dimanche 1 mars 2020

La déception -




chapitre de conclusion de l'ouvrage :
« Le mythe des Bolchéviks » d'Alexandre Berckman


Préface

Diverses circonstances ont retardé la parution de mon travail sur la Russie. Mais bien qu'il traite de conditions qui datent d'il y a deux ans , le livre décrit aussi bien la Russie actuelle que celle qu'elle était alors.
Le mythe bolchévik couvre la parole communiste militaire et de la « Nep » qui lui a succédé – la nouvelle politique économique instaurée par Lénine en 1921. La Nep a été maintenue depuis par la force , qu'elles qu'aient pu être les modifications apportées à son application, tantôt avec hésitation, tantôt avec une intensité énergique. La prétendue Nep n'est rien d'autre que l'introduction du capitalisme en Russie , à la fois étatique et privé qui implique de faire des concessions aux capitalistes étrangers, de louer des usines et même des industries entières à des particuliers ou à des entreprises. En bref, un capitalisme renouvelé, un mélange de monopole d'état et d économie privée.
Mis à part quelques changements mineurs , plus apparents que réels, portés aux nues par certaines délégations syndicales et d'autres visiteurs naifs qui connaissent mal la situation en Russie, les conditions actuelles sont pour l'essentiel telles que je les ai décrites dans mon ouvrage.
Vues de l'extérieur, certaines grandes villes, comme Pétrograd et Moscou, ont connu quelques améliorations. Les artères sont plus propres
, certains bâtiments ont été rénoves, les tramways et l'équipement électrique sont plus satisfaisant et plus fiables . La vie est mieux réglementée et semble plus normale comparée à la situation de complète désorganisation et de chaos des années 1920-1921.
Mais l'existence quotidienne réelle du peuple n'est en rien conditionnée par ces transformations superficielles , pas plus que celles ci ne sont en aucun cas symboliques de l'essence et de la nature véritables du régime bolchévik.
Pour comprendre la véritable essence d'un pays, il faut l'étudier en profondeur, dans les réseaux de l'existence sans ornement tels que les ont façonnés et les reflètent les conditions politiques ,économiques et culturelles.
Dans le domaine de la vie politique la dictature communiste demeure dans le statu quo des années précédentes. En réalité, l'esprit de despotisme gouvernemental s'est intensifié, on s'est pour ainsi dire habitué aux pouvoirs en place en Russie. Il est plus systématique , plus organisé, bien que nettement moins justifié que dans les années 1919-1920 ? C'était alors l'époque de l'invasion étrangère,du blocus et de la guerre civile. A ce moment-là, les bolchéviks n'arrêtaient pas de promettre solennellement que la politique de terreur et de persécution cesserait dès que la Russie serait à l'abri de toute intervention ou attaque militaire. C'est grâce à la force de ces promesses et de ces espoirs que les grandes masses russes, tout comme la plupart des éléments révolutionnaires , ont continué à collaborer avec le gouvernement soviétique , dans l'espoir qu'en unissant leurs efforts ils sauveraient la révolution de ses ennemis de l'extérieur et de l'intérieur.
Puis est venu le temps où les puissances étrangères ont renoncé à leurs tentatives d'ingérence, le blocus a été levé et c'en a été fini des fronts avec la défaite finale des armées de Wrangel. La guerre civile a pris fin , mais la politique de la terreur et de répression menée par les bolchéviques a continué, et même empiré. Décues dans leurs attentes, les masses populaires sont devenues encore plus aigries contre le gouvernement communiste. Progressivement, le mécontentement s'est manifesté de façon active dans diverses parties du pays – dans l'est , au sud en Sibérie- pour culminer finalement dans le soulèvement des marins , des soldats et des ouvriers de Kronstadt. Lénine s'est vu obligé de faire des concessions. Il avait le choix de donner au peuple soit la liberté , soit...le capitalisme. Il a opté pour ce dernier , et la NEP a vu le jour.
