Texte tiré de l'ouvrage des oeuvres de Bernard Noel intitulé "L'outrage aux mots" chez P.O.L.
Vous savez tous ce qu'est l'audimat, et qu'il sert à mesurer pour quantifier le nombre de spectateurs de telle ou telle émission, non pas à titre de renseignements, mais en guise de certificat de popularité. La logique du système fait que le certificat, simple constat d'un chiffre, change aussitôt de nature et produit une garantie, puis un modèle. A partir de quoi tout s'ordonne pour affirmer que la quantité est synonyme de qualité puisque le maximum d'adhésion est nécessairement le critère de ce qui le meilleur pour tous.
Il y a dans ce processus une logique imparable contre l'élitisme et aussi contre les minorités. Le plus troublant est que le fonctionnement de l'audimat et son effet ressemblent à ceux du suffrage universel. Des élections au suffrage universel sort un gouvernement, qui nous représente tous, mais qui est l'élu d'une majorité. La minorité s'incline et attend l'alternance, c'est ce qu'on appelle la démocratie. Si l'alternance n'advient pas, comme ce fut longtemps le cas dans notre pays, la soumission de la minorité peut devenir un état de violence. Cet état est d'ordinaire tempéré dans les démocraties par la légalité aussi bien que par ses manipulations, car aucun pouvoir démocratique n'a d'intérêt à pousser la violence jusqu'à un point de rupture, c'est-à-dire jusqu'à une situation de révolte ou de révolution.
Ce que je viens de décrire schématiquement à propos du suffrage universel, que se passe-t-il si je le rapporte à l'audimat. D'abord le spectateur comme l'électeur est libre de son choix, et même en apparence plus libre puisqu'il peut à tout instant le remettre en question. Cette liberté, tous les détenteurs de pouvoir s'efforcent de la réduire de manière non privative afin qu'elle leur soit déléguée. Il s'agit de faire en sorte que le choix n'aille pas dans le sens de celui qui l'exerce mais vers celui qu'il servira. Et pour que ce détournement ne soit pas douloureux, on met au point des méthodes de captation qui privent en réalité de sens le choix personnel en valorisant le choix collectif.
Ainsi, alors que nul pouvoir n'ose plus se réclamer de l'absolu, tout pouvoir qui repose sur une majorité tend à doter cette majorité d'une valeur absolue, qui est la preuve même de sa propre excellence. C'est caricatural et cependant ça marche parce que les abstentionnistes ne suffisent pas à détraquer le système.
Le suffrage universel, toutefois, est une cérémonie qui, si minimale soit-elle, a l'avantage d'assurer la représentation de ce que l'individu délègue dans l'illusion de sa liberté. C'est la communion de la démocratie. L'audimat, en revanche, est une formule abstraite, qui n'offre à ses fidèles que la solidarité d'un pourcentage. Il faut croire que cette abstraction est sa force, peut-être parce qu'elle est quantité pure et ne se crouvre d'aucune justification.
Ce recours à la quantité pure pour exprimer une qualité, qui ne relevait pas jusqu'ici de la quatification, fait entrer ladite qualité dans le domaine des choses. Dans le domaine des marchandises. Et cette perversion marque l'avancée du pouvoir de l'économie. Il y a peu d'années, la démocratie reposait sur la séparation des trois pouvoirs : politique, administratif, économique. La politique occupait la scène. L'administration assurait la continuité en tempérant les carences, les vides ou les abus de la politique. L'économie jouait le rôle occulte.
La culture existait en marge ou en face de ces trois pouvoirs. Elle était si étroitement mêlée à la vie privée qu'elle se confondait avec elle. Mais comme elle est liée à la langue, et que la langue esy à la fois intime et collective, elle était le liant créatif de l'intime et du social dans un élan qui ne séparait pas expression et communication.
Après 1958, sous le régime gaulliste, nous avons assisté à la confusion accélérée des trois pouvoirs au bénéfice exclusif de l'économie. Je vois que l'économique, quand il trouve le moyen de s'introduire dans l'intimité par l'audiovisuel, a le pouvoir que n'avait aucune pression totalitaire de supprimer la vie privée en la réduisant à une apparence qui la normalise sur la médiocrité. La pénétration de la vie privée est facilitée parce que, dans sa forme la plus simple, l'économie fait partie de la vie quotidienne.
Mais où en suis-je de la logique d'audience et du plaisir populaire?
J'ai pensé d'abord que ce sujet était bien trop spécialisé pour moi, et qu'il fallait le traiter en termes techniques. Je ne suis technicien en aucun domaine. J'essaie simplement de planter des repères parce que sur le territoire non spécialisé qu'est la littérature tout se croise ou correspond : démocratie, culture, économie, pouvoir...
De la comparaison de l'audimat et du suffrage universel découle une évidence : tout pouvoir repose sur une justification. C'est simple, c'est une manière de couper court et cela nous oblige à faire un saut qualitatif hors du cercle où tout concourt depuis des siècles à nous mystifier.
Autre évidence : m'économique est porteur d'une violence particulière qui, en gagnant la culture, est en train de nous spolier d'acquis si profondément intégrés qu'on pouvait les croire définitifs.
