Les
gens de lettres, hommes et femmes, sont par définition les personnes
« livrées à la culture des lettres » (Littré), celles « qui
s'occupent de littérature, qui publient des ouvrages littéraires »
(Larousse). Ce sont les littérateurs qui composent des ouvrages ou
qui étudient ceux des autres. Mais, depuis que la littérature est
devenue une industrie, le titre a été étendu à des gens vivant
des besognes les plus singulières. Duclos disait déjà, au XVIIIème
siècle : « Les lettres ne donnent pas précisément un état ; mais
elles en tiennent lieu à ceux qui n'en ont pas d'autre ». Elles
sont arrivées à fournir un état surtout à des gens qui n'ont
aucun rapport avec elles ou qui n'en ont que pour les déshonorer.
Sur l'homme de lettres véritable, Duclos disait : « Ce qui
constitue l'homme de lettres n'est pas une vaine affiche, ou la
privation de tout autre titre ; mais l'étude, l'application et la
réflexion ». Voltaire ne reconnaissait comme hommes de lettres que
les lettrés. Il disait : « Les gens de lettres qui ont rendu le
plus de service au petit nombre d'êtres pensants répandus dans le
monde sont les lettrés isolés, les vrais savants renfermés dans
leur cabinet, qui n'ont ni argumenté sur les bancs des universités,
ni dit les choses à moitié dans les académies ; et ceux-là ont
presque tous été persécutés ». Par contre : « Faites des odes à
la louange de monseigneur Superbus Fadus, des madrigaux pour sa
maîtresse ; dédiez à son portier un livre de géographie, vous
serez bien reçu, mais vous ne serez pas un véritable homme de
lettres ». Voltaire refusait aussi ce titre à celui qui « avec peu
de connaissances ne cultive qu'un seul genre », et il ajoutait : «
Celui qui n'ayant lu que des romans ne fera que des romans ; celui
qui, sans aucune littérature, aura composé au hasard quelques
pièces de théâtre, qui dépourvu de science aura fait quelques
sermons, ne sera pas compté parmi les gens de lettres ». Il voyait
dans l'homme de lettres le grammairien antique, dont les
connaissances ne s'étendaient pas seulement à la grammaire mais
embrassaient toutes les belles lettres et même les sciences. On
comprend que les voyant ainsi, il ait attribué aux gens de lettres
les progrès de l'esprit humain, le développement de l'instruction,
la destruction des préjugés et des superstitions. Ils étaient, à
ses yeux, de son vivant, les philosophes encyclopédistes et il en
séparait les « beaux esprits » dont la valeur est faite de qualité
brillante plus que de connaissances. Aujourd'hui, l'homme de lettre
est devenu, comme « l'honnête homme », un personnage indéfini. Sa
profession est non seulement celle des « plumitifs » de toutes
sortes, mais elle s'apparente, en ce qu'elle est aussi vague et aussi
louche, à celles d' « agent d'affaires », de « chargé de mission
», d' « attaché à n'importe qui et n'importe quoi ». Elle
s'agglomère particulièrement au journalisme et par lui à tous ceux
qui en vivent. Si le publiciste - qui écrit sur le droit et la
sociologie - a encore quelques rapports avec les lettres, le
journaliste n'en peut avoir sans risquer de perdre son emploi où de
n'y trouver qu'une vie misérable. La plupart des journalistes
n'écrivent pas ; ils en seraient bien empêchés, et ce n'est pas
leur fonction. La meilleure garantie de réussite dans cette
profession est d'être illettré. L'homme de lettres qui s'y égare
et qui ne rompt pas avec toute littérature, y demeure en situation
inférieure et suspecte, même s'il occupe l'emploi de directeur de
journal, la littérature qui se fait dans ces boutiques étant
toujours subordonnée à des intérêts commerciaux qui lui sont
contraires et ne se distinguent pas de ceux d'une entreprise de
maçonnerie, d'une exploitation de tramways ou d'une maison de
tolérance. La valeur d'un journal se juge non à la qualité de sa
littérature, mais à son tirage, au cours de ses actions, à
l'importance de sa participation aux fonds secrets et au rendement de
sa publicité. Le métier d'homme de lettres est, grâce au
journalisme, une fin pour une foule, d'aventuriers, d’escrocs, de
banqueroutiers, venus de tous les milieux sociaux. Sortis de prison
ou ayant réussi à y échapper, ils installent une de ces cavernes
où se fabrique l'opinion sous le titre le plus ronflant qu'ils
peuvent trouver et les affamés ne manquent pas pour y faire toutes
les besognes. L. Tailhade a dit : « Les jeunes hommes qui n'ont pas
d'assez bonnes façons pour être valets de chambre et qui ont les
mollets trop exigus pour devenir valets de pied se « mettent »
journalistes. A condition d'ignorer le français, de n'avoir pas de
scrupules, de ne posséder ni cœur, ni esprit, ni rognons, il n'est
pas malaisé de conquérir là-dedans une soupe quotidienne ». Grâce
au journalisme, la profession d'homme de lettres va de l'Académie
aux salons où M. Philibert arbore les palmes académiques au milieu
de ses pensionnaires. M. Lechat, devenu directeur de journal, appelle
un Anatole France : « Mon cher confrère!... » Les lettres font
l'ornement des plus illettrés comme la légion d'honneur fait celui
des plus tarés. Les deux vont d'ailleurs de plus en plus ensemble,
les lettres aristocratisant la Légion d'honneur et la légion
d'honneur démocratisant les lettres. Lars et Corydon apportent au
métier des lettres les aspects les plus imprévus. A côté des «
bas-bleus », des « Centaures de la civilisation » (Chapus), des «
Amazones », (Han Ryner), qui ne sont pas complètement dépourvues
de littérature, il y a les dames de la galanterie active et
retraitée. Aux temps de l'anarchisme intellectuel qui fleurissait au
Jardin de Bérénice, il y avait les femmes botticellesques,
échappées des brasseries et des ateliers, qui avaient appris
l'esthétique en couchant, disaient-elles, avec Verlaine. On ne
compte plus aujourd'hui celles qui sont deux fois de lettres, leurs
amants les ayant enlevées à la machine à écrire pour les lancer
au cinéma. Les retraitées prétendent continuer les traditions
littéraires des Ninon de Lenclos et des Maintenon en publiant leurs
Mémoires ; elles en confient la rédaction à des professionnels
spéciaux qui ont appris à écrire en vidant leurs seaux de
toilette. De plus en plus, la caractéristique de la profession des
lettres est d'être occupée par des illettrés. Déjà, dans son
Vicaire de Wakefield, Goldsmith écrivait ceci : « Que dites-vous de
débuter par être auteur, comme moi? Vous avez lu dans les livres
que les hommes de génie meurent de faim à ce métier ; mais je puis
vous montrer par la ville une quarantaine de sots qui en vivent
grassement ; tous honnêtes gens, trottant dans l'ornière d'un pas
égal et lourd, écrivant de l'histoire et de la politique, et fort
prônés! Des hommes, Monsieur, qui, s'ils fussent nés savetiers,
auraient toute leur vie raccommodé de vieux souliers sans jamais en
faire un ». Goldsmith ne soupçonnait pas l'immense variété de
types que le progrès scientifique, à défaut du progrès social, et
que l'instruction bourgeoisement distribuée, amèneraient à la
profession des lettres. C'est ainsi qu'on a cette classe toute
spéciale de ceux qui pillent les autres et, en particulier,
travaillent dans le cinéma à désosser, vider de leur substance,
tripatouiller, ridiculiser les œuvres dont ils s'emparent et de
préférence les chefsest attachée. On a vu de tout temps des
rapetasseurs tirer, pour le roman-feuilleton, des Mignon et des Roméo
et Juliette des œuvres de Gœthe et de Shakespeare, découper en
tranches pour le théâtre des Madame Bovary, « corriger » Racine
et Molière à l'usage des séminaires ; mais jamais on n'avait vu «
adapter » sur une si vaste échelle en récrivant les textes, en
changeant les caractères et les situations, en se livrant au pillage
littéraire le plus éhonté avec une triomphale impudence (voir
Tripatouillage). C'est devenu une industrie universelle, et les
sociétés de gens de lettres, les syndicats d'écrivains protègent
ça!... Poursuivis par la haine des pontifes et des ratés, les vrais
hommes de lettres, les plus grands : Hugo, Balzac, Baudelaire,
Stendhal, Flaubert, Zola, Becque, Mirbeau ; les plus purs : P.-L.
