samedi 7 décembre 2024

"Mots et monde Pierre Guyotat" par Michel Surya

Cette phrase, Adorno lui-même a tenté d'en "corriger" après coup l'effet ou simplificateur ou exemplaire; ce sont ses mots :" [...] il pourrait bien avoir été faux d'affirmer qu'après Auchwitz il n'est plus possible d'écrire des poèmes. Par contre la question moins culturelle n'est pas fausse qui demande si après Auchwitz on peut encore vivre, s'il en a tout à fait le droit celui qui par hasard y échappe [...] sa survie nécessite déjà cette froideur qui est le principe fondamental de la subjectivité bourgeoise et sans lequel Auchwitz n'aurait pas été possible."

Cette "correction" appelle plusieurs commentaires et d'assez différents. Celui-ci d'abord : demander s'il se peut qu'on y ait survécu (question à laquelle il faut aussitôt ajouter celle qui consiste à demander s'il ne peut pas qu'on y ait survécu autrement que par hasard, et s'il se pourra qu'il y ait encore des hasards "heureux", c'est demander si ceux qui l'ont pu si peu que ce soit autrement qu'en faisant montre de cette froideur subjective, c'est-à-dire de cette froideur rationnelle qui voulait qu'ils meurent ( Adorno emploie "subjectivité" où Deleuze et Guyotat emploient "psychologie"; c'est la même instance cependant, au moyen de laquelle, dans tous les cas, c'est la rationalité qui prétend sauver des prérogatives qu'elles ont, l'une comme l'autre, condamnées)."


"C'est pourquoi Guyotat attente à la langue, la lèse; c'est pourquoi il écrit cette langue contre laquelle il est naturel qu'on se récrie; contre laquelle il est d'autant plus naturel qu'on se récrie qu'elle est faite pour instruire le procès des langues dans lesquelles les figures humaines ont perdu leur humanité."


"Il faut aller jusque l; cette catastrophe est telle qu'il n'y a pas jusqu'aux langues de ceux qu'elle a empotés qui n'aient dû être emportées aussi. Parce qu'il faut se le représenter de la même façon que La Boétie le représenta de la servitude : les esclaves ont de tout temps, trop volontiers admiré les prestiges des langues qui conspiraient à leur esclavage. Et les morts ont, de tout temps, trop volontiers abondé dans le sens des sentences qui les condamnaient (Kafka et Le procès mais aussi bien, et de la même façon, les procès tout rhétoriques dans les pays socialistes soviétiques). Toujours et partout, il en est mort qui en appelaient contre elles aux langues de ceux qui les faisaient périr. De toutes les horreurs dont c'est toute la littérature qui dépend maintenant, c'est la plus grande. Ecrivant cette langue contre la langue, Pierre Guyotat est le plus moral des écrivains d'aujourd'hui; c'est-à-dire, il est le seul qui fasse à la langue instruits (parce qu'il faut bien le représenter en effet: si Celan souffrit à ce point d'écrire dans la langue de ceux qui avaient voulu que périssent lui-même et les siens, il a fallu à Guyotat mesurer jusqu'à quel point il consentirait d'écrire dans la langue de ceux qui avaient voulu, sinon que disparaissent, du moins que demeurent asservis et humiliés, ceux dont il avait fait les siens, ceux dont il a fait les siens justement durant cette guerre que "sa" langue leur faisait : les Algériens)."


Adorno encore : "celui qui parviendrait à se rappeler ce qui s'empara de lui lorsqu'il entendit les mots fosses à charogne et chemin aux porcs, serait certainement plus près du savoir absolu de Hegel |...] Ce qu'il faudrait désavouer théoriquement, c'est l'intégration de la mort physique dans la culture, non pas au nom de la pure essence ontologique de la mort, mais au nom de ce que la puanteur des cadavres exprime et sur quoi trompe leur transfiguration en dépouille mortelle. Le propriétaire d'un hôtel qui s'appelait Adam, tuait à coups de gourdin, et sous les yeux de l'enfant qui l'aimait bien, des rats qui par des trous dévalaient dans la cour; c'est à son image que l'enfant s'est forgé celle du premier homme. Que cela soit oublié, qu'on ne comprenne pas ce qu'on a jadis éprouvé devant la voiture de la fourrière, est le triomphe de la culture et son échec. Elle ne peut supporter le souvenir de cette zone parce qu'elle ne cesse d'imiter le vieil Adam et c'est là justement ce qui est incompatible avec le concept qu'elle a d'elle-même. Elle abhorre la puanteur parce qu'elle pue; parce que, comme le dit  Brecht dans un extraordinaire passage, son palais est construit en merde de chien |...] Auchwitz a prouvé de façon irréfutable l'échec de la culture |...] Toute culture consécutive à Auchwitz, y compris sa critique urgente, n'est qu'un tas d'ordures."

Et pour finir, encore Adorno : "Les images, la pensée de cette extermination me suivent et me précèdent chaque jour et, chaque fois, me mettent à bas : on se relève à grand-peine de l'évocation de pareilles images qui ne peuvent pas ne pas faire partie de la vie intérieure de tout être sensé depuis la fin de la guerre; presque tout ce que je vois, je le rapporte immédiatement à cet absolu de l'abomination auquel la raison, notre pauvre raison, se heurte sans fin, sans fin..."


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