La dictature d'une petite poignées de dirigeants communistes - le cercle intérieur du comité exécutif du parti communiste – s'est maintenue. Car les bolchéviks craignaient d'accorder la liberté au peuple , étant donné qu'elle pourrait mettre en danger le monopole exécutif qu'ils avaient de l'état. La devise de Lénine et de son parti était : « Nous concéderons tout, excepté la moindre parcelle de notre pouvoir. » La dictature actuellement aux mains du triumvirat ( Staline, Zinoviev, Kamenev) est aussi absolue qu'elle l'était du temps de Lénine.
En effet, la dictature s'est généralisée et est devenue systématique en raison des conditions plus normales et stables que connait le pays. La main tout puissante de la dictature a même atteint désormais les sommets du parti en faisant disparaître Trotski , en étouffant le groupe syndical bannissant toute l'aile gauche du parti communiste d'Ukraine . Toute expression d'une opinion politique indépendante, toute tentative de critique sontt réprimées sans pitié. Les redoutables prisons intérieures spéciales de la Tchéka , les anciennes prisons du tsar et les nouvelles maisons de privations de liberté sont surpeuplées. Le nord glacé de la Sibérie , les déserts du Turkestan, les cachots d Arkhangelsk et de Solovetski et les camps de concentration renferment des milliers de prisonniers politiques, d'intellectuels, et d'ouvriers arrêtés pour avoir osé faire grève , de paysans qui protestent contre les charges insupportables , de non affiliés au parti soupçonnés de manque de fiabilité politique. Dans la collection de documents russe en ma possession , certains délivrés aux détenus par la Tchéka stipulent qu'ils ont été arrêtés pour cause d'appartenance au parti socialiste sioniste. » Ce que signifie une telle accusation est des plus explicite lorsqu'on considère que le parti socialiste sioniste ne demande rien de plus révolutionnaire ou contre-révolutionnaire que le respect dans les faits de la constitution soviétique.
Les bolchéviks osent encore prétendre que seuls sont persécutés en Russie ceux qui prennent les armes contre le gouvernement soviétique ou qui sont activement engagé dans les complots contre-révolutionnaires.
Il suffit pour caractériser la situation actuelle en Russie de souligner le fait que pas une seule publication politique ne peut exister dans le pays , à l'exception des journaux et magazines communistes orthodoxes. La simple possession d'une publication révolutionnaire non-communiste éditée à l'étranger est punissable d'emprisonnement et d'exil.
C'est profondément méconnaître la situation que d'appeler la Russie une dictature du prolétariat car les ouvriers sont plus asservis et exploités politiquement en Russie que dans tout autre pays. Tout comme de dire que la dictature est celle du parti communiste, étant donné que les membres ordinaires de celui ci sont entièrement soumis au Kremlin comme l'est le reste de la population. La Russie d'aujourd'hui , comme au temps de Lénine, est une dictature imposée par une petite clique, connue sous le nom de bureau politique du comité exécutif du parti, au sein duquel Staline, Zinoviev et Kamenev sont les seuls et uniques maîtres du destin de la Russie tout entière et de ces cent millions d'habitants.
La politique de la terreur a totalement réprimé toute possibilité de s'exprimer librement. Elle a étouffé les soviets qui étaient la voix qui exprimait les besoins du peuples et ses aspirations. Elle a transformé les organisations syndicales en bureaux exécutifs communistes qui appliquent docilement les ordres du gouvernement.
Dans la vie sociale et culturelle du pays , tout comme dans les domaines industriel et économiques , la dictature a pour effet une récession et une stagnation inévitables. L'évolution industrielle moderne ne peut aller de pair avec un despotisme absolu. Un relatif minimum de liberté , de sécurité personnelle, et le droit d'exercer ses propres initiatives et ses énergies créatives , sont les conditions préalables au progrès économique . Seul un changement des plus radical de la nature de la dictature communiste – de fait, son abolition- pourra sortir la Russie du marécage de de la tyrannie et de la misère. L'apogée de la tragédie est que le socialisme bolchévik , empêtrés dans ses antithèses logiques, ne peut rien donner de mieux au monde aujourd'hui – sept ans après la révolution- que l'intensification des maux du système même dont les antagonismes ont produit le socialisme. »

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