Courrier, Tillier, Vallès, Cladel, Villiers de l'Isle-Adam, Gérard
de Nerval, Verlaine, Ch.-L. Philippe et cent autres proscrits des
lettres, sont livrés en pâture aux goujats qui gâchent le mortier
de la sottise souveraine. Un parvenu littéraire, M. Clément Vautel,
a écrit dans un article contre H. Becque : « Le travail qui fait
vivre est toujours honorable ». M. Vautel a évidemment besoin
d'être indulgent pour son propre travail ; mais le cambrioleur, le
pickpocket, le souteneur, vivent aussi de leur « travail » qui
n'est pas, entre parenthèses, moins « honorable » que celui des
pirates de la littérature, et il est plus dangereux. Dans sa haine
du génie et de la pauvreté, M. Vautel n'a pas vu qu'il apportait
l'adhésion la plus intégrale à l'illégalisme. A moins que
l'illégalisme n'en soit plus lorsqu'il a pignon sur rue, de même
que « le crime heureux fut juste et cessa d'être crime », comme
l'a constaté Boileau. Dans une société où leur travail est «
honorable », il est normal qu'un Becque ne laisse que des dettes à
ses héritiers et qu'un Deubel en soit réduit à se jeter à la
Seine. Il faut donc distinguer parmi les gens de lettres, d'abord,
ceux qui méritent véritablement ce titre par leurs connaissances :
ce sont les lettrés. Ensuite, ceux qui servent les lettres par amour
pour elles et n'en font un métier ou qui, s'ils en vivent, le font
avec dignité et avec le respect de la pensée qu'ils ont l'honneur
de servir. Car, quoi qu'en puissent dire les « prolétaires des
lettres » qui gémissent à jet continu sur les « duretés de la
vie littéraire » et importunent le monde de revendications
saugrenues, personne n'est obligé de se faire écrivain. Si on ne
voit pas dans l'art, comme dans les idées, un apostolat, si on n'est
pas prêt à se dévouer à eux avec un amour absolument
désintéressé, on sera plus utile à soi-même et à la société
en se faisant maçon ou laboureur. J.-J. Rousseau écrivait à M. de
Malesherbes : « Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme seul
est inutile à tout le monde et ne remplit pas ses devoirs envers la
société ; j'estime, moi, que les paysans de Montmorency sont des
membres plus utiles de la société que tous ces tas de désœuvrés
payés de la graisse du peuple pour aller six fois la semaine
bavarder dans une académie, et je suis plus content de pouvoir, dans
l'occasion, faire quelque plaisir à mes pauvres voisins que d'aider
à parvenir à ces foules de petits intrigants dont Paris est plein,
qui tous aspirent à l'honneur d'être des fripons en place et que,
pour le bien public comme pour le leur, on devrait tous envoyer
labourer la terre dans leurs provinces ». Seuls, ceux qui servent
l'art et les idées avec désintéressement peuvent leur apporter
cette liberté qui est leur première condition. Ceux qui en vivent
s'en servent plus qu'ils ne les servent, et cela en raison directe du
profit qu'ils en attendent. De là cette dualité des fonctions des
gens de lettres comme de tous les artistes ou propagandistes. Il
arrive que l'artiste sert l'art tout en rencontrant la faveur
publique ; c'est exceptionnel, tant le goût public et l'intérêt de
ceux qui le dirigent sont étrangers à l'art. M. M. Barrès disait :
« La littérature donne parfois tout ce qu'elle a de plus beau au
monde, elle ne donne jamais le pain et l'abri à ceux qui les
demandent ; c'est tout ou rien ». Presque toujours l'artiste dessert
l'art pour gagner la faveur publique ; il en résulte la corruption
et l'asservissement de l'art livré à des charlatans qui n'ont de
l'artiste que le titre. D'après Voltaire, le public de son temps se
composait de 40 à 50 personnes pour un livre sérieux, de 400 à 500
pour un ouvrage plaisant, de 1.100 à 1.200 pour une pièce de
théâtre. Aujourd'hui le nombre est resté à peu près le même
pour l'ouvrage sérieux, livre ou pièce, c'est-àdire pour la
littérature et le théâtre qui sont de la pensée et de l'art. Le
nombre a décuplé pour la gaudriole livresque et théâtrale.
Jean-Jacques Rousseau disait : « J'ai toujours senti que l'état
d'auteur n'était et ne pouvait être illustre et respectable
qu'autant qu'il n'était pas un métier ». Et Flaubert : « Il n'y a
rien de plus vil sur la terre qu'un mauvais artiste. Faire de l'art
pour gagner de l'argent, flatter le public, débiter des
bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos,
c'est là la plus ignoble des professions ». L'art, comme la
religion, a ses apôtres et ses martyrs, mais il a surtout sa
multitude de boutiquiers simoniaques qui en font des falsifications
et un commerce impudent. « Les lettres, pour qui en est digne, ne
sont pas un métier, mais la vocation impérieuse de manifester sa
pensée, avec la jouissance de lui donner sa forme la plus parfaite.
» (G. d'Avenel). L'honneur de l'écrivain est d'être indépendant,
de ne travailler à composer son œuvre que dans l'absolue liberté
de sa pensée. On n'est pas indépendant lorsqu'on aspire à la
richesse, à des décorations, à l'Académie. M. H. Rosny ainé se
plaignait un jour qu'on décorait les littérateurs au
compte-gouttes. Croit-il que les littérateurs ont encore trop de
véritable dignité? « Les honneurs déshonorent », disait
Flaubert, et M. Gaston Chérau, qui refusa la Légion d'honneur, a
écrit : « A voir l'usage qu'on a fait depuis longtemps de la Légion
d'honneur, j'ai pensé que si un jour on me proposait de me
comprendre dans une promotion, je refuserais l'honneur qu'on me
ferait de me placer près de certains anciens, dans la compagnie de
gens qui ne doivent leur ruban qu'à l'intrigue ». Mme Suzanne
Després a répondu : « Garde ta mercerie! » au ministre, M.
Herriot, qui voulait la décorer. Mais pour certains qui se
respectent et ont le respect de leur pensée, combien qui ne sont,
bassement, que des valets! On lit tous les jours des choses comme
ceci dans des journaux où les gens de lettres mettent leur plume à
l'encan : « L'administration des Finances obtiendra des écrivains
ce qu'elle voudra, surtout si elle les traite, ce dont on ne veut pas
douter, avec les égards dus à ceux qui dirigent l'opinion et qui
sont naturellement des auxiliaires précieux pour le gouvernement
dans toutes les initiatives et mesures d'ordre financier ».
