hygiénisme obsessionnel, morbide, s'emploie depuis Pasteur par tous les moyens à repousser partout, toujours, à éradiquer - « avoir le sale en propre, c'est avoir l’exécration en propre ».

« Qu'écrire et qui écrit atteint le sale ou l'exécration en propre », ne serait-ce que parce que le sale ou l'exécration est l'autre de chacun, qu'il est l'autre qu'à chacun, pour commencer, et que chacun cache, dont chacun souffre, étouffe à la fin, et meurt. Que chacun chasse (expurge) partout, chez autrui, auquel il donne toutes les formes et les figures possibles d'autre chose et d'autrui pour n'avoir pas à le chasser de soi, pour n'être pas soi-même ce qu'il faut qu'il chasse – pour n'être pas soi-même rendu ou réduit à l'état de rebut .


N'ignorant pas cependant que le sale, le « crasseux » (Guyotat plus tard), comme le mal, inlassablement, reflue, retourne, revient, déborde, diffuse, qui s'empare des corps, de tous les corps, qui les dessaisit, les désempare, à strictement dire : « les dés-organise, portant à la puissance deux « le corps sans organe » qu'annonce, qu'instruit Artaud dans la même conférence (« Pour en finir avec le jugement de Dieu). A la fin, qui les défait, les défunte, les éteint par abréaction.

Quelque chose comme ce que Bataille aura, en partie, appelé « part maudite ». La modernité ne les aura pas pour rien associés (Artaud et Bataille) dans les années soixante-dix ; en tout cas aura-t-elle eu l'intuition du lien qu'il faut qu'on leur prête : ils auront représenté l'un et l'autre quelque chose d'analogue, en butte à quoi à peu près tout système de représentation reste. »

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