Le problème est que cette violence, plus radicale sans doute qu'aucune autre parce qu'imperceptiblement mortelle pour notre mentalité, est diffuse, progressive, contagieuse et inconnue, de telle sorte que ses victimes peuvent rester inconscientes.
Nous sommes en train de passer du totalitarisme brutal - dont le culte à l'Est fournit à l'Occident le plus grand spectacle gratuit de l'histoire médiatique - , nous sommes en train de passer du totalitarisme brutal, qui reposait sur la contrainte des corps, à un totalitarisme mental, qui nous trompe en laissant libre ce que l'autre contraignait.
L'effrayant est de constater à quel point la servitude économique a été rapidement acceptée au nom de la compétitivité, mot barbare et moderne, qui occupe désormais la place de la fatalité ou du destin.
L'économie est la nouvelle mystification. A peine un pays accède-t-il à la liberté qu'on le voit tomber au pouvoir de l'économie.
Le pouvoir change de nom, mais jamais de volonté ni de nature.
La raison économique justifie le chômage, justifie la perte des acquis sociaux, justifie la transformation de la culture en marchandise, justifie que l'avenir de l'Europe soit un grand marché. Mais cette logique est contagieuse - si contagieuse que la reconnaitre c'est , en un sens, la répandre : ne serait-ce que par le constat de sa propre impuissance.
Aussi faut-il faire un saut - un saut vers la révolution impossible que nous signifie le triomphe universel de l'économie. Où peut conduire ce saut, je n'en sais rien.
La force brutale et totalitaire avait l'avantage de ne pouvoir être ignorée : elle était parfaitement située, parfaitement claire, et elle se dénonçait au fond d'elle-même. Le monde de la force et de la résistance est un monde simple. Les droits de l'homme y ont un sens, et les violences qui leur sont faites les renforcent.
Le monde du décervelage est un monde inconnu. Peut-être un monde sans règles, car le pouvoir y est en contradiction avec les valeurs traditionnellement le fondent. Pour la première fois, le pouvoir s'y établit sur la confusion et non plus sur l'ordre. Le pouvoir qui tire sa légitimation de l'économie ne peut se réclamer de la morale que par un abus de langage. Sa seule valeur efficace est le cynisme et le mensonge. Sa violence la plus radicale est de priver de sens tout notre comportement défensif.
J'ai conscience, écrivant tout cela, de chercher à tâtons un ennemi insaisissable , qui rend ma langue malade.
Quand je parle de saut, c'est que j'éprouve la nécessité de changer de terrain parce que l'offensive n'est plus possible en termes de démocratie, de droits de l'homme et de valeurs traditionnelles.
Il ne s'agit plus de réclamer la liberté, mais l'intelligence, plus l'égalité mais l'expression. J'ai la certitude qu'il faut se situer ailleurs, mais je n'ai le moyen d'énoncer cet ailleurs.
Alors je vais simplement essayer d'exprimer une situation que je connais en écrivant, mais je ne possède pas en dehors de cet acte. Et l'exprimant, je vais essayer d'en faire une espèce de fait.
Il y a les faits et leur lecture. Cette lecture est changeante, et c'est cela qu'on appelle Histoire, je l'ai souvent dit.
Ce changement qui fait trembler les souvenirs dans la mémoire, j'en observe les effets sociaux avec méfiance, mais écrivant, je ne me souviens pas : j'écris.
Entre la mémoire, ma propre vie, l'état de la société et l'écriture, il y a un rapport offensif.
Je voudrais parler de ce rapport. L'écriture est ce qui isole. L'écriture est ce qui rend public.
Entre l'isolement et le public, la liaison est du genre de celle qu'on voit entre opposition et majorité, sauf qu'elle n'est pas dévoyée par la présence du pouvoir.
L'écriture s'oppose à ce qui la porte en public, et cependant elle appelle ce public, cette publication.
Devenu publique, l'écriture n'appartient plus à l'écriture. Elle se rappelle à elle-même à travers son lecteur.
La publication conteste l'écriture, mais c'est en la poussant vers l'au-delà de sa limite.
L'écriture conteste la publication, qui la ramène à son effacement, à son oubli.
Ce jeu de contradictions, j'y sens l'aube d'une règle, qui pourrait changer la situation sociale.
La contradiction n'est pas une guerre : elle est une exigence.
Cette exigence appartient au mouvement de l'altérité, qui fait de l'autre mon opposé, mon semblable et mon révélateur.
L'écriture s'oppose à l'agressivité malade, à la prise du pouvoir, à la totalité triomphante parce qu'elle ne vit qu'en remettant en jeu.
La contradiction est cette relance, qui fait que rien ne sera jamais acquis, car le sens est interminable.
La pensée de l'interminable est la base sur laquelle ne peut s'ériger aucun pouvoir parce qu'elle en abolit d'avance toutes les figures?. Là, pas d'illusion, pas de salut, rien que la nudité d'une condition où chacun est rendu à sa responsabilité.
Je vous laisse là.
Merci
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