(Comœdia, 30 juillet 1925). Et ceux qui écrivent ces choses
s'indignent, au nom de la morale, contre la prostitution qui s'étale
effrontément et fait une publicité tapageuse!... Stendhal voulait
qu'un homme de lettres se contentât de six mille francs de revenu
par an. En vingt-deux ans, ses œuvres ne lui rapportèrent pas dix
mille francs. On gagne plus aujourd'hui en écrivant plus mal. Ces
cinq cents francs par mois qui auraient suffi à Stendhal en font
deux mille cinq cents de nos jours. Beaucoup qui savent rester libres
ne les gagnent pas. Mais comment les hommes de lettres qui désirent
la vie de « palace » s'en contenteraient-ils? On comprend qu'ils
préfèrent rester avec la bourgeoisie bien que, disent-ils, « ils
n'en sont pas plus fiers pour ça ». Elle les nourrit mieux que ne
ferait la révolution. Ils n'en gémissent pas moins sur la situation
précaire des écrivains et des artistes. Ils y trouvent l'occasion
de dénigrer la « démocratie béotienne » et d'épancher leur
aristocratisme en rappelant les temps où « les rois protégeaient
les lettres et les arts », ce qui n'est pas une des moindres
mystifications de l'histoire (Voir Plutarquisme). Ils plaignent le
sort de cette « pauvre et sublime noblesse », réduite à «
apprivoiser le manant » depuis que ce vilain bougre a mis dans sa
caboche de ne plus se laisser rosser, estropier et piller par elle,
et à cultiver littérairement « l'art d'être pauvre » lorsque les
héritiers des marchands de cochons de Chicago en ont assez
d'entretenir son parasitisme armorié. Ils vont même jusqu'à
trouver préférable à la condition d'écrivain celle des ouvriers
de l'usine et des champs qui gagnent de « hauts salaires ». Que ne
vont-ils à l'atelier et à la moisson les gens de lettres que leur
état ne nourrit pas? Mais on préfère les petits métiers des bars
et des dancings, parmi les « gigolos » non seulement sans
profession mais aussi sans sexe qui font l'ornement de ces
établissements essentiellement moralisateurs ; ceux des journaux et
de toutes les boîtes à potins et à scandales, ceux de flagorneur,
d'écornifleur, de maître-chanteur, et nombre d'autres qui sont plus
d'aventure que de lettres. C'est moins fatigant, mais est-ce plus
digne? M. Forain, de l'Institut, a représenté dans un dessin
célèbre un ouvrier soulevant une « demoiselle » et disant à un
valet de grande maison : « Hein! C’est plus lourd qu'un pot de
chambre ». - Oui, mais c'est encore bien plus lourd qu'une plume
vénale. Un valet de chambre ne vend que les services de ses mains ;
dans l'impassibilité de sa fonction, il peut garder sa pensée
intacte et rester un homme. Un valet de plume vend sa pensée et sa
conscience ; il s'oblige à toutes les grimaces et n'est plus rien.
Entre vider le pot de chambre de M. Lechat ou être son
collaborateur, son « cher confrère », la question ne se pose pas
lorsqu'on possède encore un peu de dignité. On choisit le pot de
chambre. « Quelque infâme que soit, pour tout le monde, la
vénalité, pour un écrivain elle l'est encore davantage », disait
Claude Tillier. « Qui m'appartiendra donc si ma pensée n'est pas à
moi? » demandait L.-Sébastien Mercier. Il y a deux mille ans que
l'Evangile dit : « A quoi vous servirait de gagner le monde si vous
veniez à perdre votre âme? » Depuis deux mille ans les « vendus »
répondent en ricanant : « A en acheter une autre », et les
boutiquiers de l'Evangile les entretiennent dans ce sentiment. Mais
ils savent bien que l'âme, c'est-à-dire la liberté de la pensée,
la dignité de l'individu, ne se perd pas impunément. Il faut bien
qu'ils s'en aperçoivent lorsqu’après une vie de servilité,
devant le néant de leur existence et en présence de la mort, ils
demandent avec épouvante à un prêtre de leur rendre leur innocence
première. Ceux qui ont défendu leur âme et bien accompli leur vie
n'ont pas besoin de cette fallacieuse intervention d'un sorcier pour
conserver une auguste sérénité à leur dernière heure. On a
entendu M. Maurice Rostand, qui mène une vie de cabotin élégant
dans tous les lupanars à la mode, se plaindre que « la République
n'avait rien fait pour sa famille! » La République fit moins encore
pour un Vallès, un Villiers de l'Isle-Adam, un Verlaine, un Deubel
et tant d'autres, qui auraient mérité autrement que la famille
Rostand qu'elle s'occupât d'eux, mais qui ne lui demandèrent rien,
sachant qu'elle était incapable de leur donner la seule chose qu'ils
désiraient : la gloire. M. Maurice Rostand ne comprendra jamais ce
mot sublime de Villiers de l'Isle-Adam : « Celui qui, en naissant,
ne porte pas dans sa poitrine sa propre gloire, ne connaîtra jamais
la signification réelle de ce mot ». La mendicité auprès des
puissants et des riches révèle une bassesse de caractère qui ne
peut ennoblir l'œuvre d'art. Si « ingrat » qu'ait été le «
mendiant » Léon Bloy, son œuvre n'a pas gagné à sa mendicité.
C'est Huysmans qui avait raison lorsqu'il écrivait sur L. Bloy : «
Il a peut-être raison. Il croit que les gens riches sont uniquement
créés et mis au monde pour aider les artistes. Il est d'accord avec
ceux du XVIIème siècle qui mettaient leur orgueil à tirer, de
leurs protecteurs, les plus larges subsides. Chacun son goût! Je ne
blâme pas ceux qui attendent tout des mécènes. Moi j'aime mieux me
suffire avec mes appointements, aussi maigres soient-ils ». La
dépendance est le salaire Des présents que nous font les cieux. a
dit J.-B. Rousseau. Jamais les mécènes n'ont fait un homme de
génie. S'ils ont aidé parfois le génie, ils n'ont fait que des
courtisans plus ou moins avilis par l'enchaînement de leur liberté.
Napoléon aurait voulu faire un Corneille par ses libéralités ; il
n'a fait que des Luce de Lancival. Le génie a besoin d'indépendance
plus que d'argent ; il a été souvent écrasé par la privation de
la liberté, il ne l'a jamais été par l'infortune. La « servitude
volontaire » est la pire de toutes quand elle est celle de l'esprit.
On peut être esclave, torturé, emprisonné et demeurer un Diogène,
un Galilée, un Blanqui. On peut être comblé de richesses,
d'honneurs, et n'être qu'un valet de plume, valet plus méprisable
que celui qui vide des pots de chambre car on n'a pas l'excuse de la
faim. Des hommes n'ont fait qu'une œuvre médiocre ; ils sont
au-dessus de tous les mépris parce qu'ils gardèrent leur
indépendance d'individus et d'artistes. Ducis fut un des rares
hommes de lettres qui refusèrent de se laisser acheter par Napoléon.
Il préféra « porter des haillons que des chaînes », celles-ci
fussent-elles dorées. L'orientaliste Anquetil résista lui aussi aux
séductions impériales. Il n'avait que cinq sous par jour de revenu
et trouvait moyen d'en donner deux à plus pauvre que lui. Lorsqu'on
lui disait : « Louez l'empereur, comme tant d'autres ; vous avez
besoin de lui pour vivre », il répondait : « Je n'en ai pas besoin
pour mourir ». Béranger refusa même les faveurs de ses amis
politiques arrivés au pouvoir en 1848, et il put dire fièrement : «
A aucune époque de ma vie de chansonnier, je ne donnais droit à
personne de me dire : Fais ou ne fais pas ceci ; va ou ne va pas
jusque là ». Tout le tapage que font les gens de lettres au nom de
leur « dignité », lorsqu'ils se plaignent de leur condition, sonne
aussi faux aux oreilles que ces cloches de couvents qui chantent,
disait P.- L. Courier : « Donnez, donnez, donnez! » Les gens de
lettres qui ont une dignité, ceux qui forment la véritable élite,
savent qu'il n'y a rien à gagner d'honorable pour eux et pour leur
œuvre dans le bruit de la « foire sur la place » où paradent les
histrions et où l'on fait les poches aux badauds. Roucher
nourrissait sa sensibilité dans la retraite. Il disait : « J'avoue
que je suis encore à concevoir comment on a pu conseiller aux gens
de lettres de se répandre dans le monde... ils y mettent beaucoup et
n'en rapportent rien. Comment veut-on que le nombre des grandes idées
s'augmente dans des cercles où presque personne ne pense faute
d'idées ; que le jugement devienne plus solide au milieu de la
frivolité?... Ce qu'on perd surtout dans le monde, c'est la
sensibilité qui fait peutêtre tout le génie des grands poètes.
Elle s'évapore, pour ainsi dire, au milieu de la dissipation ». Ce
qu'ils donnent surtout dans le monde c'est l'étalage de leur vanité,
le spectacle de leurs querelles. Ces « cerveaux de la nation », ces
« éducateurs de la démocratie », ces surhommes de qui la tête
est voisine du ciel ; comme celle du chêne de La Fontaine, ont les
mêmes appétits que les bruyants tire-laines de la Bourse, les
grippe-suffrages des réunions électorales. Bien qu'à la façon des
héros d'Homère ils revêtent la chlamyde et chaussent les cothurnes
pour « s'engueuler » académiquement, ils le font parfois dans des
termes à faire rougir Mme Angot. De tout temps le monde a été
occupé de leurs querelles. Sans avoir pour cela plus de courage, ils
ont l'épiderme extrêmement sensible. En outre, ils résistent
difficilement au plaisir de faire un bon mot, d'être « rosses »
même contre le meilleur de leurs amis. Volontiers, ils Pissent au
bénitier, afin qu'on parle d'eux (Mathurin RÉGNIER). Mais tous
n'ont pas l'esprit qui animait les escarmouches des Voltaire et des
Piron. Roucher disait : « Je suis désolé du spectacle qu'offrent
les gens de lettres qui se déchirent entre eux. Les écrivains
estimables par leur conduite et leurs talents devraient faire une
association pour se défendre. J'ai l'âme flétrie en voyant la
haine et les partis déchirer les succès et les membres les plus
éclairés de l'humanité devenir des tigres en cultivant tout ce qui
devrait adoucir les mœurs ». Huysmans avait les raisons suivantes
de les éviter : « Fréquenter ces trabans de l'écriture et rester
propre, c'est impossible. Il faut choisir : eux ou de braves gens ;
médire ou se taire ; car leur spécialité est de vous élaguer
toute idée charitable, c'est de vous guérir surtout de l'amitié,
en un clin d'œil ». Ignorance, servilisme, puffisme ; voilà ce que
nous représentent trop souvent les gens de lettres. Il n'y aurait
qu'à hausser les épaules, et garder devant eux ce silence qu'ils
redoutent tant, s'ils n'avaient une part si directe et si lourde de
responsabilité à l'organisation de l'exploitation humaine, par
l'influence qu'ils exercent sur la vie sociale, surtout, depuis la
Création et le développement de la presse (voir ce mot) qui leur a
permis de donner leur avis sur toutes les questions publiques et
d'exercer, on peut dire, une véritable dictature sur l'opinion.
C'est d'eux que se servent les maîtres du monde chaque fois qu'ils
ont un mauvais coup à accomplir contre les peuples, une guerre à
préparer, une escroquerie à lancer, un poison à débiter en
pilules ou en bouteilles. Ils sont les intermédiaires de tous les
malfaiteurs qui exploitent la confiance publique, de tous les coquins
qui s'engraissent de la naïveté des foules. Plus les mauvais coups
sont importants plus la gendelettrerie haut placée y participe au
lieu de s'y opposer. Les grands pontifes de la corporation sont comme
ces ministres du roi de France qui, disait Barbier, « ne devaient
friponner que dans le grand, quand c'était leur caractère ». A
l'occasion de la guerre de 1914, on a vu comment, dans tous les pays,
les « grands intellectuels » se sont faits les Tyrtées de
l'ignoble boucherie. M. Bergson est descendu des hauteurs
philosophiques pour préfacer un livre de guerre du ministre Viviani.
Dans l'indignité de leur avilissement, ils prétendirent accabler de
leur mépris un Romain Rolland demeuré courageusement « au-dessus
de la mêlée »; eux, à côté, présidaient à l'assassinat de
millions d'hommes les plus obscurs. On les a vus remplir tous les
emplois, les plus ténébreux et les plus honteux, pourvu qu'ils
fussent « loin des balles ». Ils ont pullulé dans les services de
la censure, de l'espionnage, du « moral », partout où le mensonge
et la délation étaient devenus des exercices patriotiques. Ayant
abondamment profité de la guerre, ils exploitent encore la « gloire
» de ceux d'entre eux qu'ils ont eu l'inconscience et la lâcheté
de faire tuer, et ils préparent les prochaines hécatombes en
refusant d'établir publiquement les véritables responsabilités de
la « dernière », en entretenant les haines nationales qui séparent
les peuples. G. Demartial a montré « Comment on mobilisa les
consciences », en 1914, les consciences sorbonistes, académiques,
journalistiques. Dans un livre d'une portée plus vaste, La Trahison
des clercs, M. Julien Benda a étudié le processus de barbarie
intellectuelle et de décrépitude morale qui aboutit à cette
mobilisation des gens de savoir et de pensée, religieux ou laïques,
savants ou artistes, traîtres à l'esprit humain. Dans la Grèce
antique, celle qui fut grande et qui répandit sur le monde un
rayonnement impérissable, les lettres n'étaient pas un métier et
personne n'en vivait. Des magistrats, généraux, hommes d'Etat, de
simples artisans étaient poètes, écrivains, orateurs, philosophes,
historiens et ne recherchaient que la gloire : Prœter laudem,
nullius avari, comme a dit Horace. Sophocle fut amiral ; Cléanthe,
poète stoïcien, fut porteur d'eau chez un jardinier. On ne faisait
pas plus profession de génie que de vertu et le travail était
honoré dans toutes les classes, selon la loi de Solon voulant que
tout citoyen eût un métier. L'homme de lettres ne réclamait pas
une existence privilégiée ; il n'aspirait pas à vivre en escargot
dans une « tour d'ivoire », d'où il ne sortirait « que pour se
présenter à la caisse des pensions les jours d'émargements » (E.
Despois), pas davantage au parasitisme cabotin des « hommes du jour
». Il n'avait pas encore découvert sa place parmi « les lis qui ne
travaillent ni ne filent » de l'Evangile. Il méprisait le frelon
qui dévore, sans rien faire, le miel des abeilles et, avec Hésiode,
il le vouait à « la haine des hommes et des dieux ». Il était
l'homme complet, le citoyen qui servait la cité de toutes les
ressources de son intelligence et de son activité. Le repas gratuit
du Prytanée et la place d'honneur dans les assemblées étaient
réservés à la fois au plus grand poète et au meilleur artisan.
Pas plus que l'artisan, le poète ne résignait sa dignité pour
geindre sur sa misère ; il ne réclamait pas alors de propriété
littéraire. Thucydide offrait « l'éternelle propriété » de son
œuvre à la postérité. La plus grande époque d'art et de pensée
de l'humanité, celle de Périclès, ne fut pas le protectorat d'un
tyran sur des flagorneurs, comme le furent celles d'Auguste, de Louis
XIV, de Napoléon 1er. Périclès n'eut qu'un protégé, Anaxagore,
et l'aventure réussit aussi mal à l'un qu'à l'autre. Les artistes
et les poètes étaient libres, ne subissant pas plus les lois d'un
Aristote que les caprices d'un Louis XIV et de sa cour ; leur seul
juge était le peuple, l'assemblée tout entière de la cité. On a
évalué à 17 millions de livres françaises les sommes qui furent
dépensées pour les monuments d'Athènes au temps de Périclès. Ces
monuments étaient au peuple, élevés pour sa gloire et pour sa joie
; ils n'étaient pas comme un Versailles l'image orgueilleuse de son
écrasement et de sa misère. Il en fut ainsi tant que dura la
liberté d'Athènes ; les gens de lettres, parmi tous les citoyens,
goûtaient et défendaient cette liberté. Les choses changèrent
lorsque l'esprit de conquête et d'enrichissement amena l'esclavage
et la corruption. On vit alors paraître les rhéteurs et les
sophistes qui mirent leur plume au service des puissants et
amenèrent, avec l'asservissement de la pensée, la décadence
littéraire. Le caractère prétorien de la puissance romaine empêcha
la formation de véritables artistes. Le seul grand poète qui naquit
à Rome, Lucrèce, fut plus grec que romain, admirant tout ce que
détestait sa patrie et particulièrement la paix! Rome n'aimait pas
les lettres et méprisait comme étrangers (hostis, ennemis) et
esclaves ceux qui les pratiquaient. Elle n'offrait aucune sécurité
aux étrangers s'ils n'étaient pas protégés par des grands à qui
ils s'attachaient. Ainsi s'établirent pour les gens de lettres les
rapports de protégés (clientis) et de protecteurs (patronus). Même
nés libres, ils se pliaient à cette domesticité. On doit attribuer
à ces conditions serviles « la bassesse dont les plus grands
écrivains et les meilleurs poètes latins n'ont laissé que de trop
honteux monuments » (Larousse). Térence, protégé de Scipion, se
vit contester sa gloire par son protecteur qui s'attribuait
volontiers ses œuvres et finalement le laissa mourir de faim.
Ennius, quoique homme libre, s'attacha à Scipion et lui rendit
l'hommage du « bon client » soumis au « bon patron ». Horace,
dont on vante l'esprit indépendant, pratiqua « l'art de flatter
délicatement». Mécène, à qui il disait : « Mets-moi au nombre
des poètes lyriques et mon front superbe ira toucher les cieux! »
Virgile, que la guerre avait dépossédé de ses biens, chanta la
gloire d'Octave et le proclama un dieu lorsqu'il lui eut fait rendre
ses propriétés. Avec Horace, il flatta la mégalomanie d'Auguste ;
ils assurèrent ainsi leur sécurité et cette indépendance qui leur
permit de vivre à l'écart de Rome. En ce temps-là, seul le théâtre
pouvait fournir aux poètes des moyens d'indépendance dans
l'exercice de leur profession. On connut alors des « droits d'auteur
» supérieurs à ceux que touchèrent Corneille et Racine. Térence
eût pu vivre de leur produit. Plaute, qui avait tourné la meule
d'un moulin à farine avant ses succès d'auteur, réalisa au théâtre
une véritable fortune ; il la gaspilla et dut se remettre à
travailler de ses mains. Les satiristes latins se sont bien vengés
de la servilité où ils étaient tenus, bien qu'ils l'acceptaient
parfois trop complaisamment, tel Martial « gueusant un écu pour un
madrigal à l'adresse de Domitien ». Les plus grands : Perse,
Lucain, Sénèque, Juvénal, Tacite, Suétone, etc..., résistaient
mal parmi la tourbe des rhéteurs qui faisaient bassement leur cour
aux Caligula et aux Néron et les flétrissaient après leur mort.
Leur procédé est dépeint dans ces deux vers de Joseph Chénier :
Bravons les tyrans abattus Et soyons aux gages des autres. Les
empereurs avaient trop besoin de flagorneurs pour ne pas employer à
leur égard toutes les séductions et, au besoin, toutes les
violences. Le stoïcien Pœtus Thraséa fut peut-être le seul qui
resta digne. La profession d'homme de lettres permettait alors
d'arriver aux fonctions publiques ; elles rapportaient d'autant plus
qu'elles réclamaient moins de vertu. Quintilien, qui fut consul, fut
aussi nommé professeur d'éloquence par Domitien, qui lui alloua
100.000 sesterces (22.500 francs) d'appointements. Plus les gens de
lettres arrivaient à la richesse et aux honneurs, plus la
littérature s'affaiblissait pour s'éteindre dans des œuvres
méprisables. C'est ce qui s'est produit à toutes les époques où
les écrivains, abdiquant leur liberté, se sont faits les
domestiques du pouvoir et les complices de la tyrannie. La décadence
latine se prolongeant dans le moyen âge avec les invasions barbares,
et les travaux de la pensée étant rejetés officiellement par
l'Eglise, cette époque ne connut guère les gens de lettres jusqu'à
la pré-Renaissance. Il y eut alors les lettrés qui, dans une
solitude prudente, réapprirent l'œuvre de la pensée humaine et
préparèrent la Renaissance. En même temps parurent les poètes,
trouvères et troubadours, amateurs aristocratiques ou professionnels
populaires, ceux-ci plus ou moins jongleurs, ménestrels,
saltimbanques, coquillards, trucheurs, coupeurs de bourses,
crocheteurs, truands, goliards, vauriens amateurs de repues-franches,
chevaliers de la Guille, arquins, etc... Déjà ils se plaignaient
que le métier ne nourrissait pas son homme. « A gens de lettres
honneurs sans richesses », disait un proverbe du temps. Si certains
réussissaient, comme ce chevalier carcassonnais qui put acquérir la
seigneurie de Myrevaux « au moyen de sa riche et belle poésie »,
ou menaient une douce vie dans les châteaux et les couvents,
beaucoup étaient gueux, par indépendance de caractère, par
malchance ou par débauche. Rutebeuf, qui a dit le plus éloquemment
les misères de son temps, les a subies plus que quiconque. Il est le
type du poète des gueux, Villon est celui des « mauvais garçons ».
Si certains ménestrels recevaient 11.000 francs pour avoir joué au
couronnement de Saint Louis, ou touchaient 5.700 francs
d'appointements par an du comte de Roussillon, d'autres se
plaignaient d'être pauvres comme Job, et le poète Deschamps avait
Lettre
file:///Users/administrateur/Desktop/www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/l/lettre.html[22/07/11
13:20:34] toutes les peines à obtenir une houppelande du duc de
Bourbon et un cheval du duc de Bar. La Renaissance vit reparaître
les gens de lettres plus ou moins attachés à des protecteurs.
L'indépendance de Dante, de Pétrarque, de Rabelais, de Bonaventure
des Périers, d'Erasme, et d'autres parmi lesquels les écrivains qui
propagèrent la Réforme, fut pleine de périls. Pour ne pas écrire
contre leur pensée, ils durent la déguiser, lui donner des formes
allégoriques. C'est d'eux que Pascal a dit : « Vous cherchez un
écrivain et vous trouvez un homme ». L'homme se cachait moins chez
ceux qui vivaient de faveurs princières, tels Ronsard et Marot à la
cour de France, Le Tasse et l'Arétin auprès des cours italiennes.
Ronsard vivait en grand seigneur ; il avait des pensions, une cure,
deux abbayes, plusieurs prieurés, bien qu'il fut parfois fort dur
pour les gens d'église. Marot, secrétaire de Marguerite de Valois,
puis valet de chambre du roi, tirait 4.000 francs d'appointements de
cet emploi. François 1er lui avait donné une maison au faubourg
Saint-Germain et il avait reçu 13.000 francs de Charles-Quint pour
sa traduction en vers des trente premiers psaumes. Mellin de
Saint-Gel Desportes tirait 50.000 francs de rente de ses bénéfices.
Dorat, Budé, Baïf étaient aussi de grands seigneurs. Par contre,
Rabelais fut très pauvrement pourvu et ses œuvres, malgré leur
succès, ne lui rapportèrent rien. Pas plus que Mathurin Régnier,
cinquante ans après lui, il ne savait « sucrer sa moutarde » pour
plaire aux grands. Régnier, qui eût pu devenir riche et important
en héritant de la fortune et de la situation de son oncle Desportes,
était un indiscipliné, disant : Il m'est, comme aux putains, mal
aisé de me taire. Il demeura parmi les poètes pauvres dont il a dit
: Nous n'eusmes sur le dos jamais un bon manteau. Aussi, lorsque l'on
voit un homme par la rue, Dont le rabat est sale et la chausse
rompue, Ses grégues aux genoux, au coude son pourpoint, Qui soit de
pauvre mine, et qui soit mal en point, Sans demander son nom, on le
peut reconnaître : Car si ce n'est un poète, au moins il le veut
estre. Tant que les gens de lettres furent peu nombreux, la besogne
fut facile à ceux qui vivaient des faveurs des grands. Leur
multiplication et la concurrence qui en résulta les obligèrent à
outrer leurs flagorneries. Au XVIIème siècle ils atteignirent à
une servilité qui devint, dit Larousse, une « plaie sociale ». Le
besoin de domination, de flatterie, d'une royauté de plus en plus
absolue encouragea, à côté des gens de lettres, le pullulement et
la bassesse de plumitifs parmi lesquels les vrais lettrés furent de
moins en moins nombreux. La servilité fut d'ailleurs la
caractéristique des mœurs du temps et atteignit son maximum sous
Louis XIV. Elle passait bien avant le talent, quoi qu'on ait voulu
dire en l'honneur de « Louis le Grand ». Louvois, son plus grand
ministre, fut un des plus exécrables que la France ait eus ; bien
peu lui ont fait autant de mal, mais il était un parfait courtisan.
Enrégimentés dans les académies, gens de lettres et artistes
furent surtout des courtisans ; aussi les plus plats furent les plus
favorisés, tels les Colletet, Scudéry, Clavelet, auteur d'une
Lettre contre le sieur Corneille prétendu auteur du Cid, l'abbé
Cassagne, chapelain et nombre d'autres. Chapelain, lui, se donnait
modestement le titre de « plus grand poète français », mais que
Boileau « décoiffa » si justement, était aussi avare que riche.
Sa Pucelle lui avait procuré une vingtaine de mille francs
d'éditions et une pension de 2.000 livres de la famille de
Longueville en récompense des éloges décernés à Dunois, ancêtre
de la maison. Une pension royale de 3.000 1ivres lui fut payée
jusqu'à sa mort. C'est lui qui appelait Corneille : « poète
mercenaire », parce que Corneille prétendait tirer des droits
d'auteur de ses œuvres et vivre de sa plume. On fit à Corneille la
réputation d'un accapareur. Or, sans être tombé dans la misère
dont on a parlé, il ne tira jamais de son œuvre qu'un revenu
médiocre et ne reçut qu'une pension de 2.000 livres qui lui fut
retirée dix ans avant sa mort. Il était plus pauvre à la fin de sa
vie qu'au début de sa carrière. Chapelain, lui, laissa une fortune
d'un million et demi. Voiture s'était assuré 75.000 francs de
rentes. Guez de Balzac n'était pas moins favorisé. De médiocres et
souvent ridicules auteurs, qui furent, pour la plupart, les premiers
académiciens, les Colomby, Gombauld, Godeau, Porchères-Laugier,
Saumaise, Dupuy, Conrart, Le Clerc, l'abbé Pure, Boyer, le père
Lecointe, Godefroi, Huet de Caen, Charpentier, Sorbière, Cottin,
Ogier, Vallier et maints autres, Dauvrier, « savant ès-lettres
humaines », mais dont les œuvres sont à jamais oubliées ;
recevaient des pensions de 10.000 à 30.000 francs. A côté des
faveurs dont jouissaient ces « grands hommes », La Fontaine n'avait
que 3.250 francs de Fouquet. Boileau et Racine, tant qu'ils ne furent
que poètes, n'atteignirent qu'à 4.000 francs. Ils ne participèrent
véritablement aux faveurs que lorsqu'ils furent nommés
historiographes du roi. Molière n'eut pas une pension plus élevée,
mais il gagna une fortune au théâtre. Les pensions royales,
médiocres quoi qu'on en ait dit, car elles ne dépassèrent pas pour
les gens de lettres 400.000 francs par an, étaient parfois
fastueusement complétées par les largesses des princes et des
financiers qui puisaient scandaleusement dans les caisses de l'Etat
pour des pensions cent fois supérieures. Les bénéfices
ecclésiastiques allaient aussi largement aux gens de lettres. Au
XVIIIème siècle, ces gens furent nombreux parmi les abbés de cour
que la galanterie occupait plus que la religion. Ils vivaient de ces
bénéfices en même temps que des subsides qu'ils tiraient des
comédiennes dont ils étaient les greluchons, et l'on disait : Ils
dînent de l'autel et soupent du théâtre. Voltaire jouissait d'une
très grosse fortune due à des spéculations financières étrangères
aux lettres. Il pouvait être ainsi un grand seigneur de la
littérature généreux pour ses confrères. S'il affamait le peuple
en participant au pacte de famine, il ne faisait pas payer ses
écrits. Il travaillait ainsi doublement pour la Révolution. J.-J.
Rousseau, dont on a raillé la prétendue âpreté au gain parce
qu'il se défendit contre ses éditeurs ne leur demandait qu'une
rente viagère de 3.600 francs, ce qu'il lui fallait strictement pour
vivre. Il n'en obtint que 1.400. Les vingtdeux éditions que l'Esprit
des Lois eut en dix-huit mois ne furent guère productives pour
Montesquieu. Gil Blas et Manon Lescaut rapportèrent bien peu à Le
Sage et à Prévost. Condillac ne vendit que 675 francs l'Essai sur
les connaissances humaines. La traduction des Géorgiques produisit
seulement 900 fr. pour Delille, et Bernardin de Saint Pierre fut très
heureux de vendre son Voyage à l'Ile de France 2.250 francs. Dans le
même temps, les éditeurs de l'Encyclopédie s'enrichissaient aux
dépens de ses rédacteurs, et l'Almanach Royal procurait 65.000
francs de rente à l'éditeur Lebreton (Voir Livre). Ce fut au
XVIIIème siècle que les hommes de lettres, entrant directement en
rapports avec le public, sans passer par des intermédiaires
protecteurs, commencèrent à avoir une situation indépendante et à
exercer une action sociale véritable. Les Encyclopédistes, en
répandant la profession d'hommes de lettres lui firent prendre, sur
l'opinion publique, une influence qui ne devait cesser de grandir.
Certes, il ne faut pas s'exagérer leur indépendance. Il y eut
beaucoup de courtisans parmi les écrivains du XVIIIème siècle. Il
ne faut pas s'exagérer non plus leur servilité d'après leurs
manifestations littéraires. A cette époque de fausses apparences,
où rien ne se disait et ne se faisait simplement et où l'on
enrubannait la nature, l'habitude de l'hyperbole, du grand, du noble,
faisait perdre le sens des réalités et rendait excessive
l'expression des sentiments. On l'a vu pendant la Révolution, où
l'on fut plus romain que ne le furent jamais les Romains. Lorsque,
par exemple, Duclos appelait Louis XV : « héros supérieur à la
gloire même », l'exagération manifeste de ces mots en faisait une
raillerie que seule le vaniteux monarque à qui ils étaient adressés
pouvait prendre au sérieux. On ne pouvait, à cette occasion, taxer
Duclos de flagornerie alors qu'il donna si souvent des preuves
d'indépendance. L'intéressant est dans l'importance que les gens de
lettres avaient prise. Ils occupèrent tellement le public qu'ils
firent œuvre féconde en développant les idées qui étaient dans
l'air et naissaient de l'état de la société. Elles les portaient,
on peut dire, malgré eux. Un Beaumarchais, entre autres, ne se
doutait nullement de la portée révolutionnaire de ses pamphlets et
de son Mariage de Figaro. Ils auraient été peut-être épouvantés
s'ils avaient prévu l'aboutissement de leurs écrits dans les
événements de 1789-93. Leur influence était si irrésistible
qu'elle faisait désirer et surtout préparer la Révolution par
ceux-là mêmes qui devaient en être les victimes. L'homme de
lettres, échappant à la tutelle du pouvoir et tirant un profit
légitime du travail de sa plume, pouvait devenir l'animateur d'un
nouveau monde. Il était de toute façon une force redoutable. Comme
disait alors Duclos : « Les hommes puissants n'aiment pas les gens
de lettres ; ils nous craignent comme les voleurs craignent les
réverbères ». Malheureusement, les gens de lettres sont
corruptibles, autant sinon plus que quelconque, et pour un Rousseau
ou un Proudhon, qui préférèrent copier de la musique ou se faire
imprimeur afin de conserver l'indépendance de leur pensée, des
centaines d'autres la vendent pour en vivre le mieux possible. C'est
ainsi que les réverbères sont éteints par les voleurs pour la
réussite de leurs mauvais coups. Le mal n'a fait qu'empirer durant
le XIXème siècle, et depuis, malgré le perfectionnement des
réverbères. Sous Napoléon 1er, mégalomane encore plus excité que
Louis XIV, tyran encore plus ennemi de la liberté et plus
corrupteur, presque tous se laissèrent acheter, hors les seuls qui
marquèrent l'époque de quelque lustre littéraire. Jamais les
écrivains n'ont gagné autant d'argent qu'aujourd'hui ; jamais ils
n'ont tant gémi sur leur sort. C'est qu'ils sont en France plus de
six mille romanciers. Il y a autant d'auteurs dramatiques et on ne
sait combien travaillent dans les autres genres. Alphonse Karr
constatait, aux environs de 1848, que la littérature commençait à
manger. Que dirait-il s'il la voyait si confortablement installée à
la table des profiteurs de la Grande Guerre ? En réalité, comme de
tout temps, ce sont les plus médiocres, mais les plus hardis, les
moins scrupuleux qui, généralement, connaissent les plus gros
tirages et gagnent le plus d'argent. Alors que Chapelain tirait 2.000
livres de la première édition de sa Pucelle, Boileau n'en avait que
600 de celle du Lutrin et Racine 200 de celle d'Andromaque. La
Bruyère ne recevait pas un sou pour les Caractères, mais cet
ouvrage procurait cent mille francs de dot à la fille de son éditeur
Michallet. Si Chateaubriand vendit le privilège de ses publications
550.000 francs, Thiers réalisa, avec son Histoire du Consulat et de
l'Empire, plus d'un million. Stendhal retira exactement 9.260 francs
de ses œuvres. George Sand vendit 600 francs son Indiana et Madame
Bovary fut payée à Flaubert 400 francs pour dix ans d'édition
après dix ans de travail. Dans le même temps, Castil-Blaze tirait
mille écus de chaque vers de son Robin des Bois, Alexandre Dumas un
centime de chaque lettre de son roman le San Félice et Richebourg,
pour qui Victor Hugo était « indigne de l'Académie Française »,
gagnait un million et demi avec ses infâmes feuilletons. Pendant que
les Scribe, Dumas fils, Sardou et tous ceux qui ont « déshonoré »
le théâtre de France, selon le mot de Villiers de l'Isle-Adam, sont
devenus millionnaires, Henri Becque a vécu dans une gêne constante.
Des écrivains qui ne servent que l'art, des poètes qui n'accordent
pas leur luth au ton du snobisme, meurent toujours de faim, mais on
n'a jamais vu tant de gros tirages et tant d'insanités triomphantes.
Les cabotins des lettres arrivent à gagner autant qu'un fort ténor
un boxeur, un toréador, une danseuse nègre, une « gueule
photogénique » de cinéma, et ces messieurs continuent à se
plaindre!... Plus que quiconque, l'homme de lettres est la proie de
cette maladie de la personnalité qui crée l'histrionisme et qui a
besoin, disait Barbey d'Aurevilly, « d'espaliers pour sa vanité ».
Cette maladie a pris aujourd'hui une telle intensité qu'elle fait
souvent des gens de lettres les plus encombrants et les plus
ridicules des cabotins. Les « m'as-tu lu » en sont arrivés à
dépasser les « m'as-tu vu ». Une lourde responsabilité pèse à
ce sujet sur la mémoire de deux écrivains, les frères Goncourt.
Leur fortune leur aurait permis, encore mieux qu'à un Flaubert, de
conserver à la dignité de l'homme de lettres toute son intégrité
; mais l'aveuglement de leur vanité était plus forte que la
clairvoyance de leurs scrupules. Ils l'ont révélé en écrivant
dans leur Journal : « Notre plaie, au fond, c'est l'ambition
littéraire insatiable et ulcérée, et ce sont toutes les amertumes
de cette vanité des lettres où le journal qui ne parle pas de vous
vous blesse et celui qui parle de vous vous désespère ». Ils
souffraient du silence organisé « contre tous ceux qui veulent
manger au gâteau de la publicité » ; ils voulurent assurer une
publicité posthume moins à leur œuvre qu'à leur nom, et c'est à
elle qu'ils consacrèrent leur fortune en fondant l'Académie et le
Prix Goncourt. Ils n'ont réussi qu'à déterminer le courant de la
plus malfaisante et scandaleuse exploitation littéraire qu'on ait
jamais vue. Non seulement leur œuvre n'y a rien gagné, mais leur
nom est de plus en plus compromis dans des aventures dont le moins
qu'on puisse dire est qu'elles sont loin de relever la dignité des
gens de lettres. Le besoin qu'on parle d’eux est tel pour les gens
de lettres que certains, ce fut le cas de Léon Bloy, préfèrent les
injures au silence. Ils sont comme les femmes à qui les coups sont
plus agréables que l'indifférence de leurs maris. Il y a dans ce
besoin une sorte de sadisme qui s'apparente à celui de tous les
individus que pousse l'ambition de paraître (voir ce mot) et qui les
conduit aux pires excentricités, parfois jusqu'au crime. Que n'a pas
fait contre l'humanité la mégalomanie de ses maîtres l'entraînant
dans des guerres et la condamnant à toutes les misères! Si ce
besoin de la vanité ne conduit pas les gens de lettres jusqu'au
crime, il leur fait perdre trop souvent toute fierté, tout sens du
ridicule, tout scrupule et toute pudeur. Entre confrères, ils
échangent publiquement la casse et le séné et, comme leurs travaux
ne suffiraient pas à des motifs de congratulations assez fréquentes,
ils entretiennent les badauds qui font leur clientèle de leurs
histoires ménagères, de leurs amours, leurs maladies, leurs
voyages, leurs chiens, le nombre de leurs maîtresses, la couleur de
leurs chaussettes et la circonférence du bas de leur pantalon. Ils
en attendent une notoriété qui est peutêtre une condition de vie
pour certains mais qui n'est, à coup sûr, d'aucun profit pour les
lettres. Il en est parmi eux qui se disent « stendhaliens » ; que
n'ont-ils les sentiments de Stendhal lorsqu'il disait : « Mes
compositions m'ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours.
Rien ne m'eût été plus pénible que d'en entendre parler ». Il
n'y a 1à rien de pénible pour eux ; au contraire, Gobineau écrivait
à un ami : « Mon Don Juan va paraîtra dans quinze jours au plus
tard... Pas un mot d'annonce et de réclame ne sera mis par moi dans
les journaux ; je n'en donnerai même pas un exemplaire à La
Quotidienne, sinon par politesse à deux ou trois rédacteurs, avec
prière de ne rien écrire sur mon livre. J'ai l'horreur de ce
tripotage des journaux autour d'une œuvre d'art qui, à mon sens, ne
saurait être jamais trop pudique ou trop orgueilleuse, comme tu
voudras... Je crois qu'on ne fait sérieusement toute œuvre d'art
qu'avec des sentiments détachés du monde et du désir de succès ».
Les Gobineau sont de plus en plus rares. Un ministre, M. Léon
Bérard, un jour qu'il discourait sur le musicien César Franck,
s'étonnait de « l'étrange application » qu'il mit à ne pas faire
parler de lui. On ne peut comprendre une telle application chez les
affamés de publicité, chez les artistes et les gens de lettres en
particulier. C'est tout juste si on ne l'accuse pas de dissimuler une
monstruosité congénitale ou des vices contre nature. Comment des
gens dont toute l'ambition est d'entretenir autour d'eux le bruit et
l'adulation pourraient-ils admettre la discrétion de ceux qui fuient
ces satisfactions aussi vaines que grossières? C'est faire injure à
leur vanité que de ne pas la partager. Ch.-L. Philippe a écrit à
propos du Prix Goncourt : « N'êtes-vous pas d'avis que nous
devrions tous nous unir et faire quelque chose pour nous défendre
contre l'Académie Goncourt, qui nous fait à tous le plus grand
tort? Nous devrions nous voir. Il ne s'agit plus aujourd'hui, pour
les écrivains, d'avoir du talent, mais d'avoir le Prix Goncourt ».
Or, les prix littéraires se sont multipliés depuis le Prix
Goncourt. Des éditeurs ont vu quel moyen de réclame ils
constitueraient auprès de la foule qui suit le snobisme. Mme
Rachilde a dépeint ainsi la situation : « Si on connaissait comme
moi - qui entends les cris et les réclamations des jeunes gens dupés
- le fond vaseux que remue la trombe des prix littéraires, on serait
absolument épouvanté du résultat obtenu. Ah! Que ne les a-t-on
laissés œuvrer en silence! Et leurs éditeurs, crocodiles versant
des larmes d'attendrissement quand ils n'ont pas édité... l'autre!
Quelle poussée de furoncles! Quelle ruée de névroses et quelle
mêlée de bandits au coin du bois sacré! » Les éditeurs ont
constitué des « écuries » d'auteurs qui sont leurs « poulains »
et qu'ils font « courir ». C'est à celui qui arrivera le premier
au poteau. Sur ce « turf » d'un nouveau genre, tous les
maquillages, toutes les intrigues, tous les chantages, toutes les
filouteries se pratiquent au nom de la littérature. On lance des «
favoris », il y a des « handicaps » et des « outsiders »
l'emportent pour la joie ou la colère des « parieurs ». Un bluff
cynique est organisé. Des prospectus vantent des « chefs-d'œuvre »
qui sont encore dans les limbes ; les « génies » poussent comme
les mauvaises herbes et encombrent la littérature de leur chiendent.
Dans cette époque extraordinaire où nous vivons, les gens « unique
au monde » sont plus nombreux que les simples mortels qui sont comme
tout le monde, et ce n'est pas un des moindres miracles de la
démocratie. Des sociétés en commandite se forment pour le
lancement d'un « producteur » littéraire. On met des écrivains en
« actions ». Les boutiques rivales se font la concurrence la plus
déloyale. La littérature industrialisée se fabrique en série et
se vend comme les produits interchangeables de la mécanique et de la
pharmacie. Elle parcourt les routes et le ciel à des centaines de
kilomètres à l'heure. Elle salit les paysages de ses poteaux
réclames. Elle est taylorisée, stabilisée, revalorisée,
rationalisée, contingentée, positionnée, compartimentée, stockée,
warrantée suivant le jargon du jour et suivant toutes les formules
que les mercantis, triomphants dans tous les domaines, ont inventées
pour exploiter le travail humain et piper la clientèle. Les jeunes
gens de lettres, emportés dans ce mouvement qui leur vide le
cerveau, le cœur et les entrailles, sont, disent-ils, « pour
l'action ». Ils agissent suivant le courant du jour qui soumet un
monde de plus en plus détraqué à l'exploitation capitaliste, à la
dictature prétorienne, à la pourriture politicienne et au gâtisme
néo-catholique. Il leur faut des réalisations. Leurs syndicats
veulent « réunir tous les moyens pratiques destinés à les imposer
à l'attention de l'opinion et des pouvoirs publics ». Dans
l'industrie usinière, où l'on pratique l'exploitation du «
matériel humain » suivant les méthodes américaines adoptées par
le « collaborationnisme » syndicaliste, on n'accepte déjà plus de
travailleurs au-dessus de quarante ans. Les vieux ouvriers n'ont plus
qu'à « débarrasser le plancher » devant les jeunes qui les
poussent. Dans l'industrie littéraire il en est de même. Un des «
capitaines » actuels de cette industrie, M. Mauriac, a écrit: «
Qu'attendre d'un homme de cinquante ans? Nous ne nous y intéressons
que par politesse et nécessité ». La politesse est encore
superflue, elle n'est plus que l'hypocrisie du muflisme (voir ce
mot). Voilà les « réalisations » de la « jeune industrie
littéraire ». La plupart de ces messieurs ont vu leurs pères à
l'œuvre, dans la cynique curée des profits de guerre ; ils ont été
à bonne école. Faire une œuvre d'art est aujourd'hui « une perte
de temps, une erreur », et M. de Montherlant, qui dit cela, ajoute :
« Balzac, Flaubert, nobles poussahs, vrillés à vos tables, vous
avez manqué la vie ». Eux, paraît-il, ne la manquent pas, surtout
lorsqu'ils tirent sur celle des autres. Réussir la vie, c'est être
un « as » dans une des formes infinies d'escroqueries qui font la
vie sociale. C'est bousculer, piller, être sans pitié et sans
scrupules, c'est avoir du tempérament au lieu de conscience, de
l'estomac au lieu de cœur ; c'est savoir vaincre la raison par la
brutalité, l'argument par le coup de poing. On verra ce qu'elle aura
été « leur vie » lorsqu'ils auront cinquante ans, si d'ici là
ils n'ont pas fait la justicière culbute avec le vieux monde
tourneboulé. Car ce n'est pas la première fois qu'on voit
l'insolence d'une époque où la dictature du sabre, la fourberie
politicienne, religieuse et mercantile, la stupidité de l'argent,
s'imposent à toutes les formes de la vie et écrasent la pensée. On
les a déjà vues ces choses dans le passé, et chaque fois elles se
sont écroulées sur les « surhommes » qui les avaient produites,
elles ont mis au tombeau les prétendues civilisations où elles
s'étaient manifestées. Les hommes qui sont ou veulent être
d'action devraient méditer cette grande pensée de Gœthe : « Agir
est facile, penser est difficile, agir selon sa pensée est encore
plus difficile ». Il est toujours facile de faire des gestes sans
conscience, des gestes d'hurluberlu ou d'automate ; on n'a qu'à
suivre le troupeau qui va aux urnes, à la messe, à l'abattoir. Il
est moins facile de penser, surtout par soi-même, d'observer, de
réfléchir, d'apprendre à donner personnellement une direction
intelligente à ses actes. Et il est plus difficile d'accorder des
actes avec sa pensée parce qu'il faut marcher à l'encontre du
troupeau qui ne pense pas lutter contre ceux qui font fonction de
penser pour lui et contre lui. Si chaque individu apprenait à penser
avant d'agir, il accomplirait moins d'actes stupides et malfaisants
dus à l'habitude, l'ignorance, l'obéissance passive. Il
comprendrait que la véritable action, productrice de bien penser ou
en pensant d'après les autres. Si chacun pensait ainsi, il lui
deviendrait plus facile d'agir selon sa pensée, car il trouverait
dans celle solidaire des autres la volonté du bien-être et du
bonheur de tous. « La grandeur des actions humaines se mesure à
l'inspiration qui les a fait naître », a dit Pasteur. Ce n'est pas
pour rien que la religion interdit à l'homme de penser et de
discuter, qu'elle exige une obéissance aveugle perende ac cadaver.
Ce n'est pas pour rien non plus que la même soumission est imposée
dans l'armée. Un roi de Prusse disait, à la vue de ses soldats
alignés : « Heureusement qu'ils ne pensent pas!... » C'est parce
que religieux et soldats ne pensent pas qu'il est si difficile à
ceux qui pensent d'agir selon leur pensée. Le jour où ils seraient
capables de penser, ils comprendraient la malfaisance de leur rôle
contre la pensée qui veut agir et ils rendraient l'action de cette
pensée facile en jetant leurs souquenilles et leurs armes aux orties
pour travailler avec elle à l'œuvre de libération humaine. Les
gens de lettres ne peuvent trouver cette libération que dans la
forme indiquée par Panaït Istrati, disant : « Fi de l'art payé!
L'art, cri du cœur, élan pur et généreux, la société l'offense
en en faisant un objet mercantile... Lorsque chacun, comme il se
doit, aura du pain et un logis, lorsque chacun, comme il se doit,
travaillera quatre heures par jour à un travail bien rétribué
alors on connaîtra les vrais artistes, ceux qui écrivent, peignent,
sculptent, composent, non pour le besoin de leur ventre, mais parce
que l'art est en eux ». Il en sera ainsi le jour où, ayant appris
eux aussi à penser, les gens de lettres agiront selon leur pensée.
Ils apporteront alors aux lettres, non les grâces flétries et
maquillées du putanat intellectuel, mais la véritable gloire. -
Edouard ROTHEN